Les événements se sont tellement précipités depuis la présidentielle que l’on aurait presque envie de l’oublier, de ne pas en tirer toutes les leçons et, par exemple, de ne pas s’inquiéter de ce qui a été le fait principal : le score de Le Pen. Ce serait une grave erreur. Parmi toutes les questions posées par cette élection, il en est une sur laquelle je souhaiterais lancer le débat : celle des appartenances. C’est bien la montée persistante depuis plusieurs années de l’extrême droite en France et en Europe qui nous oblige à y réfléchir.
Mais, en préalable, afin de mieux comprendre cette question des appartenances, il me semble nécessaire de revenir sur la spécificité de ce qu’on appelle la politique, que les nouvelles extrêmes droites européennes me semblent avoir particulièrement bien comprise, en tous les cas mieux que la gauche gouvernementale.
La force de la politique
L’extrême droite fait de la politique et non pas de la pédagogie ou de la morale, c’est-à-dire qu’elle fait des propositions fortes pour « rassembler le peuple ». En face, la gauche gouvernementale - bien plus encore que la droite -, « explique » les contraintes auxquelles sa politique est soumise. C’est à juste titre que l’on a pu comparer Jospin à un instituteur qui prenait les Français pour des écoliers à qui il fallait bien expliquer les choses [1]. Mais il se trouve que mis dans cette situation d’écoliers, les Français se mettent immédiatement à devenir de mauvais élèves, insolents, indisciplinés, mal élevés et capables du pire mauvais goût. La faute en revient à ceux qui les ont mis dans cette situation ! Attention : les scores des petits candidats, y compris Besancenot, s’expliquent aussi en partie par cette situation créée par Jospin.
Par deux fois nous avons été pris dans une situation où on nous a appelés à remplacer la politique par de la morale. Dans la lutte contre le Front national qui devrait se faire au nom de la morale et ensuite contre la guerre en Irak.
Nous devons toujours nous opposer aux tentations de remplacer la politique par de la pédagogie ou de la morale. Le combat contre Le Pen, comme le combat contre Bush, sont des combats politiques. Dans les deux cas, on fait appel à des forces (à une transcendance, pour employer le langage des philosophes) qui sont au-delà des citoyens et de leurs possibles décisions pour expliquer ce qui doit être.
Cette démarche qui réduit la politique à de la pédagogie, condamne les hommes politique car c’est la négation de la spécificité de la politique. S’ils nous disent eux-mêmes qu’ils sont inutiles, alors pourquoi voter pour eux ? Or, le peuple compte à juste titre sur les politiques pour remettre en cause les contraintes, c’est-à-dire un système qui, soi disant, s’autorégulerait et sur lequel personne ne pourrait agir... Un système que les Africains appelleraient « sorcier ». Depuis trop longtemps il existe une politique dont le seul objectif est de supprimer la politique. La social-démocratie a été à l’avant-garde de ce mouvement.
L’exemple le plus célèbre est celui des « lois du marché » qui nous domineraient de manière implacable et empêcheraient les citoyens d’agir. On pense aussi à la création, permanente et dans tous les domaines, d’institutions formées d’experts (des Banques centrales aux Agences du médicament) qui évitent aux hommes politiques de jouer leur véritable rôle : décider. Ils essaient de multiplier les domaines qui échapperaient à la politique, alors que la grande leçon de l’écologie politique [2] va dans le sens inverse : toutes les questions, même celles dont on croyait naïvement autrefois qu’elles relevaient de la « nature » (et donc des scientifiques), ne peuvent désormais être traitées que politiquement : les fameux experts sont en désaccord sur tout et il n’y a aucune raison de ne tenir compte que de leurs avis.
De ce point de vue encore il ne faut pas être aussi bête que nos ennemis : il n’y a pas de lois du marché comme le croient, symétriquement, certains mauvais marxistes et les économistes libéraux. Il n’y a que des lois décidées par les politiques qui permettent aux marchés d’exister. Si on prend chaque marché particulier (du marché des médicaments à celui des automobiles) on peut faire la liste des lois et règlements qui ont été pris pour que ces marchés existent (ne serait-ce que les lois sur les brevets). Supprimez ces lois et règlements - au grand dam des plus libéraux des économistes - et les marchés disparaîtront immédiatement ! Les marchés dépendent des lois que font les politiques, et non l’inverse comme on veut nous le faire croire.
