Autonomie du mouvement social

, par RENARD Thierry

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Rien que le titre et déjà la polémique commence. Il faut dire que ce débat n’est pas nouveau entre le courant libertaire ouvrier et les courants bolcheviques. Le rapport entre le mouvement social et la politique a pris à plusieurs occasions des formes conflictuelles. Surtout quand il s’agit de poser les rapports entre les organisations de luttes et les partis politiques.

I - Polémiques d’hier et d’aujourd’hui.

A chaque fois, la question a été posée dans un contexte historique donné. Ainsi, les trahisons des socialistes ont-elles poussé les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires à revendiquer une totale indépendance entre le mouvement syndical et les partis politiques. Cette exigence d’indépendance, qui s’est concrétisée dans la Charte d’Amiens du congrès d’Amiens (de la CGT) du 8 au 16 octobre 1906, s’est doublée d’une particularité : le refus de la coupure sociale-démocrate entre l’économique et le politique et l’adoption ainsi de la théorie de Pelloutier dite de la double besogne. Le syndicat revendique ainsi son droit à s’occuper en même temps des revendications et des questions de société.

Cette conception d’autonomie et de capacité politique reposait sur une conception de classe : à savoir la nécessité d’assurer l’autonomie de la classe ouvrière tout en revendiquant sa capacité politique à changer la société quant à ses bases.
En août 1907 deux congrès importants ont eu lieu. L’histoire a surtout retenu le congrès anarchiste d’Amsterdam, avec notamment la controverse entre Malatesta et Monatte où les deux leaders se sont opposés sur la question du syndicalisme et le rôle des anarchistes vis à vis du syndicalisme. Un débat qui constitue encore aujourd’hui une référence pour les militant(e)s du mouvement social. (Anarchisme et syndicalisme, le congrès anarchiste international d’Amsterdam ; Nautilus, éditions du Monde Libertaire).
Il y a aussi le congrès de la IIe Internationale socialiste à Stuttgart, auquel les Bolcheviques russes, et notamment Lénine, participent. Rosa Luxemburg est également présente. Lénine, (cf. Œuvres, tome 13, juin 1907 - avril 1908, éditions sociales), se félicite de l’adoption d’une résolution sur les rapports entre partis et syndicats qui préconise la subordination des seconds aux premiers. « Le congrès de Stockholm du P.O.S.D.R s’était prononcé pour des syndicats non rattachés au parti, s’en tenant ainsi au principe de neutralité. C’est cette même attitude qu’avaient toujours adoptée nos démocrates sans-parti, bernsteiniens et socialistes-révolutionnaires. Le congrès de Londres avait formulé, lui, un autre principe ; celui d’un rapprochement des syndicats et du parti allant jusqu’à la reconnaissance (dans certaines conditions) des syndicats au parti », écrit Lénine. Il poursuit : « Et comme l’a fait justement remarquer Kautsky, et comme chacun pourra s’en convaincre en la lisant attentivement, [la résolution adoptée à Stuttgart], met fin à la reconnaissance du principe de la "neutralité". » « Or, la résolution de Londres indique, pour la Russie, que ces liens doivent revêtir, si les conditions s’y prêtent, la forme du rattachement des syndicats au parti, et que c’est dans ce sens que doit s’orienter l’activité des membres du parti. » « II est à noter que les aspects dangereux du principe de la neutralité sont apparus au grand jour à Stuttgart, en ceci que la moitié de la délégation allemande, composée de représentants des syndicats, était la plus résolue à occuper les positions de l’opportunisme. »
Ainsi, les stigmatisations, les disqualifications prononcées par Lénine contre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme ne s’embarrassaient pas de détails. Le syndicalisme de lutte des classes et de transformation sociale était vilipendé.

