La traversée des décombres À propos de Bruno Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes

, par BENSAÏD Daniel

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Avec Walter Benjamin. Une vie dans les textes, Bruno Tackels, porte au jour une facette trop souvent oubliée du philosophe : son engagement politique. Si celui-ci a parfois pris la forme paradoxale d’un désengagement et d’une prise de distance vis-à-vis de l’idéal révolutionnaire, c’est, comme le souligne Daniel Bensaïd, parce que Benjamin avait une conscience aigue des nombreux écueils qui jalonnent le chemin des lendemains qui chantent. Son regard lucide sur la révolution russe et le parti communiste le condamna ainsi à une sorte de « solitude héroïque », et il n’aura dès lors de cesse de tenter d’« organiser son pessimisme ».

Le projet de Bruno Tackels est ambitieux : habiter l’oeuvre de Walter Benjamin pour saisir de l’intérieur « ce qui se joue dans la tête d’un homme qui descend vers l’enfer ». S’il peut compter pour cela sur le travail considérable, hélas inachevé, de Jean-Michel Palmier, le résultat n’en est pas moins imposant, en volume (plus de 800 pages) comme en érudition. Il s’agit de déchiffrer une « vie cryptée » qui se serait acharnée à brouiller les pistes, à effacer les traces, pour mieux se cacher dans ses œuvres. De la philosophie du langage à la critique du concept d’histoire, en passant par la question de l’Université, de la guerre, ou des métamorphoses de l’oeuvre d’art, cette traversée au long cours rassemble avec patience et méthode les pièces de la mosaïque benjaminienne. À la différence de tant d’autres lectures, elle a le mérite de ne pas esthétiser Benjamin pour mieux le dépolitiser, mais de donner une juste place à sa problématisation du rapport entre la politique et la fonction intellectuelle.

Tackels prend au sérieux la politique de Benjamin et sa volonté déclarée de la « désinfecter de tout dilettantisme moralisateur (1) », au lieu de la considérer comme une coquetterie, une toquade, une tolérable excentricité, ou simplement comme le signe de faiblesse d’un homme hésitant, subjugué par l’esprit fort de Brecht. Il reconnaît en lui un « artisan de la révolution » qui informe dès 1924 son ami Scholem, émigré en Palestine, de son « intense attention sur l’actualité d’un communisme radical ». Réputé irrésolu, c’est pourtant avec vigueur qu’il revendique, face au scepticisme du même Scholem, de « hisser le drapeau rouge à la fenêtre », quand bien même il ne s’agirait que d’un « haillon ».

Benjamin et la révolution

Son article de 1929 sur le surréalisme exprime, écrit Tackels, une impressionnante théorie de la politique, chargée de « transformer la mort qui gagne en politique révolutionnaire » (2). Il s’agit ni plus ni moins que de conjuguer l’expérience surréaliste (ou anarchiste) de la liberté avec « cette autre expérience révolutionnaire, l’expérience constructive, dictatoriale de la révolution », de « lier la révolte à la révolution » et de « gagner à la révolution les forces de l’ivresse ». Ambitieux programme, déclaré au moment même où la Révolution russe est étouffée par la raison d’État et la pétrification bureaucratique.

C’est de ce point de vue que Benjamin se permet de malmener les « publicistes d’extrême gauche ». Représentant « une frange de couches bourgeoises décadentes qui tentent de s’assimiler au prolétariat », ils ne veulent en fait constituer que « des cliques » et non des partis, produire des modes et non pas des écoles. Il perçoit aussi chez les intellectuels français de gauche ce « sentiment d’obligation, non à l’égard de la révolution mais à l’égard de culture traditionnelle », qui rapproche leurs contributions de celles des conservateurs : « Cette position de la gauche bourgeoise se caractérise par l’incorrigible penchant à accoupler la morale idéaliste et la praxis politique (3). »

L’article de 1926 sur Goethe pour l’Encyclopédie soviétique traçait déjà le portrait négatif de ce que l’intellectuel ne peut et ne doit plus être (4) : se ranger du côté de l’État, se faire l’artisan d’un compromis historique aux dépens de la révolution nécessaire, avec pour résultat cette inquiétante Allemagne « où le manteau magique est suspendu à côté du casque d’acier (5) ». Ces lignes visionnaires semblent faire écho aux sombres prophéties de Heine, qui évoquait un siècle plus tôt les redoutables philosophes de la nature à venir : « Le philosophe de la nature sera terrible en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, qu’il peut évoquer celle de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens Allemands [...]. Alors, et ce jour hélas viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux et essuieront de leurs yeux la poussière séculaire [...]. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle... Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre autour de l’Allemagne pour voir de grands et terribles jeux (6). »

