Un art de vivre entre Marx et Oscar Wilde

, par CORCUFF Philippe

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Et si la sculpture de soi avait un rapport avec le socialisme ? Un Marx inconnu éclairé par le dandysme d’Oscar Wilde.

L’écrivain irlandais Oscar Wilde (1854-1900) est, entre autres, l’auteur du Portrait de Dorian Gray (1890). Il a été emprisonné pour cause d’homosexualité entre 1895 et 1897 en Grande-Bretagne et finira ses jours dans la solitude et la misère en France. Ses restes ont été transférés en 1909 au cimetière parisien du Père-Lachaise (division 89). L’intérêt pour le socialisme de cette figure du dandysme est peu connu. Or il révèle sur ce plan quelques accointances avec l’un de ses contemporains les plus célèbres : Karl Marx (1818-1883), lui-même plus individualiste qu’on le croit souvent. Marx s’installe d’ailleurs en 1849 à Londres, où il finira ses jours, et Wilde en 1879 jusqu’à son emprisonnement.

Quand l’être est opposé à l’avoir

Wilde a été l’un des premiers à avoir donné une formulation moderne à l’esthétique de soi, comme l’a pointé Didier Eribon : « Devenir une œuvre d’art est l’objet de la vie [1]. » Ce qui aura des échos plus contemporains chez Michel Foucault (1926-1984), par exemple quand il lancera en 1983 : « Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art [2] ? », puis chez Michel Onfray avec le thème de « la sculpture de soi » [3].

Mais Wilde va, dans un petit essai de 1891 intitulé The Soul of Man under Socialism [4], associer la création de soi comme œuvre d’art à l’abolition socialiste de la propriété capitaliste. Il propose alors une alliance du socialisme et de l’individualisme, mais un individualisme de la coopération contre l’individualisme de la concurrence : « Le socialisme [...], en convertissant la propriété privée en prospérité publique, en remplaçant la compétition par la coopération [...], fondera la vie sur un environnement approprié. Mais pour que la vie se développe jusqu’à son plus haut degré de perfection, il faut quelque chose de plus, et c’est l’individualisme. »

L’association entre le socialisme et l’individualisme contre le capitalisme serait fondée sur le fait que les deux premiers s’attacheraient à « l’être » et le second à « l’avoir » : « La reconnaissance de la propriété privée a vraiment nui à l’individualisme, l’a obscurci, en confondant l’homme avec ce qu’il possède. [...] Lui a assigné pour objectif le gain, non l’élévation de soi. L’homme a cru qu’il importait d’avoir, ignorant qu’il importe d’être. La véritable perfection de l’homme réside non dans ce qu’il a, mais dans ce qu’il est. La propriété privée a broyé l’individualisme véridique pour en ériger un faux. Elle a empêché l’individualisme d’une partie de la communauté en l’affamant, la détournant sur de mauvais chemins et en l’étouffant. »

D’une part, la propriété privée aurait orienté les individus vers l’avoir au détriment de l’être, domaine privilégié de la sculpture de soi. D’autre part, la propriété capitaliste serait à l’origine d’inégalités sociales, empêchant la majorité des humains d’accéder à l’autonomie et à la créativité individuelle. L’individualisme socialiste de Wilde est un individualisme démocratique, un individualisme pour tous, alors que l’individualisme capitaliste (aujourd’hui néolibéral) est un individualisme pour quelques-uns.

Chez Marx aussi le thème de la constitution de soi comme visée sociale est très présent, sous le personnage de « l’homme complet » ou de « l’homme total ». Les lectures « marxistes » de Marx, prises dans un logiciel collectiviste, ont souvent oublié cet axe. C’est l’émancipation des sens et des capacités de chaque personne que Marx a en tête dans ses Manuscrits de 1844 : « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité. » Or le règne de la propriété privée et la toute-puissance corrélative de l’argent imposeraient la mesure unique de la marchandise à la singularité incommensurable de chaque être individuel : « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir. » À la manière de Wilde, Marx oppose implicitement l’être à l’avoir.

La sculpture de soi, finalité de la société

C’est également la division du travail propre à l’usine capitaliste qui appauvrit l’individualité, à travers la spécialisation des tâches, comme Marx le décrit dans le livre I du Capital (1867). Ce que ridiculisera bien plus tard Charlie Chaplin dans son film Les Temps modernes (1936). Le communisme, par la création des conditions sociales de la construction de soi, se présente alors comme une alternative au capitalisme. Non pas un communisme collectiviste et égalitariste, que Marx éreinte dans les Manuscrits de 1844 sous le nom de « communisme vulgaire ». Car ce « communisme vulgaire », loin de faciliter la sculpture de soi, s’efforcerait de « tout ramener à un même niveau », « en niant partout la personnalité de l’homme ».

C’est même l’opposé de l’homme complet cher au communisme de Marx et Engels dans L’Idéologie allemande (1845-1846) : « Dans la société communiste [...], personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités », ce « qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique ».

Cet homme complet tend à réunir la figure ouvrière de l’artisan, celle de l’artiste et celle du philosophe-savant, sans être confiné dans une profession fixe ou une spécialité exclusive. Se dessine ainsi un individu ayant plusieurs cordes à son arc, à l’inverse de « l’homme unidimensionnel » du capitalisme dénoncé par le philosophe américain d’origine allemande Herbert Marcuse (1898-1979) dans les années 1960 [5].

L’avènement de la sculpture de soi comme finalité de la société suppose un changement révolutionnaire, se nourrissant du travail sur soi et le nourrissant en retour. Marx et Engels avancent dans L’Idéologie allemande : « Dans l’activité révolutionnaire, la transformation de soi-même coïncide avec la transformation des circonstances extérieures. » Le problème de la transformation de soi est bien pris en compte par Marx, à la différence de nombre de « marxistes », mais il est lié à une action politique collective.

Dans les interférences entre Wilde et Marx émerge la perspective d’un dandysme démocratique et socialiste, qui dote la question du « développement personnel » d’une composante politique radicale insoupçonnée.

Notes

[1Cité et traduit par D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999.

[2M. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours » (entretien de 1983), repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001.

[3M. Onfray, La Sculpture de soi. La morale esthétique, Grasset, 1993.

[4O. Wilde, L’Âme humaine, 1891, trad. fr. Arléa, 2006.

[5H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, 1964, rééd. Minuit, 1989.

Source

Sciences Humaines (Grands Dossiers, n° 23, juin-juillet-août 2011. URL : http://www.scienceshumaines.com/un-art-de-vivre-entre-marx-et-oscar-wilde_fr_27322.html

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