Aujourd’hui, la critique de l’autonomie du syndicalisme de classes et de l’autonomie du mouvement social en général revêt de nouvelles formes tout en disqualifiant, à nouveau, les partisans de cette autonomie.
Il ne sera pas nécessaire de s’attarder sur les formules utilisées par Daniel Bensaïd et Philippe Corcuff dans une contribution polémique publiée dans Libération, en réponse à la publication par ce même journal, en août 1998, du premier appel pour l’Autonomie du mouvement social, où l’un des reproches étonnants était le refus de « mettre les mains dans le cambouis ».
Il ne sera pas plus nécessaire de revenir longuement sur le modèle brésilien si vanté, où « c’est le mouvement social qui a créé le PT » et « c’est cette démarche qu’il faudrait importer en France », au moment où c’est le social-libéralisme qui triomphe sous la direction du gouvernement de Lula et alors que les forces du mouvement social se battent pour leur indépendance de classe.
Pour certains, le spectre de l’anarcho-syndicalisme serait de retour, avec l’apolitisme et l’idée que le syndicat et le mouvement social se suffiraient à eux-mêmes, niant par là-même les partis, les courants etc.
Certaines critiques plus fines font état de rôles différents entre les partis et les syndicats. Mais aussitôt pour dire combien le syndicat ne peut pas se permettre de se poser la question du projet de société. Le syndicat s’adressant à des travailleurs(euses) aux conceptions idéologiques diverses ne pourrait pas, à la différence des partis, adopter un programme. Etant entendu que le programme en question est la conquête du pouvoir.
Yves Salesse, dans une contribution (Futurs, 11 septembre 2002), tout en soulignant qu’« il semble désormais acquis que mouvement social et forces politiques n’agissent pas dans des champs séparés, n’ont pas de terrain réservés », ajoute : « la fin de la séparation des champs ne doit pas signifier celle de la différence des fonctions, la tentation de substituer "le mouvement social" aux partis politique serait une impasse ». Et Yves Salesse d’expliquer qu’il faut que les organisations du mouvement social (associations, syndicats) n’assument pas « les fonctions politiques qui les conduiraient en revanche à dissoudre cette activité particulière dans une action générale, où la défense des intérêts spécifiques dont elles ont la charge serait inévitablement relativisée ». En somme, un contre-pouvoir et des contre-pouvoirs qui peuvent faire de la politique mais dans des limites où, pour reprendre la formule assassine de D. Bensaid, les contre-pouvoirs ne se préoccupent pas du pouvoir.
Dans son livre, Révolution 100 mots pour changer le monde (Editions Flammarion), Olivier Besancenot règle la question en 34 mots : « Le syndicat ou les associations partent toujours de la nécessité de la défense des salariés et des opprimés. Le parti, lui, défend un projet global de société et une stratégie de conquête du pouvoir. » (p.134).

A tout cela s’ajoute que le débat sur le projet de société est devenu pratiquement impossible, y compris parmi les courants se revendiquant de la révolution, du fait du bilan globalement négatif des expériences à l’Est. Le débat à la rigueur ouvert restera celui des tactiques (certains, plus polémiques, diront sur l’opportunisme), mais la question d’un projet émancipateur des exploités ne semble plus à l’ordre du jour.
Reprendre le débat sur les rapports entre le mouvement social et les partis politiques nécessite de chercher ce que nous avons peut-être appris et dont nous n’avons pas tiré toutes les conséquences. D’abord, les stigmatisations et autres disqualifications des partenaires ne peuvent tenir lieu de débats. Ensuite, il y a un arc de forces relativement important qui admet que le mouvement social fait de la politique. En ce que la politique n’est pas résumable à la participation aux institutions étatiques et au parlementarisme. Souvent même, les luttes posent des questions de société qui sont bien en avance sur ce que les partis et organisations politiques peuvent défendre.

II - Pluralisme, pluralité de légitimité.