Ainsi le monde redevient possible comme « œuvre à faire » collectivement et politiquement. L’extrême droite a compris la nécessité de faire de la politique. C’est sur ce seul terrain qu’elle peut aussi être minorée et battue. On voit ici que je me distingue radicalement de toutes les analyses « sociologiques » qui accompagnent une renonciation au politique, y compris - et peut-être surtout - chez les disciples de Pierre Bourdieu.
La plupart des critiques contre l’extrême droite sont malheureusement centrées sur le caractère irréaliste ou non moral de leurs propositions. Ce genre de critique ne fait donc, paradoxalement, que la renforcer. Il n’y a rien de pire que de la laisser seule occuper le terrain de la politique et de se réfugier dans la pédagogie impuissante. Ses propositions ne doivent pas être attaquées comme irréalistes ou non morales, mais parce qu’elles dessinent un monde dont nous ne voulons pas. Il faut opposer un bon « monde commun » au monde purifié qu’elle propose. C’est ici que la question des appartenances vient croiser celle de la politique.
L’extrême droite française propose une appartenance dont l’essentiel est le mieux résumé par la proposition de « préférence nationale ». C’est l’appartenance à la patrie, à la nation, à la France qui est la marque de leur politique. Cette proposition lest faite au moment où l’ancienne appartenance, celle à la classe ouvrière, a explosé en vol, et où tous les partis de la gauche gouvemementale ont renoncé à parler d’appartenance ouvrière. Cela crée un contenu émotionnel fort à leurs prestations qui contraste avec la pseudo rationalité des partis dominants. Il faut ici noter que de nouvelles forces d’extrême droite sont apparues en Europe - le plus clairement aux Pays-Bas -, qui ont donné à la préférence nationale un contenu totalement moderne. Elles justifient la lutte contre les immigrés par la défense des Lumières occidentales : c’est au nom du droit des femmes, des homosexuels que les communautés immigrées doivent être limitées dans leur nombre, surveillées, punies. Ce type de mouvement « moderniste » n’est pas encore apparu en France, mais ce n’est sans doute qu’une question de temps quand on voit la rapidité avec laquelle certains anciens représentants intellectuels de la gauche filent à droite à grande vitesse. Méfions-nous donc dès maintenant de toutes les postures politiques qui considèrent que notre manière de penser le monde doit, d’une manière ou d’une autre, être imposée à tous ceux qui s’installent ici. Sinon, nous serons en position beaucoup plus difficile pour nous opposer à cette forme de « fascisme progressiste » dont ceux qui soutiennent aujourd’hui le gouvernement américain pourraient être l’avant-garde. C’est encore la question du « monde commun » qui doit nous aider à imaginer les rapports avec ceux dont la tradition n’est pas celle des Lumières européennes.
Marxisme et valeurs républicaines
L’appartenance ouvrière est aujourd’hui en crise comme résultat d’une crise politique. Cela se termine aujourd’hui par une sorte d’implosion, dont celle du PCF est l’image et l’accélérateur. L’appartenance ouvrière explose et laisse la place à une nouvelle atomisation... Il faut mettre l’accent sur la dimension politique de cet éclatement sans trop vite renvoyer la situation aux modifications objectives qu’a connues le capitalisme. Les partis politiques de la classe ouvrière auraient dû être en situation de répondre à ces évolutions importantes. Le problème est qu’ils n’on pas su et pas voulu le faire car cela les aurait obligés à remettre en cause des contraintes qu’ils acceptent désormais comme telles : l’Europe actuelle, les prétendues lois du marché, etc. On peut prendre en exemple de cette renonciation la question des « charges des entreprises ». De la gauche gouvernementale à la droite, on accepte largement ce discours sur les « charges ». Cela commence par une question de mots : si ce sont des « charges », qui peut être contre le fait de les baisser ? En revanche, si on résiste au fait que ce soit bien des charges, si on réaffirme qu’il s’agit de salaire (indirect), alors la problématique de la baisse prend une toute autre dimension.
