Pierre Bourdieu, Antonio Negri, Noam Chomsky, Miguel Benasayag, Daniel Bensaïd..., cet assemblage hétéroclite de chercheurs ou d’intellectuels (qui peut parfois s’agrandir) forme le socle de ce que l’on appelle couramment la « pensée altermondialiste », qui nourrit les réflexions du mouvement altermondialiste sur son propre devenir. Si les analyses qu’ils proposent sont donc amplement discutées dans les cénacles du mouvement social et dans les revues spécialisées, le champ de réflexion qu’ils contribuent à baliser n’en reste pas moins difficile à cerner pour qui n’est pas militant chevronné. Quels sont les débats, les questions qui se posent à ces auteurs et quelles sont leurs réponses ? Qu’apportent-ils à la réflexion altermondialiste et, plus généralement, à la pensée politique ? C’est ce que Sciences Humaines a demandé à Philippe Corcuff, maître de conférences en science politique à Sciences po-Lyon et membre du conseil scientifique d’Attac, à la fois observateur des débats en cours et contributeur, à travers un travail d’élaboration de ce qu’il appelle une « social-démocratie libertaire » (voir infra).
Il n’y a pas, selon lui, d’unité entre les divers auteurs qui forment cette « galaxie » altermondialiste, mais ils ont en commun d’être parmi ceux dont les noms circulent le plus dans les forums sociaux européens et internationaux, notamment parce qu’ils sont les plus traduits dans les différentes langues. P. Bourdieu avait l’avantage d’être déjà largement connu pour ses travaux scientifiques (N. Chomsky, dans une certaine mesure, également) avant de publier des textes critiques du néolibéralisme, traduits par des militants altermondialistes. La diffusion des œuvres de A. Negri, M. Benasayag ou John Holloway a pu également être facilitée par le fait qu’ils font référence à des auteurs comme Michel Foucault et Gilles Deleuze qui avaient déjà circulé, aux Etats-Unis et ailleurs, sous l’étiquette du « poststructuralisme » (classification qui n’a pas cours en France), associés à des noms comme ceux de Jacques Derrida, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard ou encore... P. Bourdieu. De fait, cela a contribué à ce que les discussions théoriques de ces penseurs altermondialistes trouvent un écho dans les divers milieux intellectuels.
Renouveler, déplacer le marxisme ?
Autre facteur possible d’explication de la diffusion de cette pensée : le fort capital culturel des militants altermondialistes. Une récente enquête sur le Forum social européen de 2003 [1] montre que 51,6 % des participants détenaient un diplôme universitaire ou de grande école supérieure à bac +3 (ils étaient 69,2 % à être diplômés du supérieur). On a donc à faire, comme le soulignait P. Bourdieu, « à des citoyens armés, compétents, instruits, capables de produire eux-mêmes leur discours [2] », au sein d’un mouvement qui donne une place prépondérante à la réflexion et emprunte certains de ses modes de fonctionnement au champ scientifique (organisation de séminaires, d’ateliers, recours à l’expertise...) [3]. Enfin, on peut souligner la structuration nouvelle d’un espace intermédiaire entre champ universitaire et champ militant, auquel participent des personnes à double casquette (militants autodidactes ou, à l’instar de P. Corcuff, chercheurs militants), et qui est un des lieux où se concrétisent les passages entre réflexion et action. Cet espace se matérialise notamment autour de nouvelles revues, non académiques mais où interviennent des universitaires, et qui sont un des secteurs principaux de discussion de la pensée altermondialiste. Parmi ces revues, il faut citer notamment Multitudes (fondée en mars 2000, proche des thèses de A. Negri), ContreTemps (née en mai 2001, dirigée par Daniel Bensaïd), Mouvements (fondée en novembre 1998), ou encore Vacarme (paraissant depuis février 1997).
Au-delà de ces aspects structurels, que nous disent ces différents penseurs ? Selon P. Corcuff, « à travers ces auteurs, comme au sein du mouvement altermondialiste, se pose, le plus souvent de manière implicite, la question du rapport au marxisme, c’est-à-dire à ce qui a été le principal “logiciel intellectuel” des mouvements sociaux antérieurs ». En effet, « le problème du marxisme (qui ne se confond pas avec la pensée de Karl Marx), c’est qu’il suppose une certaine homogénéité du sujet révolutionnaire, de l’acteur collectif jouant un rôle moteur dans l’émancipation, c’est-à-dire le prolétariat ». Or, outre la fin des régimes autoritaires dits « communistes » en Europe et le recul du mouvement ouvrier, le marxisme est mis en question par la très grande diversité des acteurs qui composent le mouvement altermondialiste : aussi bien des ONG que des syndicats, des paysans, des défenseurs des animaux... Dès lors, « le problème est comment reconstituer une perspective d’émancipation alors que s’exprime une très grande diversité de mouvements ? On a des luttes qui convergent autour de mots d’ordre (taxe Tobin, mobilisations contre la guerre...) sans qu’on parte d’une unité préalable. On a des convergences, mais les gens restent aussi dissemblables. On a une façon de fabriquer de la coordination qui n’écrase pas les différences ». On voit bien que la notion de prolétariat fait ici problème. Et si le marxisme a marqué, dans les années 70, la formation de ceux qui sont aujourd’hui les principaux animateurs du mouvement, surgit aujourd’hui la question de son renouvellement, voire de son déplacement vers d’autres formes.
