On se souvient peut-être que le festival d’Avignon 2005 fut l’objet d’un conflit violent autour de débats, somme toute convenus, sur le corps, le statut du texte, la performance, etc. Chacun tint sa position, deux académismes, asymétriques toutefois, l’un franchement réactionnaire, l’autre faussement transgressif, face à face, massifs. La remarque d’une spectatrice lors d’une représentation du spectacle After/Before, mis en scène par Pascal Rambert, dans ce même festival, connut, à cette époque, un certain retentissement : « Mais qu’est-ce qu’on vous a fait ? Pourquoi vous nous faites souffrir comme ça depuis une heure et demie ? » L’interrogation semblait en effet condenser les enjeux du débat. Certains y virent le signe accablant d’un populisme triomphant, plein de haine pour les expérimentations artistiques, d’autres la revendication légitime de spectateurs dont le plaisir avait été oublié par des artistes-performers scabreux et autocentrés... Il est possible, s’extirpant de cette vaine opposition, d’y lire le témoignage d’une incertitude, profonde mais féconde, celle du spectateur contemporain quant à sa place et sa fonction. La multiplication ces derniers temps d’ouvrages consacrés entièrement ou en partie à une réflexion sur l’Homo Spectator, sur les « figurations du spectateur », sur « une sociologie du spectateur réinventé », sur la « crise de la condition spectatrice » ou sur « l’Âge du public et du spectateur » souligne l’insistante présence de ces questions. Elles sont, effectivement, essentielles : on peut émettre l’hypothèse que c’est à l’aune de celles-ci, dans une réflexion soutenue sur les conceptions du spectateur et des adresses qui s’en déduisent, ainsi que dans le bilan des pratiques, que se trouve contenu, en puissance, le devenir de la relation du théâtre et de la politique.
C’est sur ce point, entre autres, qu’échoue le dernier ouvrage de Gérard Noiriel, Histoire, théâtre et politique. L’historien, reconnu pour ses travaux sur le mouvement ouvrier et sur l’immigration, entend, dans ce livre, déployer les possibilités et les conditions de « l’efficacité civique de l’art dramatique » — civisme dont les enjeux et les présupposés politiques ne seront, malheureusement, jamais problématisés ni discutés, ni même seulement définis. Ce travail était pourtant attendu : les écrits en provenance des sciences sociales sur le théâtre contemporain sont rares, qui plus est lorsqu’ils sont soutenus par une thèse polémique. Au motif que « le théâtre a toujours occupé une grande place dans [s]a réflexion et dans [s]a vie, [qu’il] connaî[t] le milieu du spectacle vivant « de l’intérieur » (côté coulisses plutôt que côté scène) » (p. 7), Gérard Noiriel a ainsi entrepris de pointer les dérives actuelles du théâtre public et d’en diagnostiquer les possibles issues, de plaider pour un théâtre « qui pose des problèmes et qui montre les dilemmes dans lesquels nous sommes tous pris, au lieu de se contenter de défendre des bonnes causes » (p. 174).
