Un mouvement de résistance aux aliénations qui bouscule la politique

, par REBOURS Alain

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Il faudrait d’abord prendre en compte une première proposition : depuis une vingtaine d’années, on assiste à une marchandisation grandissante de la société. Des segments de plus en plus importants de la vie humaine n’échappent plus à ses effets. Ainsi en est-il des services qui étaient considérés, il y a encore peu, comme relevant des solidarités. Mais elle concerne, maintenant, et directement, les rapports sociaux, et même ce qui relèverait du champ du privé : une société centrée sur l’objet produit un monde où chacun devient objet et où les sujets s’absentent.
La question n’est plus « qui suis-je ? », déclinée suivant des réalités psychiques, culturelles ou sociales, suivant une logique qui serait celle du désir : choisir un métier plutôt que se te voir imposé par l’économique ou par son origine sociale, assurer ses différences ou celles de l’autre plutôt que les rabattre vers des mythologies modernes normatives ou excluantes, assumer sa créativité plutôt que subir la consommation, aimer un autre pour ce qu’il est plutôt que le fréquenter pour enrayer l’angoisse de la solitude... Ces alternatives, et d’autres, sont bien sûr substantielles à la société, surtout capitaliste. La marchandisation outrancière depuis le début des années quatre-vingt ne fait qu’accentuer tragiquement la lourdeur d’un possible choix, et referme une époque « où tout semblait possible » (même si cela était en partie illusoire). Et si question il y a aujourd’hui, elle est devenue : « qu’est-ce que j’ai ? ».
L’effet est une individualisation grandissante. Chacun est ramené à lui-même comme objet, et se débat, quelquefois désespérément, pour échapper à ce qui apparaît comme un destin préalablement tracé, destin social, destin personnel, où il est bien difficile de retrouver les liens élémentaires de solidarité ou tout simplement des liens humains. L’idée même de collectif a été obérée. On le remarque lorsqu’on étudie les statistiques concernant les journées de grèves de ces vingt-cinq dernières années [1] ou celle concernant les adhérents des organisations sociales ou politiques. On peut aussi interroger la sous-représentation dans les organisations politiques et sociales d’une génération qui aurait dû commencer sa vie sociale et collective vers les années 1980-1985. La plupart sont renvoyés à une situation individuelle qui, suivant les milieux sociaux ou culturels, se décline plus ou moins gravement : du sans domicile fixe aux cadres survoltés par une reconnaissance sociale en croyant emprunter les chemins du pouvoir, en passant par les plus nombreux superposant la consommation à l’épanouissement.
La marchandisation a eu comme conséquence de démultiplier et d’amplifier les aliénations déjà à l’œuvre. Chacun à son niveau, à sa place spécifique, peut sentir qu’il est privé du pouvoir d’agir, qu’il y a une absence de sens à la vie, qu’il ne peut s’inventer des normes, qu’il perd les valeurs qui façonnaient ses proches, sa famille, qu’en fin de compte il ressent un sentiment d’étrangeté à lui-même. Jamais il n’a été autant « chose » privée de sa propre conscience, intégrant cette « défaite » de l’être. Constat bien noir, dira-t-on. Est-ce si sûr concernant ceux qui habitent ces cités ou ces mini régions à la lisière où les taux de non-activité professionnelle atteignent 50 à 60% des adultes depuis plus de 10 ans. Ceux-là sont déjà dans une économie souterraine de survie [2]. Ceux-là sont obligés de consommer dans les magasins de « pauvres » qui fleurissent dans les banlieues. Ceux-là n’ont déjà plus accès à une santé de qualité : qu’ils ne pensent plus, par exemple, à leurs dents tant qu’elles ne sont pas infectées à la dernière extrémité. Ceux-là sont soumis à toutes les oppressions, à toutes les violences car ils ne savent plus ce que l’autre est. Constat gris pour les autres ? En tout cas c’est une tendance forte, et elle a été extrêmement forte du début des années quatre-vingt à la mi-décennie suivante. Et nous venons de là, de ces années-là.