L’une des voies par lesquelles s’effectue cette rénovation est l’incorporation, notamment chez A. Negri, M. Benasayag et J. Holloway, de la pensée libertaire. Non pas forcément les « classiques » (Pierre Proudhon ou Mikhaïl Bakounine), mais davantage des philosophes d’inspiration nietzshéenne comme Michel Foucault ou Gilles Deleuze, qui permettent à travers leurs réflexions (la thématique du « nomadisme » comme forme de résistance chez G. Deleuze, l’analyse de la multiplicité des formes de pouvoir chez M. Foucault), d’alimenter l’analyse, inséparablement descriptive et normative, de la diversité des mobilisations, à travers par exemple le concept de « multitude » proposé par A. Negri.
Les débats tournent ainsi beaucoup autour de la place qu’il faut accorder, dans la théorie, à la diversité des acteurs du mouvement altermondialiste. De la pensée de la multitude, les marxistes classiques disent qu’elle contribue à diluer et émietter les luttes de classes ; c’est, selon eux, davantage un constat de la division et de l’éclatement actuel qu’un concept opératoire. « Ce qui se débat derrière A. Negri, résume P. Corcuff, c’est ça : est-ce que cette théorisation de la multiplicité est le constat d’un état du monde, ou bien un concept politique, au sens d’une notion qui pourrait constituer un repère pour la mobilisation, comme a pu l’être le prolétariat ? »
La pensée de la multitude, un concept opératoire ?
Le débat est d’autant plus vif que des auteurs comme A. Negri, M. Benasayag ou J. Holloway sont eux-mêmes issus du marxisme. Et s’ils mettent en avant, dans leur analyse de l’émancipation, la diversité, ils ont néanmoins gardé une vision très unifiée de la société existante à travers un ordre capitaliste homogène. Pour eux, le monde reste tendanciellement organisé autour de la « dernière instance » qu’est le « système capitaliste ». D’où, chez ces auteurs, une étrange cohabitation entre des formes de pensée systématique et antisystématique. « Chez M. Foucault par exemple, s’il y a une diversité de luttes sociales, c’est parce qu’il y a une diversité de pouvoirs, et pas une société organisée autour d’un centre qui capitaliserait tous les pouvoirs. Or, dès qu’on passe chez J. Holloway, M. Benasayag ou A. Negri, on retrouve dans l’analyse de l’existant un centre, qui est la logique marchande. On a donc perdu une partie importante du défi théorique formulé par M. Foucault ! » Bref, « l’emprunt à M. Foucault et G. Deleuze de la question de la diversité pour penser les mobilisations et les résistances n’a pas conduit à rethéoriser la vision de la société », qui reste assez largement systématique. Cette tendance culmine chez A. Negri, qui décèle dans le monde existant le règne sans limite de ce qu’il appelle « l’Empire » (voir l’encadré ci-contre). « L’empire, c’est Matrix en quelque sorte : il n’y a plus d’extériorité au système, c’est seulement à l’intérieur du système qu’il peut y avoir de la subjectivité qui résiste. »
Dans ce cadre, l’œuvre de P. Bourdieu se révèle utile en rappelant, notamment à travers la notion de « champ » (voir l’encadré, p. 24), qu’« il y a aussi une pluralité du côté de l’existant ». Il n’y aurait pas un, mais plusieurs ordres dominants qui ne s’intègrent pas dans un ordre fonctionnel unifié, même s’ils ont des interrelations.
Quelles leçons tirer alors des avancées et des impasses de cette « galaxie » de penseurs altermondialistes ? À mi-chemin des sciences sociales et de la philosophie politique, la démarche de P. Corcuff a tout d’abord été de réhabiliter ce qu’il appelle la « question individualiste [4] ». Selon lui, « deux grands processus sociaux en interaction ont notamment marqué le xixe siècle : l’émergence des classes ouvrières et le développement de l’individualisation. Les auteurs de l’époque, comme P. Proudhon et K. Marx, ont d’ailleurs pris au sérieux la question de l’individu, et esquissé une articulation entre critique sociale du capitalisme (s’en prenant à l’injustice de la répartition des ressources) et critique individualiste (visant l’appauvrissement de l’être individuel par le règne de l’avoir, de la domination de l’argent). C’est ainsi au nom d’une individualité créatrice que K. Marx, dès les Manuscrits de 1844, met en cause le caractère réducteur de l’individualisme marchand. Or, dans la constitution du mouvement ouvrier, c’est plutôt la critique sociale qui a été privilégiée (notamment à travers ce qui va devenir le marxisme) ».
