- Place Publique : Les modes d’actions employés par le Réseau Education Sans Frontière sont-ils d’un genre nouveau ?
Lilian Mathieu : Il y a toujours quelque danger à opposer l’ « ancien » et le « nouveau », et spécialement en matière d’engagement et de mouvements sociaux. Des causes nouvelles apparaissent, comme celle des enfants de sans-papiers, qui rallient de nouveaux militants et qui exigent une certaine inventivité dans les pratiques protestataires.
Pour autant, cette inventivité se fait davantage par adaptations de pratiques préexistantes ou par transfert de savoirs et savoir-faire militants antérieurs que par de la création ex nihilo. Les invitations à harceler les préfectures de courriels visant à défendre de jeunes étrangers menacés d’expulsion, qui sont une forme d’action privilégiée par RESF, sont une réplique des « actions urgentes » menées de la même manière et avec le même objectif par le mouvement contre la double peine, qui elles-mêmes étaient une adaptation des harcèlements par fax utilisés dans les années 90 par d’autres mouvements comme Act Up.
- P.P. : Qui sont les militants du Réseau Education Sans Frontières ?
L.M. : Ce mélange d’ancien et de nouveau dont nous parlions précédemment se retrouve au niveau du public qui compose les comités RESF : on y trouve bon nombre de militants aguerris, associatifs, syndicalistes et parfois militants politiques qui transfèrent leurs compétences au profit de la défense des enfants de sans-papiers ; militants auxquels viennent se greffer des citoyens qui n’avaient auparavant pas de réels engagements ou des engagements plus consensuels.
Les parents d’élèves vont par exemple mettre en avant, pour expliquer leur engagement au sein de RESF, l’indignation qu’ils ont ressentie en apprenant que tel ou telle petit-e camarade de leur propre enfant risquait d’être expulsé. Mais là encore, il ne faut pas se laisser prendre à l’apparente « spontanéité » de ces engagements. Les entretiens biographiques que je mène actuellement avec des militants et militantes de RESF indiquent qu’ils ont fréquemment été socialisés dans des valeurs humanistes – issues d’une éducation chrétienne notamment –, ou qu’ils ont dans leur jeunesse été exposés à une forme de minimale politisation.
Ces valeurs humanistes, cet intérêt pour la chose publique ou ces dispositions contestataires avaient parfois été comme « mises en sommeil » et n’avaient pas débouché jusqu’à présent sur des investissements militants. C’est lorsque ces personnes ont pris connaissance d’une situation pour eux intolérable, la menace d’expulsion d’un enfant qui fréquente la même école que leurs propres enfants, que ces dispositions ont été comme réactivées et ont débouché sur un engagement effectif.
- P.P. : Cette façon de s’engager se fait-elle sans visée politique large ? Correspond-t-elle à une vision de l’engagement comme acte ponctuel et localisé uniquement sur un espace proche (l’école, le quartier) ?
L.M. : La défense de la cause générale des sans-papiers n’est pas méconnue ni minorée, au contraire, mais elle n’est pas forcément au principe de l’engagement. Elle apparaît (en tout cas pour les militants les moins « politisés » au préalable) dans un second temps, parce qu’elle est parvenue à s’incarner dans des personnes bien identifiées, et comme une conséquence logique d’un engagement de proximité, autour d’un établissement scolaire précis et des enfants qui le fréquentent.
Il n’y a donc pas lieu d’opposer défense « affective » d’individus singuliers et défense de principes généraux et abstraits : les deux se tissent progressivement et finissent par être inextricablement liés. Ce qui explique que, le plus souvent, l’engagement ne s’estompe pas après que les enfants aient été régularisés, mais qu’il se déplace voire s’étende ; il arrive fréquemment que des personnes qui ont commencé à militer au niveau de « leur » école, prennent ensuite des responsabilités au niveau de leur comité RESF local.
[(Chercheur au Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne et auteur de Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux » (Textuel, 2004) et de La double-peine : histoire d’une lutte inachevée (La Dispute, 2006).]