Contre les menaces d’extrême droite, la gauche gouvernementale a donc cessé d’opposer l’appartenance de classe. Elle se bat le plus souvent au nom de la République. C’est l’appartenance républicaine qu’il faudrait désormais opposer à l’extrême droite.
C’est une question importante, car on peut parfois avoir l’impression que les marxistes sont dans le « dépassement/conservation » des idées républicaines plus que dans l’affrontement, sans que personne soit très clair sur ce qu’il faut conserver et ce qu’il faut dépasser. Quelle République voulons-nous ? Il faut donc réfléchir à nouveau sur notre histoire et nos héritages.
La première chose qu’il faut remarquer est que la République, telle qu’elle suit la Révolution française, dissout ou tente de dissoudre toutes les anciennes appartenances. C’est même son acte de fierté : tous les hommes naissent libres et égaux en droits. On connaît l’exemple des Juifs : la République les intègre en tant que citoyens devenus comme les autres, mais ne leur reconnaît aucun droit en tant que « communauté ». Les anciennes appartenances doivent donc perdre tout sens. Cela ne va pas se faire sans résistances. La République verra comme une menace tout ce qui ne se présente pas sous la figure du citoyen indifférent. Elle renvoie du même coup à la vie privée beaucoup de choses qui appartenaient autrefois à la vie publique (comme la religion), quitte à faire perdre leur âme à certains engagements (être chrétien c’est être « témoin », mais que signifie être témoin si cela doit rester dans la vie privée ?). En ce sens elle poursuit et systématise un effort commencé bien avant elle pour trouver une solution aux guerres de religion. La République est universelle. Elle se dresse contre les anciennes appartenances (langues, religion, médecines), mais aussi contre le surgissement de toutes les nouvelles (Loi Le Chapelier), ce qui entraîne des conflits avec les organisations de la classe ouvrière.
On peut parler d’éradication et de blessures qui ne se sont jamais complètement refermées à beaucoup d’endroits du corps social. « Qu’avons-nous perdu ? », devient une interrogation lancinante car la question des appartenances est liée à celle des ressources, donc à celle de la culture, de l’âme (au sens où on a le sentiment de perdre l’essentiel si on la perd). Et cette question des ressources va bien au-delà de la politique au sens habituel et concerne des problèmes liés aux manières de vivre ensemble, et à d’autres comme ceux de la maladie et de la mort. Si cette conception de la République a permis de résoudre beaucoup de problèmes, je ne suis pas sûr que l’on puisse en être de simples héritiers et défenseurs. Il implique un « universalisme a priori » là où toute proposition universaliste mérite d’être patiemment construite, ce qui passe par l’invention de dispositifs pour que tous soient entendus sur ce à quoi ils ne peuvent pas renoncer. Dans le cas inverse, l’universalisme nous fait rapidement passer de la pédagogie à l’éradication.
Il faut se rappeler en permanence que Marx a eu la grandeur de se dresser contre cette République-là. Non pas seulement, comme beaucoup d’autres, en reconnaissant qu’il y a toujours eu des classes (voir le débat du vivant de Marx sur ce qu’il a « vraiment » apporté), mais en se battant pour leur affirmation politique, et pour qu’elles prennent le dessus surtout autre considération : l’absence d’appartenance qu’implique la République ou les vieilles appartenances féodales. Un ouvrier français est plus proche d’un ouvrier italien que d’un bourgeois français. Cela n’est pas donné d’avance. Ce n’est pas une donnée naturelle qu’il suffirait de constater. Ce ne peut être que le résultat d’une bataille politique. Cela explique pourquoi Marx est d’abord un personnage hanté par la politique. C’est la bataille qu’il mène dans la Iere Internationale - sur la question des statuts - contre les Français.