Las, ce travail laisse perplexe. Sur sa rigueur historique et théorique en premier lieu : les approximations sont nombreuses (ainsi, à titre d’exemple purement factuel mais aux enjeux lourds, le silence supposé de Jean Vilar pendant la guerre d’Algérie est mis en rapport avec l’« obligation de réserve qu’il s’impose en tant que directeur du TNP » (p. 104) — et pourtant, Jean Vilar ne s’est pas tu, puisqu’une de ses mises en scène, La Paix d’Aristophane, en 1961, y fait très clairement référence) et les interprétations, souvent déconcertantes, rendent peu justice à la subtilité des démarches, à la complexité des discours et des oeuvres : le metteur en scène Erwin Piscator est tout au long de l’ouvrage réduit à une caricature inopérante, tandis que le théâtre du dramaturge Armand Gatti est décrit comme un instrument de « résilience » pour son auteur (p. 144), etc. Pire, la description que Noiriel fait du théâtre contemporain est confondante. L’appréciation (intuitive ?) est simple : elle oppose un « pôle dominant », les « créateurs de plateau » (sic), à un « pôle dominé », les « bricoleurs d’avenir », opposition qui, peu ou prou, et non sans démagogie, reprend des partages déjà largement bégayés entre les formalistes et les « militants », l’élite et la base, les artistes subventionnés et les autres, le « in » et le « off » du festival d’Avignon, la « création théâtrale accaparée par une petite avant-garde financée par l’État [qui] ne s’adresse plus qu’à un public de professionnels » (p. 96) et ceux dont la « principale préoccupation est d’« élargir les publics », de « toucher de nouveaux publics » » (p. 100), etc. C’est peu dire qu’un tel clivage, organisé autour de deux grossiers amas qui mêlent sans vergogne des registres, des paramètres et des productions hétérogènes, est sans consistance théorique, a fortiori quand le critère principal pour distinguer les uns des autres est « le degré d’intégration des artistes et des compagnies au sein des organismes d’État » (p. 125). Il est faux de déduire de l’obtention de subventions l’abandon quasi mécanique des questionnements politiques sur les publics, tout aussi faux de soutenir que l’absence de subventions conduirait à délaisser la réflexion et l’invention de dispositifs. Comment peut-on encore opposer aussi caricaturalement le travail artistique (apparenté à la « forme », à la « création de plateau ») et la pensée ou les démarches politiques et culturelles (le « contenu » et le « bricolage d’avenir ») ? Et qu’apporte une telle proposition pour comprendre dans ses complexités et ses contradictions ce qu’il en est de la création théâtrale contemporaine (si tant est, une fois encore, que l’on puisse effectivement distinguer les deux ensembles ainsi définis : pour étayer sa démonstration, Noiriel ne s’appuie, pour les premiers, que sur un seul numéro de la revue Théâtre/public et, pour les seconds, sur un ouvrage paru aux éditions l’Entretemps, Théâtre public : controverses. Manifeste pour un temps présent) ? Mais, après tout, le souci polémique pourrait relativiser sinon excuser ces limites.
Revenir à Brecht ?
Car cette description du théâtre contemporain s’indexe en effet à une prescription : il faut renouer avec un théâtre qui pose des problèmes, défend Noiriel, pour contrevenir à la crise que vit le « théâtre public ». Pour cela, il entend « revenir à Brecht ». Cependant, le Brecht sans une once de dialectique qui nous est ici dessiné est bien singulier. Il n’est plus celui qui entendait diviser la salle et les spectateurs , mais, au contraire, celui qui a « le souci de les rassembler autour des valeurs progressistes qu’il défend » (p. 62). Ceci a de très concrètes conséquences sur les dispositifs scéniques et textuels : cela ne produit tout simplement pas les mêmes spectacles. À ce titre, le rapprochement emblématique de Sartre et Brecht laisse songeur si l’on se souvient à quel point Sartre méconnut l’apport brechtien, en fit une lecture partielle et se défaussa de toute visée similaire. On peut dire, synthétiquement, avec Alain Badiou, que « [q]uelque chose dans le théâtre de Sartre, en dépit de ses grands mérites, de sa bonne volonté historique, de ses éclats grandioses, est, irrémédiablement d’avant-Brecht. Comme on dit « d’avant-guerre » ». Noiriel insiste pourtant, minorant l’écart qui les sépare (le premier s’attacherait à la compréhension, le second à l’explication scientifique) jusqu’à proposer une lecture aux contresens fatals. Il n’est pas possible, en effet, sans l’appauvrir, de voir dans le théâtre de Brecht un théâtre des dilemmes. Les pièces de Brecht sont bien moins la représentation de cas de conscience que le déroulement d’un processus – ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Mère Courage est comme l’écrivait Roland Barthes, une pièce sur « l’aveuglement » ou sur son envers, le « savoir » — et, de toutes ses pièces, l’on pourrait dire qu’aux dilemmes elles substituent les contradictions.
