Strass : réponse de Lilian Mathieu à Mona Chollet

, par MATHIEU Lilian

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Lettre de Lilian Mathieu au Monde Diplomatique

Chère Madame Chollet,

C’est avec un vif intérêt que j’ai pris connaissance de votre article « Une gauche radicale séduite par la légalisation. Surprenante convergence sur la prostitution », paru dans le n° de septembre du Monde diplomatique.

Sa lecture m’a cependant surpris, par des facilités auxquelles je croyais votre journal étranger. Il est ainsi un peu rapide d’assimiler, comme vous le faites, pénalisation des clients et abolition de la prostitution ; s’il suffisait d’inscrire un interdit dans le code pénal pour éradiquer un problème social tel que la prostitution, cela se saurait, et de longue date. Vous n’ignorez pas que, loin d’être unanimement considérée comme une panacée la pénalisation des clients soulève des inquiétudes dont la Commission nationale consultative des droits de l’homme s’est notamment fait l’écho.

Facilité encore lorsque vous posez comme équivalentes « légalisation » et « décriminalisation » de la prostitution. Outre que celle-ci n’est dans notre pays pas illégale (du moins, pas encore), et ne peut par conséquent être « légalisée », c’est bien l’existence de dispositifs qui, à l’instar du racolage mais aussi de l’exclusion de la protection sociale, rendent l’existence des femmes et hommes prostitués toujours plus précaire et clandestine que dénoncent non seulement le STRASS mais des associations autrement légitimes telles que le Planning familial ou Médecins du Monde.

Facilité toujours lorsque, dans votre article, vous accusez le STRASS de jouer un rôle de lobby. Ce terme est sans doute destiné à évoquer chez le lecteur ou la lectrice des manœuvres occultes visant à influer sur la décision politique, mais sa pertinence pour décrire l’action du STRASS n’est pas confirmée par la citation qui suit (« la décriminalisation est une priorité… »), laquelle se borne à formuler une revendication. Jeter ainsi le soupçon sur les modes d’action du STRASS apparaît en outre malvenu, sachant qu’une des organisations les plus favorables à la pénalisation des clients est… le Lobby européen des femmes — lequel, comme vous le savez certainement, est une émanation directe de la Commission européenne (institution dénuée, pour le coup, de toute « aura de lutte des classes »), qui lui fournit l’essentiel de son budget.

Je regrette surtout que votre propos reste inabouti. D’autres « surprenantes convergences » sont à l’œuvre en la matière, sur lesquelles les lecteurs et lectrices du Diplo méritaient d’obtenir un éclairage.
Surprenante convergence, en effet, que celle qui unit mouvement féministe, partis de gauche et personnalités de la droite la plus conservatrice et réactionnaire. Ainsi du député UMP Guy Geoffroy, principal promoteur aux côtés de Mmes Coutelle et Olivier de l’actuelle proposition de loi « contre le système prostitutionnel » mais aussi partisan déclaré de la « Manif pour tous ». Ainsi également de Malka Marcovich, représentante française de la Coalition against trafficking in women et qui fut une des premières à revendiquer l’adoption dans notre pays du « modèle suédois » de pénalisation des clients. Dans sa notice sur la « Traite » du Dictionnaire de la violence (dirigé par M. Marzano aux PUF), celle-ci vouait aux gémonies « les mouvements dits « altermondialistes » » qu’elle accusait (contre toute évidence, d’ailleurs) d’une coupable complaisance à l’égard de la « marchandisation du corps des femmes », de la prostitution enfantine ou du tourisme sexuel. Son texte concluait une démonstration passablement indigeste en s’indignant qu’« au fil des ans, la critique du néolibéralisme se transforme en une obsession contre la superpuissance américaine et (…) contre un « Occident » responsables de tous les racismes, colonialismes et esclavagismes d’hier et d’aujourd’hui » (p. 1334). Le lectorat du Diplo saurait certainement apprécier à sa juste valeur une défenseure aussi zélée de l’impérialisme.

Surprenante convergence encore, lorsqu’on apprend que le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (où siègent notamment le secrétaire général du Mouvement du Nid G. Théry et l’ancienne députée socialiste D. Bousquet, tous deux promoteurs de la pénalisation des clients) recommandait, dans son avis sur la proposition de loi « contre le système prostitutionnel », de « conditionner l’attribution de l’agrément permettant aux associations de prendre en charge, en partenariat avec l’État, des « parcours de sortie de la prostitution » à un engagement formel des associations à respecter (…) l’esprit de la politique abolitionniste de la France ». Si elle était instaurée, l’exigence d’un tel engagement ne serait rien d’autre que la transposition du anti-prostitution loyalty oath instauré en 2002 aux Etats-Unis par l’administration Bush et qui, conditionnant l’octroi de subventions publiques à un engagement à lutter contre la prostitution, a surtout servi à priver de moyens les associations de prévention du sida (au motif bien connu, et bibliquement attesté, que l’abstinence reste le meilleur moyen de se prévenir de toute contamination). Je vous renvoie sur ce point aux travaux de ma collègue Elizabeth Bernstein, qui ont montré comment une « surprenante convergence » s’était produite entre droite religieuse et féminisme américain, convergence au cours de laquelle une fraction du mouvement des femmes a renoncé à sa critique de la morale familiale et des inégalités structurelles au profit d’une valorisation toute néolibérale des politiques punitives et carcérales, du conjugalisme monogame et de criminalisation des migrations (cf. notamment “Carceral politics as gender justice ? The “traffic in women” and neoliberal circuits of crime, sex, and rights”, Theory and Society, 41-3, 2012). C’est une telle convergence qui se dessine aujourd’hui en France autour de la prostitution, dans laquelle la cause des femmes a tout à perdre.

Qu’aujourd’hui un féminisme français gavé des contes et légendes de la propagande abolitionniste se fourvoie dans le paternalisme compassionnel à l’égard des migrantes ainsi que dans le traitement punitif de la question sociale n’a rien de glorieux. Que des revues et intellectuels de gauche s’en inquiètent devrait au contraire vous alarmer sur ces autres « surprenantes convergences », à propos desquelles votre article reste malheureusement silencieux.

Bien à vous
Lilian Mathieu
Directeur de recherche au CNRS
Membre des comités de rédaction de ContreTemps (papier et en ligne).