Que pourrait donc signifier appartenance pour les marxistes ? Cette notion pourrait venir contrebalancer la notion d’aliénation, une notion dont il faut peut-être se méfier pour deux raisons : 1. elle laisse croire que l’idéal est un monde rempli d’êtres libres parce que détachés de tout ; 2. elle exige une sorte de transformation des personnes comme préalable à toute transformation sociale (l’idée de l’ « homme nouveau ») alors qu’il s’agit, plus modestement, de construire un « bon monde commun » avec des hommes et des femmes qui apportent avec eux leur vision du monde, leurs « croyances », et qui n’ont aucune raison d’y renoncer, sauf si on veut les transformer en ennemis avant de les tuer.
La question de l’appartenance entre ici en tension avec la notion d’aliénation : il n’y a de liberté que dans les appartenances à des collectifs. Tout les XIXe et XXe siècles vont mettre cette tâche à l’ordre du jour : la construction d’une identité ouvrière. Mais les appartenances sont incroyablement multiples : pour que le monde commun soit « bon », elles sont, a priori, toutes les bienvenues [3]. Aucune ne peut être méprisée, ou mise à l’écart a priori et personne ne peut se mettre dans la situation supérieure du pédagogue qui va apprendre à l’ignorant. Quand nous parlons d’un « bon monde commun » nous ne disons pas que ce monde peut être défini a priori avec des critères transcendants s’appliquant à des humains définis tous semblables. Il ne peut être qu’un résultat, mais la seule chose qui compte vraiment c’est l’invention des dispositifs pour le fabriquer.
La notion d’appartenance doit ici être vraiment prise au sérieux (de manière « ontologique » comme diraient les philosophes). Elle renvoie à « appartenir », à « propriétaire ». Une vision trop superficielle des appartenances présente en effet un risque grave. Il faut pour l’éviter lui donner un sens lourd, exclusif : celui qui « appartient » n’est plus son propre maître. C’est comme s’il avait un propriétaire, un « être » qu’il ne s’agit pas de définir a priori ou de manière un tantinet mystique, mais dont on peut faire l’écologie et l’éthologie : voilà ce qu’appartenir exige et à quoi cela oblige. Cela permet de décrire ainsi les grandes lignes de ce que doit être une politique de classe.
L’idée d’un bon monde commun, peuplé non pas avec un « homme nouveau » purifié, mais avec des individus et des groupes, dont on est heureux qu’ils viennent avec tous leurs vieux oripeaux, met évidemment en cause une vision trop simpliste du progrès et de « l’émancipation ». On rejoint ici un vieux débat : au nom du progrès, les marxistes doivent-ils être avec la bourgeoisie dans le combat contre les anciennes appartenances et indépendants dans le combat pour les nouvelles ?
Si le monde commun est bon parce qu’il sera justement capable d’accueillir les hommes et les femmes sans qu’ils renoncent à leurs appartenances, la mise en commun se révèle une tâche extraordinairement compliquée mais qu’il faut déjà commencer à imaginer. Il n’y a pas d’instance transcendante, politique ou morale, qui peut accomplir automatiquement cette tâche. Elle oblige à créer des dispositifs originaux et relève d’une procédure politique et de la négociation ne serait-ce que pour commencer à proposer de bonnes formes du tri. L’histoire montre qu’il ne faut jamais faire confiance à la bourgeoisie pour trier car elle ne sait finalement qu’éradiquer. Les moyens qu’elle emploie pour trier ne sont pas neutres : elle le fait par des moyens que l’on dira « policiers » qui sont lourds de souffrances, de dislocation, de rancunes et de haines inextinguibles. On l’a vu avec le colonialisme... On sait maintenant qu’il n’y a tout compte fait rien de positif, rien à sauver dans le colonialisme. Dans cet héritage tout est faussé, inutilisable, perverti. La bourgeoisie républicaine ne fait pas la paix : elle pacifie, elle mène des opérations de police.
