N’ayant pas de réponses articulées aux questions qui sont posées par Critique communiste, je vais plutôt tenter de prolonger le questionnement lui-même. Pour autant qu’il m’en souvienne, l’expression « mouvement social » est apparue dans les années 70, sous l’impulsion du mouvement (déjà le terme « mouvement ») de mai 68, lorsque s’est affirmé en toute autonomie le Mouvement (à nouveau) de Libération des Femmes (MLF). Le MLF n’était certes pas la seule composante du mouvement social, mais je m’appuie sur cet exemple comme le plus marquant et le plus riche. Cette inflation de l’usage de « mouvement » pour désigner une activité politique et militante indique d’abord qu’il s’agissait de rompre avec une situation et des pratiques figées. Figée la société française l’était, dans sa configuration socio-économique comme dans ses mœurs. Sans engager la démonstration, il faut souligner le lien très serré entre le New Deal à la française des dites Trente glorieuses et la moralisation de la société française, celle-ci appuyée sur la centrante du travail bien fait comme élément décisif de la reconnaissance sociale, en dépit d’une organisation de la production qui contredisait une telle exigence, et sur la normalisation de la culture en faveur de laquelle œuvraient aussi bien la bien pensance bourgeoise que le paternalisme autoritaire du communisme communal, contenant l’une et l’autre le comportement, notamment sexuel, dans les limites du convenable. La révolte étudiante et la grève ouvrière de mai-juin 68 vont décréter la fin de ce contrat social fordiste et ouvrir momentanément l’alternative partagée entre une modification radicale de l’ordre social ou une redéfinition des termes de l’arrangement social. En dépit d’une contestation prolongée de nombre d’acteurs sociaux, tout au long des années 70, le pouvoir d’initiative dans la détermination du rapport social est conservé par les forces sociales qui possèdent ou gèrent les moyens de la production ou de la distribution selon les impératifs de la rationalité économique. Cette contestation des années 70 ne répond guère à l’injonction du fameux « Mai 68 : répétition générale » de style bolchevique partidaire, mais se disperse dans divers mouvements sociaux qui inversent la logique marxiste, à la fois dans leur représentation d’eux-mêmes et dans leurs actions. Cette logique marxiste est largement oublieuse de l’intuition de Marx selon laquelle le Capital est un rapport social, et s’articule principalement sur le niveau de développement des capacités de production, parce qu’elle croit illusoirement (qui a jamais réussi à mesurer un niveau de développement ?) tenir ainsi une variable quantitative sur laquelle appuyer ses ambitions prédictives. Illusoire capacité d’anticipation qui réfléchit un scientisme décidément réducteur. Cette logique se déroule à l’occasion d’une philosophie de l’histoire univoque dans laquelle les forces sociales viennent prendre place et occuper tour à tour le devant de la scène. Cette place, une des étapes de la marche progressive de l’humanité, leur accorde des potentialités qui, actualisées, leur confèrent un rôle historique, à l’image de celui du prolétariat, élu représentant des intérêts de l’humanité. Les mouvements sociaux des années 70, et particulièrement le MLF, choisissent d’ignorer cette philosophie de l’histoire pour redéfinir les conditions mêmes du rapport social sur le mode du hic et nunc.
Aujourd’hui encore, il est facile d’imaginer les reproches qu’ils vont endurer des militants des partis de gauche et d’extrême-gauche : vos actions sont aveugles à tout projet d’avenir. Ces reproches sont inspirés par l’idée que la démarche des mouvements sociaux est indifférente à l’hégémonie politique de ces partis (les militants et militantes de ces mouvements sont issus pour l’essentiel de leurs rangs) qui s’auto-proclament les représentants de la force sociale, la classe ouvrière, en lieu et place selon la philosophie de l’histoire pour faire franchir à l’humanité un nouveau pas en faveur du progrès. Cette indifférence symbolise une rupture profonde. Les partis, représentants de la classe ouvrière, déploient une rhétorique de l’émancipation qui les conforte dans la position de libérateurs offrant généreusement la liberté au prolétariat en lui ouvrant l’avenir au nom de leur savoir, qui se résume en fait à cette philosophie de l’histoire. Les acteurs des mouvements sociaux mettent en œuvre une logique d’une tout autre nature puisqu’elle ressortit à l’auto-émancipation. En s’opposant au rapport social dans lequel il leur est enjoint de s’inscrire, ils mettent en cause l’être social que ce rapport leur assigne et le constituent sur le mode problématique. Leur être, revendiquent-ils, n’est pas un être donné, pas même dans l’ordre du potentiel, il est à faire. Certes, l’être en puissance est à actualiser, mais ce qui est à faire est déjà là, est déjà fait, en pointillé, au point de jonction d’un certain mode de production et d’un certain degré de développement des forces de production. L’acteur du mouvement social projette, à l’occasion de la contestation du rapport social saisi comme contraignant, son être dans un avenir incertain. Incertain en un double sens, parce qu’il n’est pas prévisible, du fait des circonstances et de l’inconstance éventuelle de l’action, mais surtout parce qu’il se dévoile au fur et à mesure de l’action et de sa théorisation. Dans la tradition marxiste, l’être à venir est déjà prédéterminé et doit être rejoint, dans la revendication féministe cet être est toujours à définir. Il est frappant de constater que la dialectique qui anime, dans la logique marxiste, l’être prolétaire jusqu’à le faire coïncider avec son essence plantée là par la philosophie de l’histoire, perd tout efficace à propos de l’être femme, ou plus précisément, en se l’appropriant elle ne fait qu’alourdir l’oppression qui pèse sur lui en l’enfermant dans un essentialisme. Se libérer pour les femmes, c’est d’abord se libérer de tout essentialisme. Si notre répartition entre l’émancipation partidaire et l’auto-émancipation du mouvement est pertinente, il faut donc en conclure qu’il y a contradiction entre la norme émancipatrice et l’exigence auto-émancipatrice. Conclusion qu’il faudrait enfin affronter dans toutes ses conséquences.
