Le mouvement social

, par LOUVARD Pierre

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Puisqu’« il est important de situer avec la plus grande précision les raisons du point de vue choisi, l’expérience qui est discutée », l’exercice impose une présentation : 46 ans, syndicaliste cheminot CGT, sympathisant puis militant de la LCR de 1973 à 1984, j’ai participé aux mouvements lycéens et des IUT, aux comités de soldats, aux mouvements de 1986 et de 1995 à la SNCF. J’ai milité pour la Bosnie et les sans-papiers. Comme beaucoup « d’anciens combattants », je m’interroge depuis le 21 Avril sur mon abstention politique sans être vraiment convaincu par mon ancienne organisation.

1) Qu’est-ce que le mouvement social ? Le texte de Roland Lew, interrogeant la pertinence du singulier (le mouvement), ne distingue pas ce qui relève du moment de la lutte de celui de la « digestion de l’expérience ». Le mouvement social est une succession de temps courts et intenses qui redistribuent les cartes des relations entre les classes, et de temps longs où le mouvement s’organise ou se désorganise pour arriver transformé au prochain choc. Depuis l’origine du mouvement ouvrier, c’est pendant la grève que les travailleurs font une expérience, quelquefois très douloureuse, de l’action, de la prise de parole et de la solidarité. On ne peut réduire cette expérience fondamentale, rupture momentanée du lien de subordination et d’aliénation au patron, à une forme banalisée du « mouvement ». L’apparition de luttes extérieures à l’entreprise n’infirme pas cette constatation : le suivi des dossiers forme l’essentiel du quotidien, souvent désespéré, d’un collectif de sans-papiers, jusqu’à ce que l’action se cristallise par une occupation, où se forme une véritable communauté de lutte, comme lors d’une grève. Cette respiration sociale entre la lutte et l’organisation, entre la démocratie de l’auto-organisation et la démocratie syndicale est stimulée ou pas par les différents acteurs du mouvement.

2) Les cheminots de l’agglomération rouennaise ont une expérience particulière des luttes. En 1986, la coordination des agents de conduite avait essaimé sur d’autres secteurs de la SNCF. Une coordination de comités de grève avait été élue. En 1995, un « comité unitaire d’organisation » regroupa les élus de toutes les AG de cheminots et devint vite le point de ralliement de tous les secteurs en grève. La structuration démocratique du mouvement cheminot, après 9 ans de maturation, eut un effet positif sur les autres entreprises. Ces expériences avaient été préparées par des militants dont l’objectif n’était pas de quitter la CGT ou la CFDT, mais de promouvoir l’auto-organisation pour permettre une rénovation syndicale. Ces comités de grève comportaient, à côté des élus des AG, des représentants de droit des organisations syndicales. La CGT refusa d’utiliser ce droit en 1986, mais l’accepta en 1995... avec une attitude plus respectueuse des grévistes. Cette expérience de démocratie ne s’est pas étendue sur le plan national où les AG s’en remirent aux intersyndicales pour coordonner. Quelle contagion aurait pu permettre les actuels moyens de communication ? À l’époque, cette expérience ne fut pas popularisée en dehors de la région. Mobilisant des syndiqués de toutes organisations et des non-syndiqués, elle ne cadrait pas avec les stratégies nationales à l’oeuvre d’approfondissement du débat interne aux organisations syndicales.

3) 1995 a montré qu’il était possible de résister aux attaques, mais cette résistance active s’est limitée, sauf exceptions, aux entreprises publiques, hormis la fameuse « grève par procuration ». Au-delà du recul de Juppé, les difficultés d’extension au privé sont alarmantes. L’explication par le blocage des directions syndicales ne suffit pas ; en 1968, beaucoup plus puissantes, elles n’ont pu empêcher la grève générale. La limite de 1995 c’est le chômage, la précarité, les déserts syndicaux et la déception des années de gouvernement de gauche. Pour regagner le terrain perdu dans le secteur privé, mais aussi dans le public, il faudrait renforcer et unifier le syndicalisme. Au lieu de cela des militants choisirent de diviser un peu plus le périmètre actif du mouvement syndical, « le village gaulois ». La légitimité de la création de SUD-PTT victime des exclusions de la CFDT est incontestable. Mais la construction de syndicats SUD après 1995 ne correspond pas à une extension du mouvement syndical, elle se fait dans les secteurs déjà organisés au détriment des confédérations existantes. Sept ans plus tard, la création des SUD (et de l’UNSA) n’a pas fait progresser la participation aux élections prud’homales, preuve que la division s’opère sur des périmètres constants. La dispersion syndicale, régression du mouvement social, a renversé le chaudron unitaire de 1995.