Une résistance possible

Mais les aliénations apparaissent également comme des « choses » auxquelles on peut encore résister. Ces résistances prennent parfois des chemins individuels, aussi respectables qu’ils soient, qui « oublient » la dimension collective de toute socialisation, et qui sont, somme toute, des aménagements, comme les changements d’habitation vers de meilleurs lieux (lieu sécurisé, distinction des écoles...), comme toutes les formules professionnelles particulières qui peuvent être bénéfiques individuellement, mais néfastes à un niveau sociétal (statut d’indépendants, temps partiel...). Ce qui d’un côté renforce les effets d’individualisation de notre société, ce qui de l’autre permet de faire un pas vers une maîtrise de sa vie, de rompre une destinée, et déclenche ainsi une césure qui permet de s’investir sur d’autres champs.
Et les résistances, même collectives, ne sont pas toutes dénuées d’ambiguïtés. Un lien catégoriel, identitaire, communautaire même religieux peut ainsi viser à restaurer une liaison entre des individus sinon nomades, par un sentiment d’appartenance, et par là même constitue bien un acte de résistance aux aliénations actuelles, un moyen de faire sens, d’instaurer de nouvelles solidarités, un lien social dénué de rapports marchands. Cela n’empêche nullement que ce lien peut être franchement réactionnaire - réactionnaire au sens où il s’appuie sur une vision régressive, issue d’un passé archaïque, opposée à un présent opacifié par la marchandisation. Mais là encore, évitons les conclusions hâtives : des mouvements religieux, culturels, catégoriels ont déjà glissé vers des problématiques plus progressistes qu’on aurait pu le supposer à l’origine.

Le mouvement social restaure une socialisation

Le contexte social est donc particulièrement trouble. Il est le produit d’une socialisation malmenée, voire détruite dans certains lieux ou couches sociales, mais il engendre aussi, et par là même, un immense sentiment de résistance à cette vie aliénée. Et c’est sans doute un élément marquant de la situation : le mouvement social, les mobilisations, les grèves, tels qu’ils se mènent aujourd’hui, en sont un effet visible : ils ne se saisissent pas leurs raisons - ou l’entièreté de celles-ci - dans les revendications qui semblent en être pourtant le cœur. Et leur finalité ne se réduit pas à la satisfaction de celles-ci.
1) Il est ainsi parfois difficile de déterminer les revendications qui emportent les mouvements. En juin 2003, la réforme du système de retraites a certes été un embrayeur, mais il fallait reconnaître que l’énonciation des grèves était sans doute plus proche d’un « ne pas perdre sa vie à la gagner ». Cette énonciation emprunte à un mal être diffus, sans doute par certains aspects plus radical, mais qui est également la conséquence d’un terrain social longtemps en friche. Elle agit comme une remise en cause d’un système, mais complique les généralisations et l’aboutissement d’un mot d’ordre. Le premier mouvement important qui a mis cette problématique en lumière semble être la grève des infirmières en 1988 : mouvement pour la reconnaissance d’un statut, d’un travail, de la place spécifique d’une profession féminine, et mouvement autoorganisé à travers une coordination. Souvenons-nous des difficultés du ministère de la Santé pour quantifier (salaire, postes de travail...), pour transformer en revendications cette demande, alors même qu’il ne voulait, de toute façon, pas accéder à de telles revendications pour cause de rigueur. On peut aussi s’interroger sur la trouvaille essentiellement journalistique à propos des grèves enseignantes : « le malaise des enseignants » : question de moyens, bien sûr, mais en est-ce le seul enjeu ? En tout cas, il y a aujourd’hui beaucoup... de « malaises » ...
2) Même s’il est peu assuré d’obtenir gain de cause, finalement la dignité l’emporte sur une finalité possible, victorieuse, ou pas, et de toute façon hypothétique. Comment peut-on comprendre le courriel - vu aussi sous forme de petits papiers, ou d’histoires - qui expliquait, pendant les grèves de mai juin 2003, que les futurs revenus perdus à la retraite équivalaient à deux ou trois années de grève aujourd’hui ? S’il y a perte, au moins elle sera la tête haute, et par choix ? Et le « ils ont raison de se battre », marque de soutien à la grève de ceux qui pouvaient difficilement la faire, souligne autant le soutien à une posture (ne pas se laisser faire) qu’à une revendication. Chaque grève, chaque manifestation, chaque mouvement restaure une socialisation et est aujourd’hui une accumulation de forces : ces actions réapprennent une gestuelle collective (le célèbre « tous ensemble » - sans les autres je ne suis rien) et une posture individuelle (de la participation à la prise en charge des actions - je me réalise avec les autres). Et quelle que soit l’issue de ces actions, cela reste - un reste énorme dans le contexte.