Il y a peut-être ainsi un Marx qui accepte que l’on fasse table rase et que l’on pourra utiliser contre nous : il est du côté de la modernisation. Les appartenances dont il parle alors n’ont plus rien à voir avec celles du passé. Elles sont toujours nouvelles et doivent être construites. Aussi a-t-il pu être favorable à la destruction des anciens mondes et considérer le capitalisme comme progressiste quand il accomplit cette tâche quel qu’en soit le prix humain, car en détruisant les anciennes appartenances le capitalisme participe à la construction des nouvelles. Ce Marx là pourrait bien être allé trop vite dans la manière de penser l’universalisme. On est aujourd’hui en droit de juger cette définition du capitalisme comme « progressiste » absolument redoutable. Elle a transformé des générations de militants en pédagogues ou en guerriers qui enseignent ou persécutent le peuple et qui ne font donc plus de politique ! Ce qu’on croyait être un remède s’est révélé un poison. On sait depuis les grandes luttes anticolonialistes que les anciennes appartenances ne doivent pas être détruites mais demandent à être défendues et intégrées car elles sont une des clefs de la victoire contre l’impérialisme.
Le retour de la question des appartenances
Mais les anciennes appartenances ne vont pas tarder à se manifester. Avec Lénine, la question nationale, celle des droits des peuples, devient incontournable et suscite un débat gigantesque. Elle ressuscite des choses que l’on croyait définitivement disparues. De ce point de vue nous n’avons aucune raison d’oublier Lénine. Il est peut-être, dans les années vingt, plus sensible à certaines de ces choses que Trotsky, même s’il est temps de relire les textes de ce dernier sur la nécessité d’un « parti noir » aux États-Unis.
Une troisième question d’appartenance surgit dans la seconde moitié du XXe siècle : celle des femmes et du féminisme. Elle a cheminé de manière souterraine, aussi bien dans le mouvement ouvrier que dans le mouvement démocratique, avant d’unifier et de dépasser tout cela en s’imposant comme une question indépendante. Avec le féminisme c’en est fini de la séparation vie privée / vie publique. C’est toute une partie de l’idéal républicain qui montre son insuffisance.
Ces trois appartenances (ouvrière, nationale, femme) sont importantes car aucune n’est réductible à l’autre. Nous savons qu’il faut aller lentement et que précisément on ne peut pas dire : la question des femmes sera réglée quand celle des travailleurs le sera, ou la question nationale sera réglée quand la question ouvrière le sera... Nous savons désormais qu’il y a une interdépendance entre toutes ces questions d’appartenance, et que les liens entre elles ne sont pas constitués à l’avance, mais supposent un travail politique qui apprendra à construire patiemment ce type d’interdépendance. On sait qu’il est grotesque et totalement abstrait d’appeler le mouvement des femmes, ou tout autre mouvement, à se subordonner automatiquement aux intérêts de la classe ouvrière !
D’autres appartenances se sont encore construites ces dernières années dans les pays occidentaux, comme celle de l’homosexualité. Cela nous permet incidemment de revenir sur l’épouvantail toujours agité des « ghettos » (le Marais et les boîtes homo). On a tendance à tout mélanger sous cette menace afin d’éviter le vrai problème posé par les appartenances : celles-ci impliquent toujours des lieux de regroupement, d’échanges, de vie en commun dont nous devons apprendre à respecter les modalités. Il ne faut certainement pas confondre avec les ghettos qui sont induits par la grande pauvreté et qui regroupent justement des personnes et des familles qui n’ont aucun lien commun entre eux sinon leur exclusion. On sait, depuis Platon, que la meilleure manière de garder les esclaves sans qu’ils se révoltent est de les mélanger en cassant toutes leurs anciennes appartenances, en les privant de la possibilité d’user de leur langue et en les obligeant à passer par la seule langue des maîtres. Mais l’agitation de la menace des ghettos fait l’amalgame de manière perverse entre ces deux types de regroupement (ceux qui se font librement en fonction des appartenances et ceux qui sont imposés par la violence à des gens qui n’ont rien en commun de positif). En fonction de cette analyse, si la République connaît bien un ghetto institutionnalisé aujourd’hui, ce sont les lieux qu’elle développe pour les personnes âgées, par exemple, qui méritent ce nom... Mais cela ne dérange personne !