4) Les militants politiques ne devraient pas être des fauteurs de division syndicale. Porteurs d’une volonté de transformation de la société, ils devraient au contraire aider le syndicat à dépasser les limites naturelles de son immersion dans le quotidien du travail. Cette « culture extensive » du syndicalisme impose de s’interroger par exemple, comme l’a fait la CGT à son congrès, sur les modalités de construction de syndicats regroupant tous les travailleurs d’un même site industriel, quel que soit leur entreprise, ou leur statut, elle oblige à s’interroger sur l’organisation syndicale des chômeurs, des sans- papiers, des précaires de la restauration rapide et du commerce. La revendication CGT d’un nouveau statut du salarié, d’une sécurité sociale professionnelle, est-elle moins efficace que le mot d’ordre « d’interdiction des licenciements » de l’extrême gauche ? La CGT est à un tournant de sa longue histoire, elle n’est pas seulement tiraillée entre des logiques d’adaptation et des logiques de lutte, elle est surtout face au pari qu’elle s’est donné de « rassembler le syndicalisme », y compris sur le plan européen, et d’étendre le champ du mouvement syndical à toutes les catégories de salariés. Cessons de parier sur la mort de la CFDT (voire de la CGT) par scissions successives, militons pour l’extension syndicale. Les divisions entre public-privé, français-immigrés, hommes-femmes et la destruction des liens sociaux affaiblissent le mouvement social et encouragent le vote réactionnaire. Le syndicat est la force sociale qui peut retisser ces liens, à condition qu’il déborde de l’entreprise, qu’il embrasse de nouveaux milieux, qu’il collabore avec les associations. Quel échec que la division entre syndicats de la Chimie et collectifs « plus jamais çà » à Toulouse, après l’explosion d’AZF ! On assiste au choc de deux révoltes, pire de deux démoralisations qui échouent à s’unir contre les véritables coupables. Peut-on imaginer que cette tâche d’extension du syndicalisme et d’unification soit efficacement menée dans la division, par nos 8 confédérations ? Dans son histoire, la LCR, au nom de la primauté de la politique, a combattu successivement la reconstruction d’un syndicat étudiant après 68, la construction d’un syndicat lycéen après les grèves de 1973 et la construction d’un syndicat de soldats quand les appelés manifestaient, pour rectifier quelques années plus tard quand les occasions étaient passées.

5) Si la dispersion du syndicalisme est une régression, le foisonnement associatif du mouvement altermondialisation est une raison d’espérer. S’il n’a pas la prétention d’être l’unique réponse (Pierre Bourdieu avec son auto-proclamé et sectaire Mouvement social européen), s’il sert de lieu de rencontre entre de vieilles traditions militantes et les expériences nouvelles, il aidera à reformuler le syndicalisme et la politique. Là encore il ne s’agit pas de découper mais de rapprocher les expériences. À Florence en 2002, la CGIL a rencontré la jeunesse italienne, quelle rencontre à Saint-Denis en 2003 ?

6) Quasiment oublié, le mouvement contre la purification ethnique en Bosnie, de 1992 à 1997, annonçait le mouvement actuel, rassemblement de militants et de citoyens d’origines très variées, il fonctionna en réseau (avec les moyens techniques de l’époque, déjà un autre siècle...), échoua à désigner une représentation démocratique nationale. Le refus de cette démarche de représentation laissa la porte ouverte à des manipulations comme l’abandon de la liste Sarajevo par BHL aux européennes de 1994. Il reste que peu de militants surent ponctuellement toucher l’opinion publique, passant par dessus l’hostilité ou l’inertie de la quasi totalité des forces organisées. L’échec de ce
mouvement à modifier le cours des choses en Bosnie, c’est avant tout l’échec de toutes ces organisations qui refusèrent de débattre des thèmes qu’il portait, de peur d’ouvrir la boîte à chagrin de l’après Mur de Berlin. Le mouvement altermondialisation a heureusement une tout autre force.

