C’est dans la subjectivité politique que les changements d’époque sont les plus tangibles dans l’histoire. Or, nous sommes bien dans un changement d’époque et nous avons, nous qui sommes de l’époque précédente, bien du mal à identifier la subjectivité politique contemporaine autrement que par son écart avec ce que nous avons connu et mis en œuvre. Nous sommes dans un nouveau cycle de luttes et c’est un nouveau sujet politique qui cherche à s’affirmer.
Début d’un cycle
On peut sans doute dater ce nouveau cycle du milieu des années 90, de la grève de novembre décembre 1995 en France et de l’émergence du mouvement altermondialiste. Significativement c’est bien de ce moment que date aussi la récurrence de « la question des rapports entre mouvement social et politique ».
Ce nouveau cycle est marqué par trois nouvelles dimensions de la multiplicité des mobilisations. D’abord cette multiplicité elle-même qui élargit tant le champ des acteurs que le nombre de fronts anticapitalistes ouverts que l’échelle même de ces mobilisations. L’extension du domaine et des protagonistes de la lutte, sensible dans les décennies précédentes, devient un caractère majeur du champ social qui se trouve, du coup, privé de « centre stratégique de classe ».
La deuxième caractéristique est sans doute la capacité des luttes les plus singulières à porter de l’intérêt général et donc à trouver un soutien populaire large. Mais cela n’est pas possible dans la seule résistance. C’est dans sa capacité à élaborer des alternatives que le mouvement social sort de la défense sectorielle.
Enfin la troisième caractéristique est la capacité grandissante à inventer des formes démocratiques nouvelles de mobilisation, d’élaboration et de mise en commun. De l’émergence des premières coordinations dans les années 80 aux forums sociaux d’aujourd’hui en passant par le rôle nouveau des assemblées générales dans le mouvement de 95, il y a une continuité évidente.
Bref, ce nouveau cycle de lutte n’est pas que revendicatif ou défensif : c’est un cycle qui allie la résistance au néolibéralisme et la construction d’un en commun alternatif. Il est en lui-même politique et se méfie donc de tout ce qui pourrait avoir la prétention de parler à sa place, de « traduire » politiquement ses aspirations.
Bref, nous voici devant une figure nouvelle de la « lutte des classes » non centrée autour de la classe ouvrière, non centrée tout court, sans cesse travaillée par la multiplicité et la singularité des situations et des acteurs et potentiellement constituante. Comment dans ces conditions s’étonner que toute une vieille culture politique, installée sur un partage des rôles entre mobilisation sociale et activité politique, se trouve complètement en porte à faux. Exit ce fond commun de la culture social-démocrate et léniniste qui donnait depuis un siècle leur légitimité aux partis, spécialistes du général et du rapport au pouvoir, face à une mobilisation sociale éclatée et revendicative.
Fin d’un autre
Par ailleurs, le 21 avril et ses suites marquent la fin d’un cycle à gauche dont la gauche plurielle a été l’ultime avatar. C’est la fin d’une gauche identifiée dans ses deux principales composantes (communiste et social-démocrate) au « mouvement ouvrier » ou à ce qu’il en reste. La politique partisane n’est plus l’expression du social dans l’espace de l’État. Voici vingt ans que la figure ouvrière a été évacuée de la scène publique et que la catégorie politique de classe ne fonctionne plus. Voici vingt ans que la crise de la politique, caractérisée par la montée de l’abstention, la montée et la consolidation du Front National, la montée des votes protestataires, la réduction du champ d’influence électoral des partis de gouvernement, se développe. Elle a cette fois touché le cœur de l’édifice, l’élection présidentielle.
Cette crise qui se donne d’abord comme une fracture de plus en plus grave entre les forces politiques instituées et le pays est aussi une crise institutionnelle : celle de la Ve République. Les institutions de 1958 révisées 1962 ont marqué de leur empreinte le fonctionnement et les stratégies des partis, notamment à gauche. De la candidature Mitterrand en 1965 aux formes successives prises par l’Union des partis de gauche (du Programme commun à la Gauche plurielle), ces stratégies se sont adossées à un cadre institutionnel particulièrement contraignant. La fonction de représentation a été remplacée par une fonction de gestion. Dans ces conditions là, le prix politique à payer pour la fameuse « culture de gouvernement » est considérable : les partis apparaissent massivement comme des appendices de l’appareil d’État et la politique des gens se cherche des espaces ailleurs. Les rencontres possibles entre les deux, lors des scrutins, s’avèrent ainsi de plus en plus problématiques.
