- Dans un contexte de crise migratoire dans laquelle la Suisse est plongée, il n’est plus que jamais question de remettre à l’ordre du jour les idéologies prévalentes dans notre pays. La Suisse se fait l’auteur aujourd’hui d’un racisme d’État que vous faisiez remonter – en termes généraux – à l’émergence d’un totalitarisme lors de la Seconde Guerre. Le racisme d’État fait partie, aujourd’hui et en quelques sortes, de l’ADN de la Suisse. Est-il (réellement) possible d’outrepasser cette culture xénophobe au moyen d’initiatives sensibilisantes ?
Le racisme d’état est très structurant dans les institutions et la politique de l’État, en Suisse, sans aller jusqu’à dire qu’il soit inscrit dans les gênes de ce pays, de manière indélébile ! Dans cette perspective, je pense qu’il faut être radical dans les propositions à formuler pour le contrer. Qui aurait pensé, à la fin des années 1980, que 35,6% de votants accepteraient une initiative délégitimant sur le fond l’armée (ndlr, votation « pour une Suisse sans arme et pour une politique globale de paix » refusée malgré un soutien inattendu) ? Et l’armée était également un mythe structurant en Suisse ! Il faudrait donc réfléchir afin de trouver des formes d’initiatives et d’actions qui puissent mettre en question, sur le fond, le racisme d’État qui caractérise la politique migratoire suisse. Le but serait, par exemple, de remettre en cause le droit du sang, et d’instaurer le droit du sol. La Suisse compte près de deux millions d’habitants, d’origine étrangère. Une grande majorité de ces personnes ou de leur famille sont arrivés il y a 30 ou 40 ans, voire plus. Ils ne se sont pas naturalisés, vu les conditions liées au droit de la nationalité. Une autre proposition à faire et à réaliser : l’égalité des droits politiques et sociaux, pour toutes celles e tous ceux qui vivent en Suisse depuis trois ans ! Il serait nécessaire d’agir également, avec d’autres mouvements en Europe, pour instaurer une véritable citoyenneté européenne dans le cadre d’une Europe démocratique et sociale, et non pas celle des politiques d’austérité imposées, de manière anti-démocratique, par la Commission de Bruxelles et l’Eurogroupe. L’UDC impose, sur le plan public, ses « solutions » : l’exclusion, la discrimination et la stigmatisation à l’égard des étranger-e-s. Il est urgent de passer à la contre-offensive, sur le fond.
- Et qu’en est-il du capitalisme ? Le POP et solidaritéS milite pour l’émergence d’une nouvelle société sous l’empreinte de théories marxistes et loin de l’emprise du capitalisme. Compte tenu du système politique que présente la Suisse, n’est-ce pas là un combat perdu d’avance ?
Nous devons d’abord définir ce que signifie une alternative au capitalisme. Ce serait une société qui produit des biens et des services pour la satisfaction des besoins humains réels, déterminés et décidés démocratiquement, et non pas pour le profit d’une minorité capitaliste. Structurellement, le capitalisme implique le pillage et la destruction de l’environnement et de la nature ainsi que l’exploitation de la force de travail de la grande majorité de la population, toujours dans la perspective de maximiser les profits d’une toute petite minorité. Aujourd’hui, nous pouvons constater que la catastrophe du point de vue écologique et environnemental est en marche : les conséquences du réchauffement climatique peuvent mettre en cause la survie même de l’espèce humaine. Par ailleurs l’instabilité économique du système, avec ses crises cycliques et leurs conséquences sur l’emploi et les conditions de travail, est patente. Les risques de crise majeure sont bien là, si l’on prend en compte notamment la crise qui frappe l’économie chinoise, moteur ces dernières années de la croissance mondiale. Les crises économiques sont cycliques, avec de nos jours, des cycles de plus en plus rapprochés. Nous vivons donc une véritable crise de civilisation. Ce constat nous amène à dire qu’il est nécessaire de construire une alternative au capitalisme, en Suisse également. Le capitalisme suisse a accumulé des richesses immenses en participant au pillage des pays du Sud et jouant le rôle de « receleur » des dictateurs et de tous les multimilliardaires, fraudeurs du fisc, dans le monde. Le capitalisme suisse est un pilier du système économique mondial ; il joue un rôle important comme pays impérialiste et est et sera également touché par les crises économiques qui se succèdent, même si c’est d’une moindre mesure. Construire une alternative au capitalisme s’impose en Suisse également, même si cette tâche est particulièrement ardue, car ce pays est très conservateur !
- Outre, une politique migratoire très restrictive, la Suisse est également économiquement très libérale. Si l’on essaie – non sans caricature – à lier ces deux affirmations, nous pourrions évoquer une maxime célèbre de Lénine qui disait que « le Fascisme [était] le stade ultime du capitalisme ». Accordez-vous la réalité de cette affirmation ?