Face à la montée des périls, s’impose chez Benjamin une urgence de la décision qui lui fait endosser l’héroïsme tragique d’un outsider malgré lui. Sa vie solitaire semble enfermée dans des triangles infernaux : celui de ses compagnes (Jula, Dora, Asja) ; celui de ses correspondants (Adorno, Brecht, Scholem) ; celui de ses lignes de fuite brisées (Moscou, Jérusalem, New York) ; celui de ses pôles magnétiques (judaïsme, anarchisme, communisme). Condamnée à l’exil et à l’errance (Capri, Ibiza, Berlin, Paris, Moscou, Svedenborg...), elle est le reflet douloureux des impasses de l’époque. Quand il se tourne vers la Russie soviétique, il lui est déjà impossible d’adhérer à l’ordre bureaucratisé des vainqueurs et des parvenus. Son départ lamentable de Moscou lorsque, « sa grande valise sur les genoux », il s’en va « en pleurant, par les rues crépusculaires, à la gare », est lourd de plus d’un échec. Ce qu’il pleure, ce n’est pas seulement l’amour déçu avec Asja Lacis, mais aussi cette révolution flétrie avant d’avoir fleuri, qui s’étatise à grande vitesse.

Il ne faut pas confondre cette position incommode d’outsider avec celle, confortable, du compagnon de route ou de l’éternel « sympathisant », dont Dionys Mascolo disait qu’il était « le pire sous-produit du stalinisme ». Ceux qui, « n’ayant pas éprouvé de raisons assez profondes de se dire communistes manquent bien naturellement des raisons de se révolter contre ce qui défigure le communisme (7) ». Le sympathisant est un dilettante qui, au nom d’une indépendance affectée, se défausse de ses responsabilités. Derrière une apparente retenue, l’outsider atypique qu’est Benjamin ne va pas jusqu’aux engagements partisans d’un Naville, d’un Péret, ou d’un Serge, mais il assume les siennes, au prix d’une héroïque solitude, jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences.

Dans le crépuscule des années 1930 (le nazisme au pouvoir, la révolution espagnole trahie, les procès de Moscou), la situation de l’intellectuel n’est pas simple. On peut entendre le souci de ne pas se tromper sur le « danger principal », ou le scrupule de « ne pas hurler avec les loups », dont témoignent ses conversations avec Brecht à Svedenborg. Brecht reconnaît alors qu’en Russie « règne une dictature sur le prolétariat » voire « une monarchie ouvrière », que « des cliques criminelles sont à l’oeuvre », que « nous sommes couverts de cicatrices ». Mais « il est en exil, attend l’Armée rouge » et « suit les écrits de Trotski ». Si « une approche sceptique au sens où l’entendaient les classiques » est de mise concernant la Russie, il est cependant (encore) prématuré d’en « tirer une politique comme celle de Trotski ». Moins « politique » en apparence que son hôte, plus laconique, Benjamin est peut-être plus déterminé, lui qui ose critiquer les fronts populaires « où tous sont accrochés au fétiche de la majorité de gauche et ne se trouvent pas gênés que celle-ci mène une politique avec laquelle la droite provoquerait des insurrections ». Ce qui est terrible à ses yeux dans le cas de l’Espagne, « c’est que le martyre n’est pas subi au nom de la propre cause, mais au nom d’une proposition de compromis avec le machiavélisme des dirigeants russes et le mammonisme des dirigeants locaux (8) ». Peu d’intellectuels ont eu alors cette lucidité et ce courage de « brosser l’histoire à rebrousse-poil ».

Dès 1931, Benjamin confiait à Scholem n’avoir « aucune illusion sur le sort de ses affaires dans le parti, ni sur la durée d’une possible appartenance au parti ». Il ne faudrait pas moins qu’une révolution bolchevique en Allemagne pour modifier cette situation, sans aller jusqu’à espérer toutefois qu’un parti victorieux verrait son travail d’un autre oeil, mais du moins lui rendrait-il possible « une écriture autre ». En 1926, déjà, il écrivait à sa compagne Jula que ce qui sortirait de la Russie pourrait être une société socialiste, « mais la lutte qui en décide est en cours et ne s’interrompt pas (9) ». Cette notion de lutte ininterrompue, au moment où fait rage à Moscou la polémique stratégique entre « révolution permanente » et « révolution par étapes », n’est ni anodine ni naïve. À l’époque, son intérêt hétérodoxe pour l’Histoire de la révolution russe de Trotski ou l’éloge du livre de Naville, Les Intellectuels et la Révolution, sent plutôt le souffre (10).