7) Les fascistes ont fait de l’immigration leur thème majeur. La gauche gouvernementale a reculé sur les sans papiers et le droit de vote. Elle a empêché la promotion des militants issus de l’immigration à des postes d’élus et de respon-sables, les considérant comme une clientèle captive. Une partie de la droite, tirant les conséquences de l’heureuse surprise du 5 Mai, a décidé de tenter d’élargir sa base sociale à l’électorat issu de l’immigration : elle a pour la première fois nommé au gouvernement une femme issue de l’immigration maghrébine, Sarkozy reçoit Tavernier pour discuter de la double peine... Il serait dangereux de caricaturer la politique du gouvernement : est-il vraiment plus scandaleux de fermer Sangatte que de laisser pourrir, comme l’ont fait les socialistes ? Dans l’attente du nouveau durcissement qui reste à voter, la situation des sans-papiers n’est pas beaucoup plus difficile sous Sarkozy que sous Vaillant. La droite peut espérer que les jeunes les plus dynamiques et les plus instruits issus de l’immigration, subissant de plein fouet la discrimination à l’embauche en particulier dans le secteur public, deviennent de fervents défenseurs de la libre entreprise, ce qui n’est pas incompatible avec un islam réactionnaire, dont les affinités avec les idées traditionnelles de la droite sur les femmes et les homosexuels sont évidentes. Les contradictions de la droite sont profondes entre ceux qui tentent cette ouverture et ceux qui ne désespèrent pas de moissonner les champs lepenistes, mais il faut reconstruire l’hégémonie du mouvement ouvrier. L’antiracisme moral (heureusement partagé par 82 % des votants) et les revendications de « régularisation de tous les sans-papiers » et de « libre circulation » ne peuvent y suffire. Paradoxalement ces deux revendications peuvent même couronner une position économique libérale : « libre circulation des marchandises et des hommes ». Pour garder leur caractère progressiste, elles doivent être associées étroitement à la défense et à l’extension du droit du travail. La lutte contre la discrimination à l’embauche doit être une priorité, en particulier des militants du secteur public, en revendiquant la suppres-sion des conditions de nationalité et en traquant tous les obstacles qui s’opposent à l’embauche des jeunes issus de l’immigration, même de nationalité française. Par ailleurs, s’il faut affirmer contre les tenants de l’Europe chrétienne », le droit à l’existence et à la pratique de l’islam, l’oppression grandissante que subissent les femmes dans les cités, au nom de la religion et des traditions, ne doit plus être cachée, mais combattue par les militants. Il faut défendre les règles de la solidarité de classe (pas si éloignées de la républicaine devise : « pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ») face aux lois racistes mais face aussi aux jeunes imbéciles lancés dans la guéguerre des pauvres contre les pauvres.

8) La défense des services publics ne peut avoir une réponse uniquement syndicale. Face aux ouvertures à la concurrence, ouvertures de capital et privatisations des entreprises publiques, les organisations syndicales finiront, en cas d’échec, par se replier sur des revendications d’égalisation des conditions sociales dans les différentes entreprises mises en concurrence, ce qui correspond à leur vocation dans ces circonstances. L’accord EDF devait être rejeté, non pour son contenu, mais parce qu’il organisait le repli avant le combat. Au delà de la résistance sociale, seule l’action politique peut renverser la vapeur, défendre les services publics et étendre leur champ là où le marché a déjà prouvé sa nocivité, comme la distribution de l’eau. Comment peut se construire cette action politique ? La LCR a quasiment assimilé la gauche et la droite, en appelant à l’abstention au second tour des municipales et des législatives, et en demandant aux militants et aux électeurs des partis de la gauche plurielle d’abandonner tous leurs acquis, toutes leurs traditions pour s’adonner aux joies de la construction d’une « nouvelle force radicale et anticapitaliste ». Le gouvernement Raffarin ne va pas tarder à nous déciller les yeux sur toute confusion possible entre la droite et la gauche et le peu d’échos reçus par les propositions de la LCR pourrait interroger sur la démarche de la nouvelle force. Voulons-nous reconstruire, ensemble, la représentation politique du monde du travail ? Voilà la question que devrait poser la LCR à tous les militants politiques, syndicalistes ou associatifs. Comment s’unir pour défendre politiquement les services publics, la retraite par répartition, une politique sociale européenne etc. en respectant nos traditions, nos différences ? Comment tirer le bilan de l’échec de la gauche ? L’important est que les militants se parlent, s’aperçoivent que leurs valeurs sont communes, que 95 % de leurs objectifs à court terme sont communs, ils se rencontrent déjà dans les luttes sociales, les associations et les syndicats. La LCR n’a pas le choix, soit elle s’engage sur le chemin de la construction d’un nouveau Parti des travailleurs, soit le score des présidentielles sera à ranger dans le magasin des espérances gâchées, à côté de celui d’Arlette en 1995.