On pourrait conclure ici en disant que l’idée qu’il y a contradiction entre les appartenances et l’intégration doit évidemment être combattue. On doit affirmer exactement l’inverse : il n’y a pas d’intégration possible (dans une super communauté) d’individus libres et sans attaches, mais seulement d’individus qui amènent avec eux leurs attachements anciens ou nouveaux.
Valoriser et articuler les appartenances entre elles
Une des tâches prioritaires des marxistes est certainement de recréer l’appartenance ouvrière. Mais nous devons aussi réfléchir à une seconde tâche : comment articuler toutes les appartenances anciennes et nouvelles en trouvant des modes d’articulation ? L’idée essentielle de ce texte est que le mouvement ouvrier ne pourra pas retrouver d’identité, créer de nouvelles appartenances s’il ne résout pas le problème de son rapport aux autres appartenances : car c’est d’elles qu’il peut se revivifier. Ne serait-ce que parce que les immigrés forment une partie importante des contingents ouvriers d’aujourd’hui et de demain. Mais au-delà de cela, il devient impossible de proposer une politique d’appartenance ouvrière qui ignore la question du devenir des populations migrantes.
Cette question est désormais posée de manière cruciale dans les quartiers à forte densité d’immigrés de première, deuxième ou troisième génération. Nous ne pouvons pas nous contenter de considérer ces populations sous l’angle de l’intégration républicaine alors que justement elles sont victimes de discriminations dont les effets ne sont pas en train de se résorber mais sont grandissants.
Ces populations sont en train de devenir modernes de deux manières différentes (j’insiste sur le mot moderne, cela n’a rien à voir avec un retour archaïque quelconque) face à la destruction de leurs appartenances antérieures et sans que l’appartenance ouvrière ait pu jouer un rôle important.
1- On peut assister, d’une part, à un repli sur des valeurs religieuses totalement nouvelles, et l’islamisme est une forme évidente de modernisme par rapport à ce qu’était la religion des parents, en particulier de ceux venus du Maghreb et qui étaient alors porteurs d’un islam populaire (très lié aux confréries) à l’opposé de l’islam intégriste. Mais cet islam populaire a été doublement disqualifié : et par le modernisme occidental (disqualification de ce qui est considéré comme des « croyances » pour gens crédules), et par l’islamisme nouvelle mouture. Le pire qui puisse nous arriver est de voir face à face la nouvelle appartenance proposée par l’extrême droite et celle proposée par le nouvel islamisme. Nous avons déjà perdu la bataille des beurs dans les années quatre-vingt au profit de groupes comme le Tabligh.
2- On peut d’autre part assister à la montée d’une nouvelle délinquance avec constitution de bandes qui créent des appartenances provisoires.
D’autres, exclus de tout attachement, de toutes appartenances, pourront tomber dans un usage destructeur des drogues dures qui sont l’exemple même d’une affiliation... au vide, au geste répétitif de l’injection d’une substance qui induit une sorte d’attachement ultime.
Ces nouveaux types d’appartenance me semblent catastrophiques et ne nous laissent aucune possibilité de négociation. La première est, au moins pour le moment, constituée contre l’idée de négociation et de paix ou de monde commun possible. C’est aussi évident avec la seconde.
Nous devons, paradoxalement, défendre et revivifier les anciennes appartenances pour nous opposer aux nouvelles. Nous sommes en situation de défendre l’homme ancien contre tous les « hommes nouveaux » qui nous sont aujourd’hui proposés et qui fleurent bon la barbarie. Quand nous évoquons les appartenances négatives (nouvelle délinquance), nous ne défendons pas les anciennes appartenances contre elles : nous faisons le pari que les anciens modes d’appartenance peuvent avoir les moyens, la force et les dispositifs pour l’emporter sur ces appartenances provisoires négatives et que nous ne pourrons rien régler sans nous articuler à elles.
