Aujourd’hui, c’est un vrai lieu commun que de dire, d’entendre ou de penser que l’un des phénomènes centraux de cette fin de siècle est l’enjeu des mouvements sociaux, du fait de l’absence du politique et de l’abandon des pratiques classiques de l’action politique. Face aux problèmes de plus en plus aigus et inquiétants qui secouent nos sociétés, nous ne trouvons plus de propositions ni de réponses de la part des différents groupes politiques qui étaient en mesure d’en proposer il y a vingt ans encore.
Un des éléments marquants de ce phénomène est son caractère globalisant, en effet, que ce soit en Amérique Latine, en Europe ou en Afrique. Ce qu’on appelait jadis « la politique » se limite aujourd’hui à une praxis peu courante.
Ce phénomène revêt, à la fin des années quatre vingt dix, une signification encore plus étonnante. A l’absence du fait politique s’est ajouté, pendant plus de quinze ans, un repli dans le domaine de la contestation et une progression de l’idéologie post-moderne (dans sa version possibiliste ou néo-philosophique). Cependant, depuis quelques années ces idéologies et la subjectivité qu’elles incarnèrent sont en net recul.
Mais le plus surprenant est que l’absence du « politique », au moins dans ses formes classiques, n’est pas en rapport comme nous aurions pu le croire avec l’essor de l’idéologie réactionnaire, bien au contraire : l’absence de « politique » s’accompagne de façon paradoxale (dans la subjectivité générale comme dans l’opinion publique) d’une radicalisation de plus en plus visible allant de pair avec un renouveau dans les différentes luttes et modes de résistance qui fleurissent dans le monde sous des formes totalement nouvelles.
Ainsi, l’émergence de mouvements de révolte comme celui du Chiapas, le mouvement des « sans papiers » en Europe, ou le mouvement des Indiens et des paysans sans terre ont aujourd’hui une image positive dans l’opinion publique. On notera aussi une véritable soif de justice, qui a permis d’ailleurs que les dictateurs et les bourreaux d’hier soient jugés, et que la théorie réactionnaire des « deux démons » soit en perte d’influence.
Malgré cela, non seulement la réforme tant attendue du « politique » s’évanouit, mais la contestation de l’ordre mondial elle-même, qui soutient les initiatives combatives, se réjouit des jugements contre les bourreaux et veut en finir avec l’impunité des génocides, ne parvient plus à se reconnaître dans les mouvements et organisations révolutionnaires classiques. Cela provoque un véritable malentendu parmi les militants « classiques », lorsqu’ils constatent une radicalisation de l’opinion, une résurgence de la résistance, une multiplication des luttes, sans qu’aucune de leurs organisations ne semble capable de capitaliser et d’orienter cette nouvelle vague de contestation.
Souvent les protagonistes de ces nouvelles luttes, porteurs d’une critique du modèle néolibéral, manifestent leur frustration face à l’incapacité des organisations et des groupes révolutionnaires à développer ce qu’on conçoit dans la lutte comme étant d’un « niveau supérieur », et leur critique s’adresse surtout au peu de moyens qu’ils se donnent pour établir des liens et des réseaux, et pour cordonner les différentes formes de luttes.
Mais la réalité est têtue. Les luttes sont désormais bien là. La subjectivité de la majorité tend à se radicaliser de plus en plus, mais la coordination et la direction sont absentes. Les partis et les groupes révolutionnaires restent isolés. Alors les camarades militants de ces groupes s’aigrissent, tout en essayant de chercher en vain des explications et des issues, du type qu’on les empêche de faire connaître leurs programmes ou leurs propositions.
On évoque à la fois la puissance de l’ennemi et la complexité de la réalité, justifications qui constituent autant de « vérités mensongères ». Car si l’ennemi n’était pas puissant et la réalité complexe, on aurait tendance à se demander comment le pouvoir pourrait continuer à exercer sa domination. Ainsi la force de l’ennemi et la complexité de la situation n’expliquent nullement l’impuissance d’un révolutionnaire, étant donné que leur force ou leur puissance est aussi un point de mire pour toute révolte. Si la force de l’ennemi était si efficace, il faudrait alors se demander, de façon classiquement « guevariste », où se trouve notre maillon faible. Invoquer la puissance de l’ennemi pour justifier notre propre impuissance est aussi ridicule que l’attitude d’un scientifique qui se fâcherait contre le virus invincible du sida, justifiant ainsi son échec, non par son propre manque de créativité, mais par la force de l’ennemi et la complexité de la tâche.
Par ailleurs, je me permettrai de donner l’exemple de la montagne pour mieux comprendre la faille : il n’y a pas de montagne qui puisse justifier qu’on ne puisse l’escalader ; il faut plutôt se demander si on s’est donné les moyens d’y parvenir. Cette attitude nous obligeant à nous poser des questions est la plus amère, la moins auto-satisfaite, mais c’est l’attitude du militant chercheur. Elle représente la démarche la plus sérieuse en vue de contrecarrer celle du militant « fâché » avec la réalité et avec les citoyens, soupçonnés de ne pas vouloir comprendre « la génialité » des programmes proposés.