La crise est à deux étages. La première tient au poids de la logique institutionnelle sur les partis. L’autre aux dérapages des institutions elles-
mêmes. Les cohabitations successives, celle de 1986-1988, celle de 1993-1995 et enfin celle de 1997-2002 ont mis à mal le bel édifice construit par De Gaulle, brouillant l’identité d’un exécutif devenu bicéphale, affaiblissant la logique de bipolarisation induite par la Constitution. Le rapprochement progressif des choix politiques de chacun des deux camps sur des questions essentielles comme la sécurité, les privatisations, les sans-papiers, la politique de la ville, les licenciements, entre autres, a fait le reste : il ne reste au bout du compte que l’image d’une « classe politique » réunie par sa soumission aux « contraintes de gestion » de plus en plus internationales, coupée du peuple, sourde aux souffrances et aux aspirations, obsédée par des enjeux de pouvoirs qui deviennent une fin en soi.
Dans ce contexte, la Gauche plurielle a eu historiquement tout faux, inscrivant l’action du gouvernement dans l’ambition présidentielle, accentuant le caractère institutionnel de son action par ailleurs non négligeable en termes de réformes. Elle s’est coupée des mobilisations sociales et politiques qui l’avaient pourtant portée au pouvoir : les sans papiers ont été trahis, les jeunes plus stigmatisés encore dans une dérive sécuritaire qui commence dès 1997, les salariés laissés seuls face aux licenciements (de Vilvorde à LU, en passant par Moulinex), à la précarité et à la flexibilité que la loi des 35 heures a confortées. La fin de non recevoir du Premier ministre au mouvement des chômeurs a couronné |e tout. La volonté affichée du PCF d’être un relais des mobilisations ne s’est pas réalisée : ni la manifestation pour l’emploi ni la mobilisation de Calais n’ont fondamentalement changé la donne. Cette logique mortifère a y compris pesé sur le mouvement social dont la méfiance vis-à-vis des partis n’a fait que croître, y compris dans le mouvement syndical. Bref, le bilan est à l’image du score du 21 avril : désastreux.
Politique et transformation sociale
Si le mouvement social aujourd’hui explicite brutalement le problème de ses rapports aux partis dans le monde entier (cf. la charte de Porto Alegre), ce problème est bien d’abord celui des organisations politiques elles-mêmes et de leur conception du politique. Il ne faudrait pas trop se rassurer en pensant qu’il ne s’agit en France que de la gauche plurielle et qu’une « autre gauche », etc. Paradoxalement, la gauche plurielle, par son rapport privilégié au pouvoir durant cette période a eu une chance, c’est d’éprouver jusqu’à son paroxysme la profondeur du malaise. Les organisations politiques qui sont restées en marge de la gestion publique peuvent peut-être encore se bercer de l’illusion qu’elles sont à l’abri de cette crise. Mais l’impression est trompeuse et le réveil peut être dur. Car, au-delà des choix parlementaires, électoraux ou gouvernementaux, la question qui est commune à toute la gauche issue du mouvement ouvrier du XXe siècle, et qui est le soubassement de la question des rapports mouvement social et politique, est en fait la question des moyens et des voies de la transformation sociale, bref de la stratégie. Pour parler avec des mots anciens disons qu’ici la question de la « politique » est en fait celle de la réforme ou de la révolution. C’est-à-dire de la traduction étatique (d’une façon ou d’une autre) de la mobilisation transformatrice de la société. Et tant que nous en resterons là nous ne sortirons pas du piège que nous a tendu l’histoire.
Interrogeons-nous justement sur le caractère quelque peu suranné de ce débat vieux comme le mouvement ouvrier : réforme ou révolution ? Il ne s’agit pas là de dire que l’ancienne polarité politique entre les tenants d’une adaptation du système et ceux de sa remise en cause radicale ne soit plus d’actualité. Elle l’est toujours et elle traverse le mouvement social aujourd’hui. Mais elle ne se pose plus dans les termes du XXe siècle. Elle ne se pose plus dans l’alternative réforme ou révolution, tout simplement parce qu’elle ne s’énonce pas prioritairement en termes de pouvoir d’État, de prise du pouvoir ou de gestion du pouvoir d’Etat. Elle s’énonce directement en termes de remise en cause de la logique de l’exploitation et des dominations, ici et maintenant.