Mais la thèse de Noiriel permet — voire nécessite — semblable écrasement de Sartre sur Brecht et de tout théâtre politique dans les rets de la « prise de conscience » que vit le spectateur. Selon lui, le « théâtre public, en plein doute, gagnerait à se tourner davantage vers les sciences humaines » (p. 7). Dès lors, « [t]ravailler au rapprochement des artistes et des savants est donc un enjeu politique important dans la France d’aujourd’hui » (p. 178). Et c’est cette absence de travail commun entre les artistes et les scientifiques qu’il regrette par exempleà propos du spectacle récent de l’auteur et metteur en scène Mohamed Rouabhi, Vive la France !, dont il conteste, en tant que savant, les partis pris, s’appuyant pour ce faire sur les déclarations de l’auteur et une analyse de sa réception (il s’appuie, selon une méthodologie délibérée, sur un panel restreint : quatre témoignages « glanés » (p. 149) sur Internet). Comme prévu, il y repère à l’oeuvre ce qu’il dénonce : une logique mémorielle « alimentée par tous ceux qui commémorent le passé de leur communauté […], réhabilitent les victimes ou dénoncent des coupables » (p. 8). À cela, il oppose donc un autre théâtre, le « théâtre-problème » qui aurait pour objet de « mobiliser l’esprit critique comme une arme contre les logiques identitaires […] en les débusquant non seulement chez les autres mais aussi dans notre propre milieu » (p. 9). Mais à en juger par ce que rapporte Noiriel, il ne semble pas que le débat porte ici tant sur l’opposition entre mémoire et vérité objective que sur une divergence de conceptions et d’orientations politiques.
Le « théâtre-problème », ou le théâtre informé par la science
Le type de rapport que le « plateau » pourrait entretenir avec le monde scientifique s’avère ainsi très vite problématique. La proposition de Noiriel est claire : à la science, le savoir, aux artistes, le soin de « transposer les connaissances que produisent les sciences sociales dans le langage théâtral » (p. 174). L’une se verserait dans l’autre qui n’aurait alors pour tâche que d’illustrer la pensée. Le théâtre, ici, n’est jamais pensé que comme un contenant — et la récurrence du clivage jamais dialectisé entre forme et contenu qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage entérine une approche très appauvrissante de ce que peut l’art.
Cette limite est aggravée par une approche sociologique aussi mécaniste que fixiste : « Il ne faut pas oublier, en effet, que le clivage entre la forme et le fond est aussi un clivage social. Les milieux les plus cultivés sont éduqués pour apprécier les innovations formelles, alors que les classes populaires se demandent toujours « à quoi ça sert » et veulent savoir « la fin de l’histoire » » (p. 174-175). L’étayage empirique de cette affirmation est d’ailleurs tout à fait contestable. En effet, l’auteur renvoie en note à une enquête de « l’Institut de sociologie de Bruxelles sur les spectateurs ayant vu la pièce de Max Frisch, Biedermann et les incendiaires » citée dans un ouvrage de Richard Demarcy censément daté de 1983 (en fait, l’ouvrage a paru en 1973). Si l’on se reporte à ce livre, on découvre que l’enquête en question, supposée nous éclairer sur le théâtre contemporain, d’une part, date de 1964 et, d’autre part, ne dit pas ce que lui fait dire Noiriel. Il est effectivement question dans une parenthèse des publics populaires et des échecs auprès d’eux (en 1964, donc !) des « oeuvres qui se refusaient […] au récit linéaire, à la