9) Un nouveau parti des travailleurs, justement ! Rouge a été particulièrement muet sur la victoire électorale de Lula au Brésil et sur la participation des militants de la IVe internationale, regroupés dans la tendance Démocratie Socialiste du PT, au gouvernement. N’y a-t-il vraiment aucune leçon à tirer de cette victoire ? Les concessions, condamnables, aux patrons et au FMI de la direction du PT, effacent-elles d’un coup les bénéfices de vingt ans de construction d’un parti ouvrier de masse, d’origine ni stalinienne ni social démocrate, dans un pays essentiel du monde d’aujourd’hui ? Comme l’analyse la tendance Démocratie Socialiste du PT : « Le mandat issu des urnes nous autorise à réaliser des changements profonds dans la société brésilienne. » L’histoire tranchera, mais il est faux d’assimiler le PT de 2002 au PS de 1981. Le PT, c’est un parti soumis à la pression sociale de ses milliers d’adhérents, du syndicalisme uni dans la CUT, du mouvement des sans-terre, c’est le parti de Porto Alegre et de la démocratie participative, c’est le signe que l’Amérique latine toute entière s’est remise en mouvement. La LCR semble gênée par la victoire de Lula, on peut critiquer fraternellement le PT, tout en popularisant à partir du Brésil, la perspective d’un nouveau parti des travailleurs, y compris en France. La LCR cherche à découper deux gauches, mais il n’y en a toujours eu qu’une dans le coeur des militants de toutes tendances, une gauche où des convaincus de la réforme pourraient côtoyer des révolutionnaires guéris de l’avant-gardisme. Reprendre le travail des deux premières internationales, mûrs de l’expérience du XXe siècle où les instruments d’émancipation devinrent ceux de la barbarie.

10) Plutôt que de s’interroger sur les possibilités de découpage idéologique d’un mouvement ouvrier exsangue, les trotskistes pourraient s’employer à trouver ce qui, dans leur héritage politique, peut aider à sa réanimation. On dit « trotskiste un jour, trotskiste toujours », ce qui rassure, mais alimente la méfiance des militants issus d’autres traditions, qui se méfient de cette rente viagère. Quelles sont nos idées ? Quel bilan du XXe siècle faisons-nous ? Quelles sont nos propositions et ce que nous pourrions apporter à une force construite en commun ? La force du trotskisme, c’est d’avoir maintenu vivant l’espoir de la transformation sociale au milieu des pires persécutions staliniennes, c’est d’avoir analysé les contradictions sociales qui ont donné naissance à cette horreur, et d’avoir conservé une lucidité permanente sur les processus de bureaucratisation inhérents aux fonctionnements des organisations, sur les risques qu’ils font courir et les moyens de les combattre. Malheureusement, cette lucidité historique n’a pas aidé la LCR à s’orienter quand le bloc de l’Est a implosé. Si la révolution polonaise de 1980 a confirmé les possibilités de la révolution ouvrière espérée, elle fut noyée par les forces pro-capitalistes, les dirigeants « communistes » se dispersant entre un nationalisme fascisant et un libéralisme plus ou moins mafieux. C’est la Yougoslavie, pays de la rupture avec Staline et de l’autogestion, qui connaîtra les plus grandes souffrances, peut-être parce que ses dirigeants ayant une plus grande légitimité historique ont pu tromper plus longtemps leurs peuples et l’entraîner dans la barbarie sanglante du nationalisme. La LCR, comme l’ensemble du mouvement ouvrier, s’est trouvée comme stupéfiée par ces évènements. Elle s’est très peu engagée dans le mouvement de solidarité avec la Bosnie. Cette paralysie provient-elle de l’analyse des « états ouvriers dégénérés », concept aujourd’hui aussi démodé que les diplodocus ? « Ouvrier » induisait un progrès par rapport aux États capitalistes. La démocratie était pensée comme indispensable à leur régénération, mais n’était pas essentielle à leur caractérisation. Le réveil fut brutal, Tito était un despote éclairé, mais l’équilibre qu’il avait savamment construit entre les nations de Yougoslavie s’est écroulé en quelques années. Le despotisme mène à la catastrophe... Y compris celui de Lénine et Trotski pendant la Révolution russe. La lutte héroïque de l’opposition de Gauche au stalinisme est inoubliable, mais la dictature révolutionnaire, l’interdiction des partis, la dissolution de l’Assemblée constituante, la répression de Cronstadt ne peuvent plus être défendus.

P.L.
(avril 2003)

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