Mesurons une des conséquences en questionnant le reproche classique adressé aux mouvements sociaux, leur apolitisme. Ce questionnement devrait nous permettre d’aborder le problème posé par les nouveaux mouvements sociaux.
Dans la perspective émancipatrice ouverte par le parti, le politique apparaît d’abord et essentiellement sous le couvert de l’espace, figuré comme un lieu de pouvoir. Le rapport que le parti entretient avec ceux qu’il représente se conforme à l’avance au contour que dessine cette figure du pouvoir. Ce qui permet au parti d’occuper et d’investir ce lieu de pouvoir au nom de l’émancipation du plus grand nombre. « Parti de pouvoir », comme on utilise l’expression « parti de gouvernement ». On pouvait espérer que les exigences émancipatrices entreraient en contradiction avec les contraintes de la domination, mais il n’en a rien été. Nous avons ainsi appris que la logique émancipatrice ne peut être déployée que si, dans le rapport qui lie l’émancipateur et l’émancipé, Ie premier conserve une fois pour toutes l’initiative et choisit quels sont les termes pertinents qui doivent définir ce rapport, en particulier les critères qui permettent de décider que l’émancipation est enfin acquise. Ce moment est autrement révélateur, car à l’heure où l’émancipateur déclare que l’émancipation a accompli son oeuvre, il soumet d’une façon définitive son élève à sa domination par cette déclaration même, puisque celui-ci lui doit sa liberté, c’est-à-dire son être même. Le « soyez libres ! » enferme l’interpellé dans la même double contrainte que le fameux « soyez spontanés ! ».
Un mouvement social comme le MLF, dans sa version anti-différencialiste, s’est attaché à dégager le traitement du pouvoir de cette spatialisation abusive, dont nous venons de voir qu’il ne cède que la possibilité émancipatrice. Pour offrir d’autres possibilités, ce mouvement ne s’est pas contenté de prendre en compte la dimension temporelle et de l’articuler sur une organisation de l’espace pré-établie ; un tel schéma ayant déjà été expérimenté par l’attitude partidaire, qui se légitimait au nom d’une philosophie de l’histoire dont l’effet majeur est précisément la spatialisation de la temporalité. Le privilège accordé au hic et nunc abstrait la temporalité de son incorporation spatiale et de toute philosophie de l’histoire. Il ne s’agit par là nullement d’entretenir une quelconque illusion instantanéiste, mais d’interpréter la temporalité comme l’indéfini, comme co-extensive à la création de son être, à ce que le philosophe tchèque récemment disparu, Karel Kosic, nomme l’onto-création. La temporalité n’est dès lors plus cet espace déjà parcouru et scandé par la philosophie de l’histoire, peuplé de personnages en attente de leurs acteurs, elle se déroute dans la contemporanéité de la praxis dont elle est indissociable. La praxis est une action dont la fin réside dans l’action elle-même. Elle n’est pas privée de but, mais ce but ne peut être détaché du processus même de l’action. Lorsque les militantes féministes décrètent que « leur corps leur appartient », elles n’adoptent pas la posture du propriétaire soucieux de récupérer son bien ; le corps n’est un bien que pour celui qui prétend en disposer, la militante féministe revendique de déterminer son être, donc son corps, en dehors de toute instrumentalisation par appropriation. Le propre n’est pas de l’ordre de l’appropriation, ce qui supposerait qu’il soit déjà délimité, mais de l’ordre de l’onto-création, ce qui indique qu’il réside dans l’avoir à se faire. La praxis pose ainsi par elle-même de nouvelles normes de socialisation et n’assume une institutionnalisation de ses revendications, en se tournant vers le lieu politique traditionnel, que sur la base de ce processus de socialisation.
L’institutionnalisation n’est pas une fin (ce qui reviendrait à transformer la praxis en poiésis), elle est un temps d’arrêt provisoire. Il ne s’agit donc pas de conquérir l’espace de pouvoir mais de le réduire jusqu’à l’anéantir.
À l’évidence, les nouveaux mouvements sociaux ont intégré les exigences de la praxis mise en œuvre par les mouvements sociaux des années 70. Cette tradition est la leur, qui leur a été principalement transmise par le mouvement zapatiste lui-même ou les multiples commentaires qu’il a suscités ici ou là. Analysant les résultats de la Grande Consultation Nationale lancée en 1995, le porte-parole de l’EZLN déclarait notamment : « La Consultation a été un exercice de souveraineté de l’être humain sur lui-même. La Consultation a été un acte d’affirmation à la face du grand pouvoir. La Consultation a été un avertissement au puissant : "Nous n’avons pas besoin de toi !". La Consultation a été un moment de cette recherche interminable : la recherche de l’être humain. » (Sous-Commandant Marcos, Ya Basta !, Tome 2, Vers l’Internationale zapatiste, Paris, éditions Dagorno, 1996, p. 547). Définition même de la praxis.
Les deux caractéristiques frappantes des nouveaux mouvements sociaux sont, d’une part, leur organisation en réseau, d’autre part, cette même organisation d’emblée au niveau mondial. Or le réseau récuse tout essentialisme, l’être du réseau est un être relationnel. Un être qui a
à se définir dans le jeu renouvelé des relations. De même, les grands sommets des « altermondialistes » ne font pas référence à tel ou tel État national mais bien aux organismes internationaux comme le FMI, l’OMC etc. Il importe donc d’être attentif à la nouvelle dimension que ces nouveaux mouvements sociaux sauront donner à la praxis.
M.K.
(mars 2003)