Qui se plaindra que de la base de la société naissent de nouvelles exigences qui ne font pas appel à l’Etat, et à la noblesse d’Etat, et au parti ?
Ceux et celles qui soutiennent l’auto-organisation dans les luttes devraient s’auto-limiter, dès lors qu’il faudrait discuter d’un projet émancipateur ?
A un moment où la crise de la représentation et de la représentativité pose dans de nombreux domaines la question fondamentale de la démocratie, que l’abstention constitue le premier vote ouvrier, que des forces de plus en plus importantes dans le monde s’en prennent à la pseudo légitimité des dirigeants et des institutions, à un moment même où la question de savoir si dans ce monde il y a réellement un espace réformiste dans le cadre des institutions étatiques, et du capitalisme mondialisé, des luttes renouvellent, dans le refus de la délégation de pouvoir, la subversion et l’espoir de projets émancipateurs.
Il ne s’agit pas de mythifier un mouvement social pur qui serait porteur de toutes les ruptures et des partis politiques cantonnés dans l’échec et le passé. Il faut enfin tirer les conséquences de l’acceptation théorique du pluralisme.
L’anarcho-syndicalisme dans sa forme ancienne et le léninisme ont tous deux fondé leur pensée politique sur une conception mythique de la classe ouvrière, laquelle n’a jamais existé telle. Mais d’une certaine manière ces deux courants historiquement n’ont pas pensé et ont plutôt combattu le pluralisme. Admettre le pluralisme, c’est admettre qu’il peut y avoir plusieurs légitimités.
S’agissant de la politique, c’est admettre que le mouvement social, et donc ses composantes, sont légitimes à se poser les questions politiques globales. Cette conception politique à partir de la réalité des mouvements et organisations à penser globalement doit être admise par les partis et organisations politiques.
De même, il n’y a aucune raison à ne pas admettre que les partis politiques puissent penser la politique et avoir leurs propres projets. On a d’ailleurs tendance à parler des organisations de luttes en mettant en avant les diversités idéologiques en leur sein, mais on oublie également de parler des organisations politiques qui présentent elles aussi une grande diversité de positions.
Réélaborer à partir de la situation d’exploités un projet émancipateur au sein du mouvement social ne fait pas obstacle à ce que les partis et organisations politiques se posent la même question.
Tout cela suppose qu’un certain nombre de choses soient concrètement abandonnées. Et notamment la croyance qu’en définitive, héritage du léninisme, les questions importantes se règlent dans l’organisation politique.
Admettre le pluralisme, l’existence de plusieurs légitimités c’est admettre qu’il puisse y avoir plusieurs lieux pertinents d’élaboration. C’est finalement ne pas choisir entre ce qui serait plus ou moins important (le mouvement social ou le parti, l’organisation politique).
Tant que les héritiers de Lénine et les enfants du prophète continueront à revendiquer la suprématie du parti, même de façon soft, le débat ne pourra pas avancer. Parce qu’en définitive ils continuent, même de façon non revendiquée, à penser en termes de subordination.
De l’autre côté, la plupart des partisans de l’autonomie du mouvement social n’ont aucune envie de nier les partis, les organisations politiques. Cela suppose aussi qu’un effort d’élaboration se fasse.