Je pense que le fascisme, tel qu’il est apparu dans les années 1930 en Allemagne et en Italie, a été notamment l’expression d’une exacerbation de la crise du capitalisme, dans la mesure où il a imposé une dictature brutale qui a visé à la destruction de toute forme d’opposition. Il a réduit à néant les syndicats et les partis de gauche. Il constitue une réponse, particulièrement brutale, de la classe dirigeante allemande face au mouvement ouvrier, et à une éventuelle poussée révolutionnaire liée à la crise économique, comme ce fut le cas après la première guerre mondiale. Aujourd’hui, je ne pense pas qu’un régime fasciste de ce type soit à l’ordre du jour, en Europe occidentale ou États-Unis, parce que les dominants n’en ont pas besoin pour casser ou détruire une opposition forte qui se manifesterait. Par contre, des régimes autoritaires et très conservateurs peuvent se mettre en place, utilisant en particulier la stigmatisation des étrangers, l’islamophobie et le racisme pour asseoir leur pouvoir, en forger un sentiment d’unité nationale fondée sur une prétendue identité nationale. La montée du Front National en France ou encore le développement de certaines formations d’extrême droite dans certains pays du Nord de l’Europe (Danemark et Suède entre autres) montrent que la stigmatisation de l’étranger et le populisme de droite permet de constituer une base électorale à tous ces mouvements et favorise un virage à droite, avec des politiques anti-sociales, très réactionnaires. Une crise de civilisation sans précédent, combinée avec une absence d’alternatives écosocialistes crédibles, crée un terreau très favorable à cette droite autoritaire. L’émergence de Daech, dans certains pays arabes, est également l’expression d’une force politique très réactionnaire, particulièrement brutale, avec des traits fascisants, comme forme de réponse identitaire aux guerres menées par l’impérialisme au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Face à ces menaces.il est urgent de construire une alternative écosocialiste, féministe et antiraciste.
- Lors d’une conférence à l’Université de Lausanne, vous avez évoqué « l’Überfremdung Theorie » par laquelle la Suisse a créé un bloc réactionnaire face au risque de l’écroulement de l’identité nationale causé par l’immigration des étrangers. Mais, selon vous, la Suisse assume-t-elle ce racisme d’État ?
Oui, puisqu’il a été inscrit dans l’ancienne loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE). Dans les textes légaux actuels, en matière de droit des étrangers, on continue à utiliser des critères qui reviennent en fait à appliquer la notion de « seuil de tolérance ». On affirme qu’il y a un « seuil de tolérance » en matière de séjour des étrangers à partir duquel l’identité nationale serait menacée. Cette identité est évidemment fantasmée, sur le fond, car la Suisse s’est construite avant tout comme un marché économique au XIXe siècle et sa population est historiquement très variée, entre les habitants de la campagne et les urbains, les cantons protestants et les cantons catholiques ou encore les rattachements culturels différents (vers la France, l’Allemagne et l’Italie). Donc il y a passablement de difficultés à définir l’identité nationale ! Un effort permanent de la bourgeoisie suisse a été justement de construire cette identité nationale, notamment contre les étrangers qui arrivaient avec des idées « non-suisses », donc subversives. Vers la fin du XIXe siècle et début du XXe, les immigrés allemands, italiens étaient considérés comme porteurs de ce virus subversif et constituaient un danger pour l’ordre dominant en Suisse. Cette crainte de la classe dirigeante a culminé avec la grève générale de 1918, suite à la révolution russe. C’est dans ce contexte-ci que s’est constituée cette théorie d’überfremdung, qui signifie l’altération excessive de la « race » ou de l’identité suisse. Alors, nous savons très bien que, biologiquement, les races n’existent pas. Aujourd’hui une partie de la population adhère à cette idée qui a retrouvé une plus forte assise, avec la crise du capitalisme et les craintes pour l’avenir liées à la pénurie de logements à loyer abordable, au projet de réduction des retraites, au chômage ou à l’absence de protection contre les licenciements. Une partie importante de la population, des salariés, des jeunes ou des retraités, ressentent – à juste titre – que les politiques néolibérales, menées par la droite et le PS au Conseil fédéral, s’attaquent à leur condition de vie et de travail. La réponse qu’ils apportent est erronée, s’en prendre aux étrangers. Ils se trompent de colère ! Au lieu de trouver les voies d’une colère sociale et collective, ils développent une colère individuelle, attisée par les campagnes xénophobes de l’UDC, qui les poussent à détester la figure du requérant d’asile. C’est parfois contradictoire ; quand ces personnes se retrouvent concrètement face à un requérant d’asile, qu’elles comprennent qui il est, pourquoi il est venu, une relation humain se noue, qui fait fi des préjugés.
- Vous évoquiez les accusations portées à l’encontre des migrants qui les caractérisent comme étant des paresseux et donc des abuseurs de notre société. Vous disiez – encore – que la Suisse considérait cette situation comme un terrain, un laboratoire d’essai pour des politiques répressives, ces mêmes politiques qui risquent finalement d’être appliquées à d’autres couches (sociales) de la population suisse. Devons-nous craindre une escalade à la stigmatisation dans notre pays ?