Rapports individu-sujet et socialisation

La résistance existe donc ainsi, diffuse et difficilement quantifiable, mais - insistons - elle est une réaction aux humiliations dues aux ressorts de l’aliénation aujourd’hui. Des différenciations de plus en plus profondes se sont produites (et se produisent encore), et elles concernent autant la combativité, la radicalité, les consciences que les moyens de résister. Ce qu’on appelle le mouvement social s’inscrit dans cette situation composée d’individus qui risquent leur statut de sujet. Et si nouveauté il y a, elle se trouve sans doute à la conjonction des rapports entre individu-sujet et socialisation.
1) Il s’agit de résister collectivement, mais aussi individuellement, sans que l’un des termes l’emporte sur l’autre. On s’engage pour « changer le monde », mais aussi pour « se changer », et désormais ce deuxième terme n’est pas pris aussi légèrement que par le passé. Ce n’est pas entièrement nouveau, mais c’est devenu une condition sine qua non [3]. C’est pourquoi le mouvement des femmes peut servir de références : organisations multiformes et variées, avec un fonctionnement plutôt horizontal (assemblée, mode participatif...), et surtout, de tous les temps, cette double dimension : pour des droits (IVG, contraception... sous forme de loi, interpellation des institutions) et bataille contre l’oppression sous toutes ses formes, qui passe par un changement au quotidien - sans attendre - collectif et individuel (bataille d’opinion, des attitudes, des mentalités...). Cette double dimension se repère dans les
mouvements de ces dernières années : l’une revendique des droits nouveaux (ou le rétablissement d’anciens), l’autre implique l’individu vers des changements qui se veulent concrets, réels et immédiats... Ces derniers se présentent souvent comme une dignité retrouvée... se mobiliser pour ses idées, pour ses convictions, et s’impliquer dans cette mobilisation. Notons ainsi que l’appel de 1995 dit de « soutien aux sans papiers » mettait en avant cette implication de chacun des signataires, comme l’a été le mouvement de parrainage. Ainsi on retrouve du singulier : qu’on puisse de nouveau articuler un pronom « je », à ce moment-là dialectisé avec un pronom « nous », puisqu’il prend toute sa dimension de « je + je + ». Il faut donc choisir d’être là, de s’engager ici. Et ce choix césure déjà une situation antérieure aliénée.
2) De ce point de vue, le lieu de l’engagement est aussi déterminant que la raison de celui-ci. D’où une attention forte à la démocratie, aux fonctionnements, aux rapports humains, au respect à l’autre... qu’une nouvelle génération militante essaye d’inventer en se réappropriant des constructions en réseau, en assemblée générale, en coordination, en comité de liaison... - où le consensus est le plus souvent la règle, où la polémique apparaît stérile, voire insupportable. Ces modes privilégient un sentiment d’appartenance, expriment la reconnaissance, un partage des mêmes signes. C’est sans doute ce que certains appellent « réseaux ». En tout cas on choisit son engagement, et lorsqu’on choisit d’appartenir à telle association ou telle autre, l’appartenance et la reconnaissance sont parmi les critères retenus. Petites conséquences : les membres d’une association sont souvent issus d’un même champ socioculturel (qu’on pense ainsi à Attac...). Il n’empêche qu’il y a choix, et qu’alors le « nous » devient « choisi ». L’individu se pense ainsi en complétude avec lui-même. Mais ne faut-il pas interroger ce « trop-plein de conscience » ? Car ce « nous choisi » ne peut qu’être instable et déstabilisé par les règles mêmes de son fonctionnement : fondamentalement cela exige que chacun se plaise à l’honnêteté : vérité de son discours dans ce qu’il dit ; justice de son engagement dans ce qu’il fait. On en reste alors à un individu conscient de ce qu’il est et de ce qu’il fait. Or chacun sait que l’adéquation entre le dire et le faire peut être une véritable torture (qu’on pense bêtement au partage des « tâches domestiques »). De plus, le champ inconscient s’ouvre sur un non-savoir, un vide, un dénuement et du non-sens que comblent tragiquement toutes les pratiques aliénées et intégrées : des reproductions coulées sur un même moule où rapports de domination, de pouvoir, de soumission... s’égrènent à loisir. On en connaît l’effet : le sentiment de reconnaissance et d’appartenance peut vite glisser vers un esprit familial, voire boutiquier, vers une institutionnalisation mortifère.
3) Le temps aliéné n’est qu’une durée sans aspérité, sans événement. L’engagement redonne substance au temps : je choisis ici et maintenant. Il donne ainsi de l’épaisseur au présent, mais uniquement au présent. Cela ne veut pas dire que les souvenirs n’existent pas : ils sont là comme autant d’événements qu’il est difficile de relier : 1988, 1995, 2003... Des dates vécues comme des photographies de moments. Et ces images moments n’instaurent pas une narration de l’époque. C’est en quelque sorte un temps sensible, mais non intelligible. Le danger est de transformer ces événements en mythes, en modèles indépassables, ou de prendre ces événements comme seule réalité, en oubliant les effets contrastés de la période. De plus, pour l’individu, le passé est méconnu, car le passé le tire vers un temps sans signification. Il alterne ainsi enthousiasme et désespoir, et vit difficilement le maintien de son engagement entre deux dates butoirs. L’engagement est donc un engagement momentané. Quant au futur, il reposerait sur une capacité à rêver une autre société, à imaginer le passage d’une réalité à une utopie, et cette capacité est ternie par la déroute des idées du progrès (du moins dans un sens positif, car dans un sens catastrophique, elles sont
plus certaines), par le succès des idéologies prônant la « fin des idéologies »...