III - Un fil rouge et des lignes jaunes

On le voit, il y a un fil rouge centré sur la démocratie, le pluralisme et la pluralité de légitimités. Mais il y a aussi des lignes jaunes.
La prétention des uns et des autres à vouloir être reconnus officiellement ou officieusement comme le prolongement politique ou le débouché des luttes empoisonnent les rapports entre le mouvement social et les partis politiques. C’est particulièrement vrai pour les partis intervenant dans le champ des institutions.
Evidemment on ne parle jamais de méthodes qui pourraient être mises en place pour éviter les récupérations et les hold up sur les luttes.
On pourrait envisager que les membres des mouvements de lutte soient consultés plutôt que de tenter de s’accaparer le capital symbolique de ces luttes par divers moyens (ouverture des listes à des figures censées représenter les mouvements de lutte, utilisation des notoriétés acquises comme animateur(trice) de telle ou telle lutte pour telle ou telle élection etc.) Un temps de « jachère » entre un mandat associatif et l’exercice d’une fonction représentative serait normal.
Le mouvement social se représente lui-même et il faut l’admettre.
Il serait paradoxal que les révolutionnaires qui revendiquent haut et fort l’indépendance du syndicalisme, et alors que quelques progrès ont été enregistrés, notamment à la CGT, demandent de faire le chemin inverse au profit de leurs organisations.
Les partis politiques et leurs offres politiques ne sont pas pertinents comme gauche syndicale, comme prétention à être la représentation des mouvements de lutte, mais comme capacité, à partir de leur réalité, d’être des forces politiques d’analyses, de propositions, de projet.
Car, en tant que communistes libertaires, nous ne pensons pas que le syndicat se suffise à lui-même. L’organisation politique a donc un rôle spécifique à jouer.
Mais nous distinguons le parti de l’organisation politique. Le premier a vocation à prendre le pouvoir dans le but de transformer les institutions ou de les gérer. Il exerce un pouvoir de représentation séparé du reste de la société. Il décide pour la population, pour les opprimé(e)s et donc à leur place.
L’organisation politique telle que la conçoivent les libertaires vise à favoriser l’appropriation du pouvoir par les opprimé(e)s. Son rôle est d’aider au développement de l’auto-organisation, des contre-pouvoirs, et à l’émergence d’une démocratie ainsi que d’une économie autogérée, en rupture avec le capitalisme mais aussi avec toute forme de socialisme autoritaire.
Auto-organisation et autogestion ne procèdent pas du seul travail d’éducation, mais également de la dynamique sociale des luttes sur lesquelles les révolutionnaires peuvent influer de façon constructive et positive comme nous l’avons vu encore récemment avec les grèves de mai-juin 2003.
Il faut donc organiser la confrontation y compris conflictuelle entre le mouvement social et les partis et organisations politiques. Personne n’a intérêt à l’ignorance réciproque.

Mais, là encore, les méthodes manipulatoires, les coups tordus ne doivent plus avoir cours. Des débats à visages découverts où on ne cache pas les appartenances pour faire plus large. La ruse si chère à Lénine quant aux rapports avec les autres forces politiques ne peut mener qu’à la défiance.
D’une certaine manière, ce dont nous souffrons c’est plus d’un manque de politique que d’un trop plein de politique. Etant entendu que ce n’est pas la combinaison électorale la plus maligne qui est ici visée.

IV - Contre-pouvoirs et pouvoirs ne sont pas dans le même bateau. Qui tombe à l’eau ?

La vision héritée de l’histoire d’une classe mythique et de sa représentation politique homogène mène à des conceptions hégémoniques qu’il faut vraiment abandonner. De même, il est temps d’abandonner l’idée selon laquelle pouvoirs et contre-pouvoirs pourraient se confondre. Si aucun sujet n’est tabou pour les forces du mouvement social et pour les courants politiques, l’exercice des contre-pouvoirs ne peut se confondre avec l’exercice du pouvoir. Il y a bien des fonctions différentes entre les forces qui agissent comme contre-pouvoirs et les partis qui exercent le pouvoir.
Il semble acquis que même dans le socialisme il y aura besoin d’une représentation spécifique, autonome et donc nécessairement conflictuelle des travailleurs (euses). Alors, aujourd’hui, pourquoi ne pas penser les fonctions spécifiques du pouvoir et des contre pouvoirs ?
A la lumière de l’expérience, l’idée de l’autonomie du mouvement social progresse dans le monde, pas comme position neutraliste ou refus de la politique, mais comme une exigence démocratique de maîtriser les luttes, leurs représentations, et d’inventer à partir de la base de la société un autre futur.

T.R.
(juin-juillet 2003)

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