fable comme tout continu, aux règles aristotéliciennes de la composition dramatique », mais il est écrit, avant cette parenthèse et dans le corps du texte, que les « spectateurs dans leur ensemble, conditionnés par leur recherche de la tension dramatique, refusaient la discontinuité comme procédé dramaturgique ; par exemple, lors des interventions du choeur, dont les commentaires brisaient la fable, les spectateurs « dérangés dans leur plaisir de suivre une histoire dont l’issue les intéresserait plus que la signification, dispersaient leur attention, se refusant à écouter. » Ainsi, une enquête d’il y a plus de quarante-cinq ans (il n’est pas impossible que les perceptions et réceptions aient depuis lors évolué) qui tend à montrer que dans leur ensemble les spectateurs sont rétifs aux perturbations narratives sert à démontrer, ici, que les classes populaires sont aujourd’hui comme toujours peu enclines aux innovations formelles. Mais pourquoi convoquer la science lorsqu’il s’agit en fait d’une opinion personnelle ? L’opposition simpliste entre les études théâtrales universitaires (réduites à un ensemble de jugements de goût, incestueusement liés à l’activité théâtrale, sans ancrage dans la réalité des productions et des réceptions) et la grandeur de l’extériorité scientifique des sciences sociales (p. 161), objectives, méticuleuses, à distance de toute « philosophie spontanée de l’art », ne résiste pas à la somme d’a priori non étayés, d’arguments péremptoires, mais aussi d’erreurs, d’approximations et de références inexactes qui jalonnent l’ouvrage. Pourtant, la critique était possible, voire souhaitable, comme était légitime la critique de certains discours édifiants d’artistes ou la demande de voir les créateurs, lorsqu’ils s’emparent de pans de la réalité, ne pas se satisfaire d’idées reçues et de lieux communs, bref, ne pas s’appuyer sur « la croyance en la lucidité spontanée de l’artiste » (p. 132).
Ainsi donc, le théâtre est le sensible qui manque à la connaissance. Pourquoi ? Car il faut trouver un prolongement aux études savantes : « Pour être efficace, il faut parvenir à susciter le doute chez le spectateur, ébranler ses certitudes pour provoquer en lui le besoin d’en savoir plus. Et cela n’est possible qu’en travaillant avec des artistes. Ce qui est prouvé dans la recherche doit être éprouvé par le public » (p. 176-177). Le théâtre est alors le relais didactique de la science, mis sous tutelle, coloriage du gris austère de la pensée des Hautes Études… Il lui incombe d’être efficace, de fonctionner : telle est la condition d’une politique au théâtre. Dès lors, Noiriel défend — sous couvert de l’évidence — une conception très spécifique de l’adresse aux publics. « Pour espérer « changer » le public, pour faire en sorte qu’il renonce à ses préjugés, il faut donc commencer par le « captiver » en lui donnant du plaisir » (p. 62). « Pour agir sur son public, le dramaturge doit donc commencer par le captiver » (p. 72) « Pour qu’un public apprécie une pièce il faut qu’il se « reconnaisse » dans la fable qu’on lui raconte, qu’il s’identifie aux personnages qui évoluent devant ses yeux » (p. 167), etc. L’affirmation relève plus de l’argument d’autorité que de l’examen des processus esthétiques. Quelle est cette « captation » nécessaire ? De quel ordre est-elle ? Le procédé « imaginé » par Noiriel n’est-il pas un brin mécanique (captation + plaisir = transformation) ? Plus encore, que signifie, en l’occurrence, « agir sur le public » ?