Le projet politique à interroger

Bien évidemment ces trois axes qui se dégagent de notre interrogation des rapports entre individu-sujet et socialisation du mouvement social percutent la réalité des partis politiques. Les partis politiques ont en effet un fonctionnement - aussi démocratique soit-il - qu’on pourrait qualifier de vertical : une décision majoritaire s’applique normalement à tous. L’autonomie individuelle n’est donc pas « chose » reconnue. Et il est assez récent que des militants politiques puissent signer des « appels » sans en référer à leurs instances. Le « nous » que constitue le parti politique est un « nous » plus contraint que « choisi ». On ne choisit pas ceux qui partagent telle ou telle conviction. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel, car on peut penser inventer des formes politiques qui puissent intégrer ces nouvelles aspirations. Il en va différemment des rapports entre fin et moyen, car justement la finalité du politique est d’établir un projet de société sur la base des expérimentations du champ social, projet qui signale une fin en elle-même.
D’abord si les moyens sont depuis longtemps un axe non négligé de la réflexion politique, ils ne sont pas réfléchis comme devant instaurer un changement par eux-mêmes. Ensuite le projet de société comme fin du politique est discrédité à force de promesses non tenues, de programmes vides de sens, d’actes différents des paroles. Ensuite l’idéologie progressiste sur laquelle s’est bâtie la gauche depuis plus d’un siècle est aujourd’hui et majoritairement ressentie comme lourde de catastrophes écologiques ou sociales. Que le progrès technique n’engendre pas un progrès social est non seulement acquis aujourd’hui, mais le cœur d’une partie du mouvement social bat sur un rythme inverse. Il y a une conséquence : le lien entre mobilisation et perspective politique proposant le changement est au mieux distendu, au pire brisé. Et si aujourd’hui se pose le problème des rapports entre social et politique, c’est sans doute sur la base de ce manque de perspective politique centrale. Comment reconstruire cette dernière ? Il y a deux axes complémentaires : un nouveau parti politique (d’où la nécessité et l’urgence d’une recomposition), un nouveau projet politique, ce qui indique qu’il faut réinterroger la stratégie d’émancipation.
Et, à travers toute redéfinition d’un nouveau projet politique, une donne devrait être prise en compte :
la situation a fait voler en éclats tout essai hâtif d’unification, toute catégorisation artificielle d’universel, toute référence évidente à un intérêt
supérieur. D’où la difficulté du politique a raisonné certaines questions désormais récurrentes, la difficulté à
retrouver un point d’ancrage central. Ne faut-il pas questionner la notion de classe ouvrière, sa définition, sa
dite fonction centrale et transformatrice ? Car la centralité ne semble plus d’être seulement dépouillé du
produit de son activité, mais aussi de sa conscience : il s’agit plus seulement de libérer la production, mais
de se libérer de celle-ci, en cessant d’en faire l’axe de gravité des activités sociales et de l’action des individus.

A. R.
(juin-juillet 2003)

Notes

[1Il y a beaucoup de façons de lire les chiffres livrés régulièrement parla DARES (ministère de l’Emploi et de la Solidarité - février 2002) : on peut ainsi dire que depuis 1996 le nombre de jours de grèves, tous secteurs confondus, est en augmentation spectaculaire. On peut aussi remarquer que le pic de 1995 ne représente que la moitié du nombre de jours de grève de l’année 1975 (ou 1976,1977,1979...).

[2Prenons un exemple pour mesurer ce qui est en jeu :
les « actifs pauvres », donc des personnes qui ont eu au moins une activité professionnelle pendant la moitié du temps pendant les six derniers mois, ce qui ne les empêche pas de vivre avec des revenus se situant en dessous
du seuil de pauvreté, représentaient 6 % de la population active en 1996.

[3Dans une récente enquête auprès de salariés et de militants syndicaux du bassin d’emploi de Corbeil-Essonnesqui visait à comprendre les modalités de l’adhésion et de l’engagement militant, on peut lire : « Le militantisme représente clairement une forme d’activité alternative. Se transformer soi-même, s’affranchir pour transformer le monde. » II s’agit « de reconquérir sa dignité, de se réapproprier le sens de son travail et, plus largement, de son activité, bref "d’exister" au sens plein du terme. » Syndicats : la nouvelle donne, Sylvie Contrepois, Syllepse, 2003.

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