Dans un monde où la globalisation capitaliste met chacun directement à l’épreuve de la marchandisation du vivant, sans médiation, la politique, en retour, est de plus en plus une subjectivité transformatrice sans médiation. Cela est d’autant plus vrai que le cadre étatique national qui fut celui du mouvement ouvrier, réformiste comme révolutionnaire, tend aujourd’hui à n’être plus qu’un théâtre d’ombres. L’affrontement de classes se joue à d’autres échelles, à la fois plus petites (celles de la vie urbaine) ou beaucoup plus grandes, pour lesquelles les enjeux de « prise de pouvoir » sont bien loin d’être clairs.
Multiplicité et convergences
La question des rapports entre le mouvement social et la politique se pose donc principalement comme une nécessaire redéfinition de la politique et une repensée de sa stratégie et de son organisation. Il s’agit en gros de travailler au déplacement de la politique « du plan politico-parlementaire au plan politico-social » comme le proposent déjà certains. L’objectif est d’une ambition extrême : il s’agit de penser le parti non seulement comme interlocuteur politique, mais également comme composante interne, et reconnue en tant que telle, du mouvement. Au bout du chemin, c’est l’intériorité de l’organisation au mouvement qu’il faut viser et donc l’abolition de tout rapport d’extériorité, même dialectique. La subversion de la politique partisane elle-même est une dimension incontournable du changement social.
Or cette subversion se heurte à quelques résistances mentales de taille : il nous faut abandonner toute idée d’unité préalable aux processus en cours. LA société, LE peuple, L’Etat, LE dépassement du capitalisme : autant de notions unifiantes et globalisantes qui ont perdu toute capacité à élucider le réel ou à lui fournir une conscience. La seule unité réelle que porte la globalisation c’est la généralisation de l’argent comme mesure de tout et de tous. Plus que jamais, le monde « s’annonce comme une immense accumulation de marchandises », à ceci près que les hommes et les femmes eux-mêmes font aujourd’hui partie des marchandises, et que l’effet d’annonce et de représentation l’emporte sur une réalité matérielle nettement plus tendue. C’est à cette unification là que la vie, sous toutes ses formes, s’oppose aux quatre coins de l’Empire. A l’unification marchande s’oppose la multiplicité vitale des situations et des luttes.
La construction du commun devient, dans ces conditions, un enjeu central de la politique. Mais cette construction ne peut procéder que de l’intérieur la multiplicité de situations. Car, comme le font remarquer Antonio Negri et Michael Hardt, « à notre époque de communication tant célébrée, les luttes sont devenues incommunicables ». Ce constat pourrait être désespérant. Il l’est si on cherche à toute force à insérer les révoltes dans le schéma préétabli d’une sorte de nouvelle internationale à qui il suffirait de désigner l’ennemi commun. C’est à cette forme de politique « extrasituationnelle » qui est justement la marque de fabrique des partis et des États, de la culture politique ancienne et obsolète, que s’opposent en pratique les processus du type du Forum social Mondial ou des forums sociaux continentaux. La politique ne peut construire du commun qu’en situation et dans la confrontation dynamique des situations. La conscience diffuse de ce processus est déjà à l’œuvre.
Que faire ?
Ainsi va la vie, dans son insurrection naissante contre le capital. Il nous reste à inventer la politique organisée, le parti si on veut, qui va avec. L’organisation non de la « prise de conscience » ou de la « prise de pouvoir » mais de la construction inlassable des convergences et des mises en commun pour la construction, ici et maintenant, d’une autre humanité et d’un autre monde. Comment le commun construit par les mobilisations devient-il lisible et tangible, sous quelle figure peut-il devenir une puissance constituante ? Comment le mouvement peut-il passer de la politique « en soi » à la politique « pour soi », de l’objectivement politique à la subjectivité agissante ? On conçoit bien que cette vieille question léniniste doit faire le deuil des réponses données en son temps par l’auteur de Que faire ? Mais l’époque nous met en demeure d’être aussi inventifs que lui.
A.B.
(mai 2003)