Public vs Spectateur
Assurément, cette position est problématique. Elle reconduit sans en interroger ni l’effectivité ni, plus grave, les présupposés, toute une imagerie du public comme masse passive, et glaise transformable. De même que l’artiste est supposé s’émanciper à la leçon du savant, le public s’émanciperait à la leçon de l’artiste, lui-même désormais instruit. Le mot émancipé n’est d’ailleurs peut-être pas celui qui convient, tant ce qui se noue à l’occasion pour le spectateur reste opaque. À cet égard, l’ouvrage de Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, paru quelques semaines plus tôt, constitue l’exact contrepoint de l’« idéologie du public » (et il n’est pas indifférent que Rancière s’attache au spectateur et non au public) dont Noiriel se fait le relais. Rancière entend, en effet, « remettre en question l’idée que certains types de dispositifs matériels ont des effets automatiques en termes de subjectivation ou au contraire d’aliénation politique. Ainsi a-t-on souvent posé comme condition d’une politisation de l’art le devenir actif du spectateur. Ce programme implique déjà un jugement, à savoir qu’être spectateur veut dire être passif. Mais regarder et entendre, c’est tout un travail d’attention, de sélection, de réappropriation, une manière de faire son film, son texte, son installation avec ce que l’artiste a disposé. »
La « position théorique égalitaire ou anarchiste » de Rancière, « qui ne suppose pas ce rapport vertical d’un haut à un bas », rompt en effet avec la sempiternelle reprise, peu discutée comme telle — du point de vue de l’émancipation — des leitmotive de l’art critique et de son intervention. Cette « critique de la critique » oblige dès lors à en évaluer les effets, les usages et les soubassements politiques, elle passe par un « réexamen de ses concepts et de ses procédures, de leur généalogie et de la façon dont ils se sont entrelacés avec la logique de l’émancipation sociale ». Que se propose, en effet, « traditionnellement » d’accomplir l’art critique ? La production d’un spectateur critique rendu actif, dans la vie, et intervenant à son tour. On reconnaît là le projet brechtien tel qu’Althusser en définissait la logique : « la pièce est bien la production d’un nouveau spectateur, cet acteur qui commence quand finit le spectacle, qui ne commence que pour l’achever, mais dans la vie ». Ce devenir-acteur du spectateur se nourrit d’une conception du théâtre envisagé comme l’espace-temps d’une révélation, d’un dévoilement des conditions réelles d’existence et des processus, du « caché » qui organise le monde social. Seulement, voilà, note Rancière, « [l]à où l’on cherche le caché sous l’apparent, on instaure une position de maîtrise ». Maîtrise et autorité : Rancière a des mots cruels pour désigner à la fois le régime d’inégalité et de domination à l’oeuvre dans « la vision pédagogique du monde », lorsque la science se donne « comme pouvoir de libérer en instruisant », ce qui est « une façon de consolider une vision hiérarchique du monde, une séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui sont capables et ceux qui ne le sont pas », et à la fois le processus et « [l]es procédures de la critique sociale[qui]ont en effet pour fin de soigner les incapables, ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu’ils voient, qui ne savent pas transformer le savoir acquis en énergie militante. Et les médecins ont besoin de ces malades à soigner. Pour soigner les incapacités, ils ont besoin de les reproduire indéfiniment. Or pour assurer cette reproduction, il suffit du tour qui, périodiquement, transforme la santé en maladie et la maladie en santé. »
Pédagogie de l’amitié
Il importe toutefois de noter que l’oeuvre de Brecht est plus fine et complexe que la vulgate brechtienne qui, aujourd’hui, peut très vite tenir lieu de doxa dès lors qu’il est question de la production politique du théâtre. La question « pédagogique » ne saurait être envisagée chez Brecht comme le rapport autoritaire du maître à élève. Elle est avant tout pensée sous le registre de l’« amitié », comme Philippe Ivernel en faisait, il y a déjà quarante ans, l’analyse : « C’est l’amitié qui est le dernier ressort de ce rapport de maître à élève, ou de sage à disciple […]. Shen-Te [dans La Bonne Âme du Se-Tchouan] définit ainsi l’amitié : « Vraisemblablement, les hommes montrent volontiers ce qu’ils savent, et comment pourraient-ils montrer mieux que par leur amitié. La méchanceté n’est qu’une sorte d’inhabileté. Lorsque quelqu’un chante un chant, ou construit une machine, ou plante du riz, c’est à vrai dire de l’amitié ». Être amical, c’est donc montrer ce que l’on sait pour le grand bien de tous. »
Cette amitié ou « amicalité », bienveillante et exigeante, qui lie celui qui sait à celui qui ne sait pas encore trouve son origine dans un souci politique, celui de la construction d’un monde débarrassé de l’oppression, et qu’il convient de mettre en oeuvre pratiquement. Brecht ne réduit pas le spectateur à un « abruti » ignorant l’exploitation et la domination à lui « révélées » par la mise en scène de leurs mécanismes sur un plateau de théâtre. Le spectateur n’est pas cet être vierge et vide. Il est lesté du poids d’un savoir singulier et social. Il n’est pas non plus ce sujet passif sur lequel la représentation laisserait une empreinte indélébile. Il est, à son tour, productif « au-delà du seul regard » — et ce jusqu’à assumer le statut d’acteur dans les pièces dites « didactiques », cette « variante radicalisée du théâtre épique, supprimant la bipartition entre acteurs et spectateurs, afin de développer au maximum la logique d’un jeu interactif ou auto-actif ».