La politique migratoire constitue un laboratoire d’essai par rapport aux politiques autoritaires, d’austérité et anti-sociales, qui sont au cœur de la politique néolibérale, prédominante depuis 30 ans dans les pays occidentaux capitalistes. Cela signifie que les étrangers, réfugiés, immigrés, sont des cibles plus faciles pour ces politiques, dès lors qu’ils ont des difficultés particulières à se défendre, car privés de droits. On leur applique des régimes spéciaux limitant leurs libertés démocratiques – leurs droits fondamentaux – avec des mesures qui pourront être par la suite être étendues à d’autres catégories de la population. Un exemple : l’assignation à un périmètre donné, avec interdiction de présence dans d’autres, appliqué d’abord aux étrangers, a été par la suite appliquée à des jeunes ou à des attroupements considérés comme troublant l’ordre public. En matière de politique sociale, la stigmatisation systématique des requérants d’asile, les présentant comme des abuseurs de l’assurance chômage ou de l’aide sociale, a favorisé l’introduction de systèmes de contrôle et des régimes particuliers, spéciaux, inférieurs en terme de prestations. Ce régimes ont constitué un laboratoire d’essai, car par la suite ces régimes spéciaux ont été introduit pour d’autres catégorie de la population : jeunes, personnes âgées, à l’AI.
- Alors parlons des élections, de manière plus générale. Le POP SolidaritéS se présente avec une liste unitaire au Conseil National. Cela rend une plus forte crédibilité à la gauche radicale pour reconquérir un siège au Parlement ?
Voir deux. Les POP SolidaritéS sont des mouvements qui ont des histoires et des projets politiques différents mais sont d’accords pour mener une politique de résistance contre l’austérité. Nous voulons défendre un certain nombre de droits face au rouleau compresseur néolibéral et xénophobe, antisocial. Le fait que nous soyons unis, dans certains cantons romands, nous donne effectivement une possibilité plus grande pour élire un de nos représentant à Berne, dans la mesure aussi où, en Europe, cette gauche alternative connaît un certain nombre de succès, comme par exemple en Espagne avec Podemos, Syriza en Grèce, le Bloc de gauche récemment au Portugal, ou même encore le Front de Gauche en France. Ce sont tous des courants de gauche qui remettent en cause cette logique de la politique d’austérité et qui affirment qu’entre les gouvernements sociaux-libéraux et les gouvernements de droite, il n’y a guère de différence ; entre Hollande et Sarkozy ou entre le Pasok et la Nouvelle Démocratie en Grèce, il y a vraiment très peu de divergences. En Suisse, nous refusons d’accepter la croissance des inégalités sociales et économiques liée au fonctionnement du capitalisme et aux politiques néolibérales. Il est nécessaire de soutenir une alternative de lutte et de résistance aux politiques d’austérité. Il faut que cette voix-ci puisse ce faire entendre à nouveau, également au Conseil national ; tel est l’enjeu pour nous lors de ces élections du 18 octobre.
- Ne pensez-vous pas que la politique d’Alexis Tsipras ait démontré les limites d’une politique anti-austérité en Grèce ?
Alors, il y a deux choses importantes à prendre en compte. La première est qu’il y a eu des pressions, un revolver sur la tempe, tenus par les créanciers contre Tsipras et le peuple grec. L’Eurogroupe, le FMI, la commission de Bruxelles ont fait un chantage au peuple grec. Tsipras a répondu en organisant un référendum dans lequel le peuple avait rejeté ce chantage. Ceci n’a pas toutefois pas empêché Tsipras de céder tout en évoquant qu’il s’agissait d’un très mauvais accord. Il est tout de même resté en dehors des anciens partis clientélaires et corrompus – la Nouvelle Démocratie et le Pasok. Il est évident, d’une certaine manière, que cette affaire a montré les limites à une politique anti-austérité, menée dans un seul pays, en Europe. Je ne suis d’ailleurs pas d’accord avec ce qu’a fait Tsipras après le référendum et il faut reconnaître qu’il y a des graves erreurs commises en acceptant le mémorandum des créanciers. Tsipras a eu tort de céder de cette manière-là, même s’il faut bien se rendre compte que la Grèce et son économie sont très faibles et possèdent dès lors peu de moyens propres pour répondre aux besoins économiques et sociaux de sa population. Elle représente une part très limitée du PIB européen. La seule chose qui aurait permis au peuple grec et à son gouvernement d’envisager, sur le moyen et le long terme, une autre politique anti-austérité aurait été que d’autres formations politiques en Europe (en Espagne, Allemagne et en France) témoignent une solidarité forte, qui aurait permis en quelque sorte de desserrer l’étreinte qui étrangle le peuple grec.