Audace logique, chèrement payée : au-delà de Goethe, c’est le temps de l’intellectuel voltairien qui est révolu, le temps de la prudence d’existences « entièrement subordonnées aux catégories bureaucratiques de la compensation, de la médiation, de l’ajournement », de l’accommodement avec « le monde de l’insuffisance, du compromis, des contingences, de l’irrésolution érotique et de l’hésitation politique (11) ». Ces lignes sont directement inspirées de Naville, qui oppose lui aussi, « aux périodiques et molles secousses du contentement public [...], une certaine désespérance fondamentale » qui serait le propre des « esprits sérieux, non fatigués, appliqués à leur objet » : « C’est dire que ce même pessimisme permettra la recherche de moyens extrêmes pour échapper aux nullités et aux déconvenues d’une époque de compromis comme le sont presque toutes les époques (12). » Benjamin tient peut-être de lui l’idée qu’il s’agit d’organiser le pessimisme.

Organiser le pessimisme

La tâche de l’intellectuel ne sera plus jamais la même, semble-t-il dire de diverses façons. Il ne met cependant guère le concept même d’intellectuel à l’épreuve de ses métamorphoses, à un moment où cette catégorie sociologique commence à se diluer et à perdre son aura. De sorte qu’il n’échappe pas toujours à la culpabilité et à la mauvaise conscience du compagnon de route, méthodiquement entretenue par l’ouvriérisme stalinien. Lui-même traque dans les romans de Malraux ces « personnages qui vivent pour le prolétariat mais n’agissent pas en prolétaires ». Même si ce n’est pas faux, et s’il est vrai que « la prolétarisation de l’intellectuel ne produit jamais un prolétaire », Benjamin semble se condamner ainsi à un rôle d’« intellectuel de négation », tenté de se nier en tant qu’intellectuel sans parvenir à s’assumer comme militant. Si les thèses Sur le concept d’histoire sont « un magnifique document révolutionnaire », constate Eagleton, elles évoquent constamment la lutte des classes en termes de conscience, d’image, de mémoire et d’expérience, mais restent silencieuses sur la question des formes politiques : « Coincé entre stalinisme et social-démocratie, il ne reste guère à Benjamin que l’expérience (13). » Écartelé entre « le pragmatisme de Brecht » et « l’ésotérisme patricien d’Adorno », il se tient à « un carrefour de contradictions auquel aucun intellectuel révolutionnaire ne peut aujourd’hui encore se soustraire (14). »

« Un benjaminien, cela n’existe pas », affirme Bruno Tackels. Et pour cause ! Dans une « époque dramatiquement gangrenée par le social-humanisme pathétiquement moral », la radicalité et l’intransigeance ne sont guère de saison. Plus qu’hier encore, ce qu’il reste d’intellectuels professionnalisés a le goût des cliques plutôt que des partis, des modes plutôt que des combats de pensée. De là à déclarer, comme le fait Tackels dans une postface en forme de lettre adressée au spectre de Benjamin, que « vous n’avez laissé aucune empreinte nette dans l’univers intellectuel d’aujourd’hui », il y a loin. Aucune empreinte « nette », soit. Pour quelqu’un qui crypte en permanence, qui s’emploie avec méthode à effacer ses traces, et pour qui le blanc entre les lettres peut changer le sens d’un texte, la netteté n’est pas de mise. L’empreinte laissée n’en est pas moins énorme. Au point que Benjamin soit devenu lui-même une mode académique, avec le cortège de malentendus qui s’en suit.

Nombre de ceux qui, aujourd’hui, tressent en dilettantes des louanges à Benjamin sont incapables de se hisser au niveau d’intransigeance de celui qui a joué sa vie dans sa pensée. L’empathie de Bruno Tackels envers son personnage est en revanche convaincante et communicative. Son post-scriptum audacieux — « Cher M. Benjamin... » — n’en comporte pas moins deux surprises qui gâtent quelque peu le propos.