Cette pédagogie singulière qui, « au contraire de la tradition pédagogique, pose la question de l’éducation du point de vue des éduqués et non des éducateurs », est cependant irrémédiablement inconciliable avec la pratique du « maître ignorant » théorisée par Jacques Rancière. Sans entrer dans le détail de l’argumentation ni le large spectre couvert par l’auteur, et en se restreignant aux seules catégories mises en place dans Histoire, théâtre et politique, il est possible de trouver dans Le Spectateur émancipé comme le dépliement des points aveugles de la proposition de Noiriel. Soit, écrit Rancière, un spectateur dont il faut réhabiliter la pratique, une pratique qui ne consiste pas à attendre, passif, par la grâce exposée d’un savoir, la prise de conscience qui transforme l’ignorant en savant, le témoin en militant : « On ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action. » Supposer l’existence d’une telle chaîne interdit toute pensée de l’effectivité réelle du théâtre politique. C’est assigner et condamner le spectateur à une place (par ailleurs, mythique) difficilement soutenable : celle d’un pur destinataire, arrimé à son ignorance, et qui, dès lors que cette ignorance lui a été révélée par le théâtre, se réveille enfin de la longue nuit de l’intelligence dans laquelle il était détenu. Ce schéma, dès l’amorce, est faux. Le spectateur n’est pas un pur destinataire, il est, à son tour, créateur de ce qu’il voit, des déplacements qu’il opère, des interprétations qu’il produit, etc. Cette activité est, en quelque sorte, parallèle aux représentations et relativement autonome vis-à-vis d’elles : « Rien ne produit en soi de l’émancipation. […] L’émancipation, c’est la possibilité d’un regard du spectateur qui ne soit pas celui qui a été programmé. Cela vaut pour l’artiste critique aussi bien que pour l’étalagiste qui fait la vitrine des magasins. » Les conséquences de cette définition sont importantes. Elle délie les effets politiques de la représentation de toute politique de l’effet, de tout volontarisme de la production — sans pour autant, et les esthètes y sont alors pour leur frais, refuser à l’art le droit de travailler à partir d’un matériau directement politique. Elle oblige à penser le théâtre politique en abandonnant dès l’abord toute volonté de maîtrise de l’autre. Car ce qui est en cause est bien la conception, implicite ou explicite, que l’on se fait des capacités de l’autre, de l’identification à ses ignorances et à ses manques. Cette anticipation plus ou moins autoritaire de l’effet, n’est pas, comme on pourrait le croire, le propre du seul théâtre politique. Elle se retrouve, larvée ou exprimée, dans l’essentiel de la production contemporaine : l’artiste « se défend aujourd’hui d’utiliser la scène pour imposer une leçon ou un message. Il veut seulement produire une forme de conscience, une intensité de sentiment, une énergie pour l’action. Mais il suppose toujours que ce qui sera perçu, ressenti, compris est ce qu’il a mis dans sa dramaturgie ou sa performance. »
Qu’est-ce qu’un artiste émancipé ?
