Noam Chomsky ou la pensée « anti »

, par CORCUFF Philippe

Recommander cette page

L’Américain Noam Chomsky (né en 1928) est considéré comme un des plus grands linguistes de la seconde moitié du XXe siècle. Il est professeur au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) et représente le symbole de la dimension « anti » de l’altermondialisme : le triple refus des médias dominants, de la politique impériale américaine et du marché roi. Un livre écrit avec Edward S. Herman, La Fabrication de l’opinion publique [1], a particulièrement marqué la critique altermondialiste des médias. Les auteurs y avancent un « modèle de propagande », selon lequel les « grands médias américains » se livreraient « à une propagande qui sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information ». Cette analyse rend compte du mouvement de concentration économique en cours dans le secteur des moyens de communication, et des risques qu’il fait peser sur le pluralisme intellectuel et politique. Elle a toutefois des inconvénients simplificateurs. Elle tend à unifier la réalité autour d’un double schéma économiste (les contraintes économiques imposeraient directement leur loi aux pratiques journalistiques) et conspirationniste (le problème viendrait principalement d’un « complot » volontaire mené dans l’ombre par quelques puissants). Et, dans l’analyse de la relation émetteur/récepteur, elle sous-estime les filtres critiques dont dispose le récepteur.
L’autre centre d’intérêt critique de N. Chomsky est la politique étrangère des Etats-Unis, de la guerre du Viêtnam à celle d’Irak, en passant par les interventions américaines en Amérique centrale dans les années 80. N. Chomsky y présente la guerre et l’interventionnisme comme un axe central de la politique américaine, dans « l’intérêt de ceux qui dominent, contrôlent, possèdent ou influencent l’économie américaine [2] ». Cette analyse, courageusement lucide pour un citoyen américain, met bien en évidence une série de décalages entre les discours des responsables américains sur les droits humains et de multiples violations de ces droits par les administrations américaines successives. Mais, là aussi, on note une tendance à homogénéiser la politique américaine, tout à la fois autour d’une logique économique exclusive et de la figure du complot.
Se dégage aussi des interventions politiques de N. Chomsky un esprit libertaire [3], en phase avec les attentes altermondialistes. Car un certain affaiblissement du marxisme conduit les militants à chercher du côté de la tradition anarchiste des ressources nouvelles. Deux philosophes hexagonaux, associés à un « nietzschéisme français », Gilles Deleuze (1925-1995) et Michel Foucault (1926-1984), sont ainsi mobilisés dans la renaissance de cette fibre libertaire. Ils apportent le souci de la pluralité et des différences, en puisant dans la pensée de la diversité de la vie propre à Friedrich Nietzsche (1844-1900). Tant Antonio Negri que Miguel Benasayag ou John Holloway s’y réfèrent.

Notes

[11e éd. américaine : 1988 ; traduction française au Serpent à Plumes, 2003.

[2Dans N. Chomsky, De la guerre comme politique étrangère américaine (recueil de textes de 1985 à 2004), Agone, 2004.

[3Voir N. Chomsky, Instinct de liberté. Anarchisme et socialisme, Agone, 2001.

Source

Sciences Humaines, n° 160, mai 2005.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)