Mais nous ne devons pas pour autant être pessimistes. Les anciennes appartenances existent encore de manière vivace et elles doivent être prises en compte comme offrant des ressources aux problèmes posés par les nouvelles appartenances. Ce sont les générations les plus anciennes, en particulier celles qui sont nées au pays, qui peuvent encore en être les porteurs, et qui sont aussi désespérées que nous face aux nouvelles appartenances. Or, au lieu de les valoriser, tout le monde (les Républicains comme les islamistes modernistes) se sont trouvés unis pour les faire passer à la trappe, pour qu’on les oublie le plus vite possible, pour souhaiter qu’elles disparaissent, car cela laisserait la place à l’intégration pour les générations suivantes, sans mémoire. C’est bien ce qui s’est passé, mais les générations sans mémoire sont comme des âmes mortes.
Contrairement à ce que croyaient certains, quand les communautés d’origine se disloquent, au moment même où l’appartenance ouvrière est en pleine crise, il n’y a pas le bonheur de l’intégration à la République mais seulement le désespoir, et des opérations de police pour des problèmes que l’on ne sait plus résoudre autrement.
Il n’y a pourtant encore rien d’inéluctable, si on réussit à briser l’alliance objective, basée sur la disqualification, entre les différents modernismes. Ainsi, dans un quartier comme Barbes, les communautés d’origine existent, se rencontrent dans des lieux réservés (généralement des cafés), ce qui permet même d’affirmer que les « blancs » sont finalement les seuls à ne pas être organisés de manière communautaire dans ce quartier.
Mais il y a aussi d’autres populations présentes parmi nous et qui présentent une caractéristique différente des anciennes immigrations. De ce point de vue, tout un ensemble de questions nouvelles se posent à nous qui nécessitent une approche radicale. On peut en prendre un exemple parmi d’autres : si la mondialisation signifie quelque chose de nouveau ce pourrait bien être dans les nouveaux rythmes de circulation des groupes humains. Groupes qui circulent sans qu’ils aient toujours le projet de se dissoudre en fonction du lieu géographique où ils s’installent car cette installation est parfois conçue comme provisoire. Donc, ces groupes luttent pour garder l’essentiel de leur âme et essayer de le transmettre aux enfants. On pourrait donc cartographier la situation en disant qu’il y a nous, les sédentaires, et les migrants, qui ont peut-être adopté notre devenir, mais peut-être aussi celui du nomadisme : ils transportent alors avec eux tout ce qui les définit de par leur origine, leur langue, leur cuisine, leur manière d’élever les enfants, car ils ne se vivent que comme de passage chez nous. Et nous devons affirmer haut et fort qu’ils en ont le droit.
Évidemment si nous ne les voyons qu’à travers nos prismes politiques les plus républicains on ne verra ces populations que comme des « sans papiers » par exemple, ou des « immigrés ayant la carte de 10 ans », mais nous les verrons de manière indifférenciée, négativement, presque de manière insultante, ils peuvent accepter cela car ils savent que c’est dans nos habitudes, mais si cela nous permet de les défendre sur des questions précises, cela ne nous permet pas vraiment d’apprendre d’elles et de constituer de véritables alliances au-delà de problèmes immédiats. Nous nous priverons donc de la possibilité de connaître les ressources qu’ils possèdent en tant que collectivité pour aider à résoudre des problèmes sociaux et politiques auxquels nous ne savons plus répondre que par la répression, ou par la prévention qui relève souvent de la bonne volonté impuissante. La question des « sans » peut donc se transformer en poison si nous ne sommes pas capables de percevoir ce qu’apportent avec eux les immigrés quand ils viennent de Chine, quand ce sont des Kurdes, des Maliens, des Berbères du sud Maroc, etc. Cela change aussi leur rapport avec les militants français. Comment et pourquoi vient-on du Mali travailler en France ? Qu’est-ce qu’on amène avec soi ? Mais cette démarche s’applique tout autant à nous. Nous ne sommes pas non plus des êtres détachés et libres. Nous sommes des militants attachés à des organisations, avec des engagements. Nous devons aussi apprendre à nous « présenter », non pas comme des « êtres humains universels » face à d’autres « êtres humaines universels sans », mais comme engagés dans une histoire et des attachements très singuliers [4]. Nous, qui sommes ici : A quoi tenons-nous ? Qu’est-ce qui nous attache ? A qui appartenons-nous ?