Vers une social-démocratie libertaire ?
Depuis les années 60, l’individualisation croissante de l’existence au sein des sociétés occidentales (analysé de façon plutôt négative par des sociologues comme Richard Sennett, Christopher Lasch, Alain Ehrenberg, ou de façon plutôt positive par Anthony Giddens, François de Singly ou Jean-Claude Kaufmann...) redonne une actualité à cette critique individualiste. Mais la rémanence de catégories de perception dominées par le collectif crée, selon P. Corcuff, le risque « que les révoltes d’aujourd’hui se disent avec les mots d’hier. Dans le mouvement altermondialiste, il y a une tendance légitime à dénoncer le néolibéralisme à cause de la façon dont il défait les collectifs antérieurs (solidarités de classe, services publics...), mais avec la tentation de dire que l’individualisation ne serait qu’un effet malfaisant du néocapitalisme. Or, je pense que ne pas prendre suffisamment au sérieux la figure de l’individu moderne, dans ses pièges narcissiques comme dans les acquis positifs de son autonomie, constitue une double erreur théorique et stratégique ». Il n’est d’ailleurs pas seul à le penser puisque quelqu’un comme A. Negri peut faire l’éloge des impératifs « postmodernes » de mobilité et de flexibilité que le néolibéralisme tend à imposer aux travailleurs, en invitant non pas, comme le veut la critique sociale classique, à en limiter les avancées, mais au contraire à les accompagner pour mieux les subvertir de l’intérieur, de par leur vertu potentiellement émancipatrice pour l’individu. Un des défis actuels serait donc, selon P. Corcuff, de repenser le rapport entre la critique individualiste et la critique sociale, de « penser une mise en tension de ces deux dimensions, jusque-là opposées (à travers l’affrontement entre pensée libertaire et pensée marxiste), réunies dans la promesse d’une société harmonieuse qui abolirait ces contradictions (l’avènement du communisme chez K. Marx, par exemple) ». La « social-démocratie libertaire » qu’il prône [5], et dont le mouvement altermondialiste pourrait être le creuset, serait justement le cadre de cette dialectique qui, d’une part, contraint à ne pas choisir entre la question des droits individuels et celle de la justice sociale et, d’autre part, pose qu’il n’y a pas de synthèse possible, à l’instar de P. Proudhon qui parlait d’« équilibration des contraires » : « Une société meilleure n’est pas une société qui abolit les contradictions, mais celle qui aménage leur mise en tension. »
Cette mise en tension peut également concerner d’autres questions. Par exemple, la question des institutions. M. Foucault et la pensée anarchiste ont fortement critiqué les rapports de pouvoir et les diverses formes de domination bureaucratique engendrés par les institutions. A l’inverse, il faut souligner, avec la tradition durkheimienne et des sociologues tels que Robert Castel [6], qu’elles sont également protectrices, non seulement des droits collectifs, mais aussi de l’individu. En effet, ces auteurs soulignent le rôle de l’Etat social qui, en assurant la prévisibilité de l’existence (à travers la Sécurité sociale, le système de retraites...), a fourni les « supports sociaux » qui ont permis à l’individu de se constituer comme sujet autonome. Dernière question évoquée par P. Corcuff : la représentation politique. La critique libertaire souligne le risque que les porte-parole développent peu à peu des intérêts propres et s’autonomisent par rapport à ceux qu’ils représentent. D’un autre côté, P. Bourdieu a montré que ces porte-parole sont nécessaires pour que des identités, des intérêts, des aspirations existent dans l’espace public. C’est pourquoi ce dernier soulignait qu’« il faut toujours risquer l’aliénation politique pour combattre l’aliénation politique [7] » : autrement dit, il faudrait des porte-parole, mais leur existence contiendrait le risque d’une domination sur ceux qu’ils représentent. Et cette tension, comme les autres, ne serait pas complètement dépassable dans une société idyllique.
Cette proposition de social-démocratie libertaire, si elle reste à développer et à discuter, a le mérite de montrer les contradictions existant entre les différents courants de pensée qui composent le mouvement altermondialiste, et la difficulté à leur donner une réponse théorique unifiée. Aux libertaires, aux marxistes et, plus généralement au mouvement altermondialiste dans son ensemble, P. Corcuff propose, comme piste de sortie, de prendre au sérieux la remarque faite, il y a déjà cinquante ans, par le philosophe Maurice Merleau-Ponty : « Ce qui donc est caduc, ce n’est pas la dialectique, c’est la prétention de la terminer. [8] »