Nombre de camarades sont tentés de se vivre et de se penser comme « des génies maudits ». Ils se servent de l’explication narcissique : « Ils ne nous comprennent pas puisque nous sommes dans la plus haute certitude ». D’autres variantes fleurissent dans le cercle des contestataires constitués en « élites d’illuminés », reconverties en sectes, avec leurs problèmes, leurs gourous et leurs querelles internes.
Dépassons cette image, et imaginons une seconde l’attitude qu’aurait pu prendre un chercheur scientifique devant le virus du sida. Imaginons un groupe de scientifiques qui, constatant leurs échecs, accusent le virus, les malades ou simplement le manque de chance, sans se dire qu’ils n’ont pas encore trouvé le vaccin et que l’échec de la recherche n’est pas tout à fait un échec, qu’il n’est pas une fatalité, dans la mesure où il ouvre d’autres chemins. Finalement, il faut dire clairement que, si nous osions en politique abandonner l’attitude partisane ou dogmatique, les échecs ne seraient pas des échecs dans le sens littéral du terme. Pour terrible et douloureux qu’il soit, l’échec est souvent producteur de savoir, d’expérience et de vérité.
Les peuples et leurs organisations révolutionnaires agissent par delà nos querelles partisanes, que cela nous plaise ou non. Le monde et le siècle sont des laboratoires « grandeur nature », où s’accomplissent des milliers d’expériences et d’hypothèses conduisant à la construction de l’émancipation et de la justice.
L’attitude dogmatique, fondée sur la certitude d’avoir toujours raison, ne fait que nous éloigner de l’objectif visé. Il faut décider, une fois pour toutes, si les militants veulent « avoir toujours raison » (ambition humainement compréhensible, que nous appellerons narcissisme), ou s’ils veulent poursuivre un but vital de libération et de justice. Les programmes deviennent alors des hypothèses pratiques et théoriques visant un objectif. Ou bien souhaitent-ils au contraire seulement affirmer une identité, un statut ou une étiquette de « révolutionnaires » dans ce cas, il conviendrait de rappeller ce qui disait un médecin argentin
pommé Guevara : « un révolutionnaire fait la révolution ». Cette phrase peut sembler étrange et redondante aujourd’hui. Il s’agit pourtant très concrètement de l’affirmation qu’un révolutionnaire n’a pas la tâche de défendre une étiquette, un programme ou un dogme « révolutionnaire », mais de faire la révolution.
Les étiquettes, les théories et les organisations doivent se mettre au service de la révolution. C’est simplement la tâche du « chercheur militant ». Autrement dit, la praxis qui conduit à la libération et à la recherche de la justice sociale, ne doit pas être traitée avec moins de soin que la recherche d’un vaccin ou la solution d’un problème écologique. Lorsque nos programmes hypothèses ne nous fournissent pas les résultats attendus, il faut se rappeler que le marxisme (comme toute autre théorie révolutionnaire) n’est pas et ne sera jamais un dogme, mais un guide pour l’action.
Ainsi, je voulais développer dans ce petit essai quelques hypothèses politiques, pour participer à la recherche de la justice sociale, exigence qui ne dépend pas d’un point de vue ni d’une opinion, mais s’inscrit dans la justesse de la recherche de l’amélioration de la vie de nos contemporains et dans la lutte frontale contre la machine à détruire créée par le néolibéralisme.
Rien ne se perd, tout se transforme. En réalité la question devrait se dispenser des interminables lamentations. Il faudrait désormais se décider à assumer la complexité de la situation actuelle, et se demander : « par où passe le politique ? », « c’est quoi aujourd’hui le politique ? ». Et si notre interprétation correspond encore à nos grilles classiques de lecture. Si un phénomène contredit nos grilles de lecture, c’est que nos instruments de lecture et notre interprétation sont dépassés par la nouvelle situation.
Ainsi, compte tenu de ce que nous évoquions précédemment à propos de la subjectivité contestataire de notre époque, nous sommes en droit de penser que le phénomène politique est bien présent et que ce sont, en effet, nos moyens d’identification et de conceptualisation qui sont caducs et nécessitent un remodelage si nous voulons saisir la réalité. Il faut éviter de tomber dans l’hypothèse dogmatique selon laquelle, s’il existe un décalage entre le concept et la réalité, c’est la réalité qui a tort (je connais des amis scolastiques qui l’ignorent).