Est-ce à dire pour autant que le travail de l’artiste est indifférent ? Évidemment non. Il est possible, quitte à forcer peut-être la proposition de Rancière, de supposer l’existence d’artistes émancipés (car c’est aux artistes que semble s’adresser avant tout Noiriel). Cet artiste-là ne peut se concevoir comme le relais sensible de la science objective, le traducteur et le messager loyal des vérités universitaires. Il est plutôt celui qui « défini[t] un regard qui n’anticipe pas lui-même le regard du spectateur » et, pour cela, volontairement ou inconsciemment, il s’adresse à tous et à chacun dans la présupposition de l’égalité des intelligences et des capacités. Fracture antagonique avec la voie désignée par Noiriel : c’est une transformation radicale de la conception du spectateur et des rapports qui lient l’artiste à ce dernier que définit le philosophe — fracture qui peut se vérifier au coeur même de certaines oeuvres, dans leurs dispositifs, leurs temporalités, leurs adresses. Comme Rancière le déclare à propos de son propre travail, cet artiste saurait « que l’on ne met pas sa pensée dans la tête des autres, qu’on n’a pas à en anticiper l’effet. J’ai dit ce que j’avais à dire et les gens en ont fait ce qu’ils ont voulu. » De là s’amorce — loin de l’autoritarisme d’une science surplombante, habillée de théâtre, venue dévoiler à qui censément l’ignorait la profondeur de son oppression — la possibilité d’une rupture de l’ordre consensuel des choses, de « l’accord entre sens et sens, c’est-à-dire entre un mode de présentation sensible et un régime d’interprétation de ses données ». Alors, éventuellement, se produit le passage « d’un monde sensible à un autre monde sensible qui définit d’autres tolérances ou intolérances, d’autres capacités ou incapacités. Ce qui opère, ce sont des dissociations : la rupture d’un rapport entre le sens et le sens, entre un monde visible, un mode d’affectation, un régime d’interprétation et un espace de possibilités ; c’est la rupture des repères sensibles qui permettaient d’être à sa place dans un ordre des choses. »
Toutefois, avant de conclure, une précision s’impose quant aux effets du discours de Rancière dans les arts du spectacle. Il n’est pas pour grand-chose dans l’usage paresseux et inoffensif qui est fait de quelques-unes de ses propositions : déjà le « partage du sensible », devenu une expression passe-partout, avait suscité une vogue aussi creuse qu’inexacte ; aujourd’hui, « le spectateur émancipé » et « l’égalité des intelligences » tendent à devenir des formules, adaptées à toutes les circonstances et à tous les travaux. Il faut alors, en contrepoint, souligner que ces enjeux, égalitaires et émancipateurs, « l’exploration des pouvoirs de tout homme quand il se juge égal à tous les autres et juge tous les autres égaux à lui », sont assurément plutôt une source d’embarras que de confirmation pour l’ordinaire des pratiques actuelles.
Cet embarras que produit heureusement Rancière semble productif pour qui entend aujourd’hui réfléchir au devenir du théâtre politique — et à la « politique du théâtre ». Il met du désordre dans les « évidences » qui identifient ce que théâtre et politique peuvent être, signifier et produire. Il rappelle ainsi, face à la « passion inégalitaire » qui obstrue l’horizon et, telle une boucle, ressasse ses traitements et médications, « en quoi consiste un processus de subjectivation politique : dans l’action de capacités non comptées qui viennent fendre l’unité du donné et l’évidence du visible pour dessiner une nouvelle topographie du possible. […] Elle est la mise en oeuvre de la capacité de n’importe qui, de la qualité des hommes sans qualité. »