Optimisme et innovations techniques

« Qu’auriez-vous fait là-bas ? Dans cette autre vie qui, du coup, ressemble forcément à un Éden... », si vous aviez réussi à franchir la frontière des Pyrénées, demande-t-il à son interlocuteur imaginaire. Question incongrue. Pas plus New York que Jérusalem ne sont, pour Benjamin, des refuges sérieusement envisageables. Son sort est indissolublement lié, non par quelque antique destin, mais par les contradictions réelles d’un monde en guerre, à une Europe qui se meurt. Dans sa 49e année (une pour chacun des 49 degrés de signification cachés dans chaque passage de la Torah), il est mort comme un chien avec ce « monde d’hier », au bout d’un chemin qui ne menait plus nulle part. Vaincu absolu, dont le cadavre même a effacé ses traces, il a pris place à son tour dans l’interminable cortège des vaincus, en un temps où les vainqueurs n’étaient pas beaux à voir. Le happy end pour lui était impensable. S’il n’est pas facile d’imaginer Sysiphe heureux, imaginer Walter heureux est bien plus difficile encore. Il est voué, lui aussi, à « démolir ce qui existe, non par amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse (15) ».

Plus troublant encore sont l’optimisme et la foi dans la technique dont témoigne le post-scriptum de Bruno Tackels. Au lieu d’organiser le pessimisme pour mieux le retourner, il affirme en confiance que « l’art, passant par le médium technique, aura nécessairement des effets révolutionnaires ». Il croit voir s’accomplir « le monde messianique » à travers « la logique de l’écriture mondialisée » : « Ayant accès à tous les textes, l’internaute, dans un avenir extrêmement proche, pourra s’approprier tous les textes sans en passer par la logique du livre, donc de la marchandise (16). » Que d’imprudence dans ce « donc » ! Comme si la numérisation échappait à la marchandise ! Comme si la marchandisation était réservée aux objets matériels ! Et comme si la technique ne pouvait aussi favoriser le « verbiage », le bavardage assourdissant des blogueurs autistes, et l’écriture réflexe où l’on écrit avant de penser. Plutôt se taire, recommandait Benjamin, « qu’intervenir par des mots sans poids ».

Au terme de son périple benjaminien, sacrifiant paradoxalement aux illusions du progrès, Tackels espère que la technique Internet permettra de renouer avec l’époque où le conteur venait faire le récit des mythes fondateurs devant l’assemblée villageoise, dont une communauté d’internautes serait l’équivalent contemporain. C’est ignorer l’ambivalence de la technique : selon les rapports de forces dans lequel elle s’inscrit et l’usage social qui en est fait, la même technique peut aussi bien contribuer à atomiser une communauté et à enfermer chacun et chacune dans sa « solitude branchée ».

« Quand on regarde ce qui se passe aujourd’hui avec Internet, on se dit que vous avez mis dans le mille », se réjouit le biographe. C’est souligner involontairement la tendance de Benjamin à attribuer aux innovations techniques détachées de leur contexte social un rôle historique démesuré. Mais l’optimisme technologique de Tackels est à mille lieues de « la disparité criante entre les moyens gigantesques de la technique et l’infime travail d’élucidation morale dont ils font l’objet », que soulignait Benjamin en 1930 dans sa Théorie du fascisme allemand, et qui n’a cessé depuis de se creuser. Emporté par son enthousiasme progressiste, il affirme que « le médium Internet réussit à contrer efficacement les logiques dominantes de la propriété privée (17) ». Réussit ? C’est confondre les potentialités de gratuité et de mise en commun de l’intelligence socialisée avec le marché réellement existant du numérique. « Que pensez-vous de cette piste ? », demande guilleret le biographe au spectre. On imagine le glacial silence d’outre-tombe qui lui répond.

Il y a de la dynamite dans la pensée de Benjamin, rappelle Tackels. Mais ici, ajoute-t-il, « on l’a beaucoup diluée avec grande modération (18) » ! En effet. Pourquoi la diluer, la modérer, désamorcer sa charge explosive ? Faut-il donc craindre « l’effondrement formidable d’un cratère » qui engloutirait l’ordre existant ? Ou bien voir dans cette tiède prudence la preuve a contrario que la mèche lente allumée par le pauvre Walter brûle encore ?

P.-S.

NDLR : Les notes de cet article sont manquantes.

Article paru dans La revue internationale des livres & des idées (RILI), n° 13, septembre-octobre 2009.

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