Questionner les méthodes d’appréhension d’un phénomène politique, non seulement ne veut pas dire abandonner les positions de critique radicale, mais au contraire admettre que la radicalisation passe justement par la capacité de remettre en cause en permanence les hypothèses et les pratiques. Ce monde pétri aujourd’hui de tristesse, d’impuissance et de résignation est l’incarnation du capitalisme. Il est un défi pour les militants révolutionnaires, et au-delà pour les hommes et les femmes de bonne volonté, pour tous ceux qui aiment simplement la vie. S’opposer au néo-libéralisme, non dans le but de créer un monde idéal, mais formuler la problématique politique actuelle, comme « la vie contre le libéralisme », doit être la tâche essentielle.
En ce sens la politique ne peut et ne doit pas être un événement qui arrive tous les six ans. Il ne s’agit pas de choisir celui qui fera toujours la même politique. Il n’est pas ici question non plus de critiquer la démocratie en tant que système. Il s’agit simplement de voir que « les représentants du peuple "justement" représentent », ou plutôt doivent représenter ce qui bouge dans la réalité de la base sociale. Si les représentants élus par le peuple développent des politiques de solidarité, des politiques protectrices des citoyens qui n’aient pas comme seul but l’argent et le profit, c’est tout simplement parce qu’ils « font bien leur travail », disons parce qu’ils sont démocrates, alors « représentatifs ». En effet les représentants donnent souvent une image déformée de la base sociale de nos sociétés. C’est pourquoi tout effort portant en priorité sur un changement gouvernemental est condamné à l’échec. Un gouvernement, si honnête soit-il ne pourrait que refléter (à la façon d’un miroir déformant) l’image sociale de son peuple.
La politique ne doit pas être seulement une question d’opinion. Il s’agit de revenir à la politique en pratique, à l’organisation de lieux de rencontre, à la création de liens, de solidarités, pour arracher les citoyens à leurs insécurités, à leurs peurs, à tous ces facteurs qui les conduisant aujourd’hui à l’obéissance, à la méfiance et à l’attente messianique de quelqu’un qui puisse faire quelque chose. Pire encore, les citoyens rêvent devant la peur, devant la corruption, devant la guerre de tous contre tous, de pouvoir « se sauver individuellement ».
La politique passe avant tout par la création de liens, de pratiques susceptibles de balayer cette folle illusion de pouvoir s’en tirer individuellement : « Ici, nous serons tous sauvés ou personne ». La politique doit partir de la prise en compte de la division du monde, des frontières qui séparent ceux qui vivent et ceux qui survivent. Elle doit passer par la praxis afin d’ouvrir des choix concrets contre l’insécurité, contre le capitalisme.
La vision classique de la politique révolutionnaire qui prétendait opposer au capitalisme une globalité, une totalité révolutionnaire était erronée, car la vision totalisante, qui nie systématiquement ce que les gens subissent ici et maintenant dans leurs vies, est précisément celle du capitalisme. Un monde virtuel où l’argent, l’économie, le profit, l’enrichissement, la dette, sont bien évidemment des sujets abstraits par rapport à la vie concrète. Ces sujets finissent par prendre place dans le concret et par rendre les gens impuissants en les coupant de la réalité. Il faut opposer au capitalisme la multiplicité révolutionnaire, construire des milliers de fronts, des milliers des pratiques, donner un avenir â la multiplicité de la vie pour s’opposer au monde virtuel de la mort propre au néolibéralisme.
La création concrète des vrais noyaux de « double pouvoir » et de « contre pouvoirs » ne signifie pas qu’il faille négliger totalement la politique « classique », au sens d’un souci du pouvoir central. Il s’agit seulement de constater que le pouvoir central n’est que l’apparence du pouvoir réel, qu’il est également l’articulation de l’infinité des relations, des ramifications concrètes du pouvoir dans la vie des gens.
C’est pourquoi, au lieu de se préoccuper de la façon dont « le monde devrait être », les militants révolutionnaires doivent construire ici et maintenant ce « double pouvoir », ce « contre-pouvoir », en partant non de l’idée de comment le monde et les Peuples auraient pu être, mais de comment le monde et les peuples sont. C’est en raison de cette erreur de vision que la politique aujourd’hui est non seulement presque introuvable, mais privée de substance. Si nous apprenions à tendre l’oreille, au-delà de nos dogmes, nous pourrions constater que les gens sont préoccupés et inquiets de leur quotidien. Un vrai travail politique doit pouvoir créer et proposer des liens concrets là où le capitalisme crée et développe des relais d’insécurité pour maintenir sa domination.
Nous vivons en réalité dans une période dangereuse et fragile. Les analogies historiques sont fortement
déconseillées. Nous pouvons cependant comparer cette période avec celle des années soixante où tout se préparait à l’avance. Ce qui arriva, ce qui s’est passé ne fut ni un échec ni une victoire, ce fut plutôt l’un et l’autre. L’avenir sera finalement ce que nous serons capables d’en faire avec l’héritage légué par ce siècle de luttes émancipatrices, des défis terribles, mais aussi parfois joyeux et plein d’échos libertaires.
M.B.
(janvier 2003)