Comment pouvons-nous composer avec eux ? Il nous faut abandonner l’idée d’intégration républicaine qui risque d’être trop souvent une déclaration de guerre et, à l’inverse, nous engager dans des procédures de négociation. La question du tri est à nouveau posée entre ce qui sera accepté et ce qui ne le sera pas. Et avec la question du tri, la question de la manière de faire ce tri est à nouveau posée de manière concrète dans tous les cas. Il faut à chaque fois éviter la position du juge. Le problème et posé des deux côtés et pas seulement du côté de ceux qui viennent. Sinon le tri revient à un acte guerrier. A quels moments ce que nous proposons met les autres en risque de « perdre leur âme » et à quel moment est-ce nous qui la perdons ?
Mais alors quel modèle autre que celui de l’intégration devons nous défendre et dont l’intégration ne serait qu’une des facettes possibles ? Je crois que l’on pourrait ici avancer le vieux mot d’hospitalité. L’hospitalité ne suppose pas que celui qui arrive d’ailleurs doive abandonner ses ressources habituelles pour adopter le plus vite possible les nôtres. L’hospitalité suppose, en revanche, une politesse partagée des deux côtés. Cette politesse doit évidemment prendre une forme politique.
Ce sont des Maisons de la paix dont nous avons besoin, pas de nouveaux commissariats ! L’idée des maisons de la paix pourrait être avancée, en particulier à l’occasion des élections municipales, comme cadres où pourraient se faire les apprentissages des processus et des manières que demande la création d’un fragment de monde commun. Les maisons de la paix doivent manifester le plaisir des différentes communautés à vivre ensemble, à apprendre les unes des autres (« comment appelle-t-on cela chez toi ? Comment règle-t-on ce type de problème chez toi ? Qu’est-ce qui dans ce que nous préconisons déclenche ton dégoût, ta révolte, ta rancune ? »). Dans une maison de la paix, il doit y avoir des représentants des associations d’aide aux immigrés, des sans papiers, des différents collectifs femmes, un aspect Bourse du travail. Mais les communautés doivent pouvoir aussi s’y donner rendez-vous pour leurs propres raisons. Il restera à inventer comment tous les groupes fonctionnent entre eux, en particulier pour poser d’une manière nouvelle des problèmes concrets du quartier, comme le trafic de drogues, le marché aux voleurs, la prostitution, le logement, etc.
Beaucoup des nouvelles communautés d’appartenance qui se sont imposées dans le champ politique ces dernières années connaissent bien les règles du politique tel qu’il a été inventé en Europe. On peut les rencontrer, les « convoquer » car eux comme nous sont en terrain connu. C’est le cas des mouvements de femmes, des sans papiers, des usagers de drogues etc. Tout cela est assez facile à imaginer. Il en est autrement pour les autres communautés d’appartenance, comme celle qui lie les immigrés d’un même pays, ou d’une même région d’un pays. Eux ne répondront pas à nos convocations. Or, ce sont souvent ces communautés qui ont en elles des ressources pouvant aider à résoudre des problèmes collectifs, comme la délinquance, la violence des jeunes. Nous avons donc besoin de ces communautés aussi en tant que telles c’est-à-dire avec tout leur savoir. C’est là que la question devient plus
compliquée, mais plus intéressante. Je crois qu’il faudra réussir à créer des situations où eux nous convoquent. Nous pouvons seulement espérer leur donner envie de le faire par nos propositions qui devront avoir le pouvoir de nous rendre intéressants pour eux. Ce type de rencontre constituerait alors un véritable événement politique.
C’est autour de ces questions qu’il faut aujourd’hui prolonger l’aventure du marxisme. Si nous ne savons pas le faire, alors il est probable que nous apparaîtrons de plus en plus abstraits et nos formules paraîtront squelettiques. Le type de risque associé à l’aventure marxiste nécessite en permanence que nous fassions preuve d’imagination, d’invention. C’est en ce sens seulement que nous aurons un univers moral plus élevé que celui de nos ennemis.
P.P.
(mars 2003)