Cher Daniel,
Tu as accueilli avec générosité la création de la RiLi, il y a plus d’un an maintenant, non seulement en acceptant de rendre compte dans nos pages de la parution aux éditions Syllepse de Changer le monde sans prendre le pouvoir, le livre éminemment discutable (cette formule est sous ma plume laudative) de John Holloway, auquel tu reproches d’être victime de ce que tu appelles l’« illusion sociale », mais aussi en faisant connaître notre revue aux lecteurs de Rouge, l’hebdo de la LCR.
Nous n’avons pas rendu compte alors d’un livre important que tu as publié chez Albin Michel à la même époque, Éloge de la politique profane. C’est regrettable. Il n’est pas trop tard pour le faire. Ce livre n’est en effet pas prêt de perdre son actualité. Tous ceux, notamment, qui jugent que la création du Nouveau Parti Anticapitaliste dans lequel la LCR va bientôt se « dépasser » pourrait possiblement être un moment décisif de la recomposition d’une gauche de gauche seraient bien avisés de le lire. Tu y développes de manière approfondie le cadre historique, politique et théorique qui est celui selon toi de la fondation du NPA. Inévitablement, tu y entreprends aussi une cartographie polémique des débats contemporains qui accompagnent la redéfinition en cours, après la « glaciation » des années 1980, des termes d’une politique d’émancipation radicale.
J’apprécie tout particulièrement dans ce livre le sens des problèmes (ou des contradictions) dont tu fais montre. Tu apparais généralement soucieux non seulement de les repérer, mais aussi d’en souligner la réalité et la persistance, autrement dit la résistance qu’ils opposent à nos tentatives pour les refouler insidieusement ou les résoudre prématurément. Cela fait de toi un lecteur attentif, qui veille à restituer toute la complexité, et donc la force, des auteurs que tu critiques. Tu évites ainsi les anathèmes trop faciles auxquels beaucoup se livrent en lieu et place d’une polémique productive. Ce qui ne t’empêche pas d’adopter un style de pensée plus positif, pour ne pas dire dogmatique : tu es aussi dans l’affirmation, tu prends position, ta pensée est engagée. Il me semble que les pensées les plus intéressantes combinent justement ces deux traits à première vue opposés : d’une part, sensibilité aux apories qui dans la pratique (théorique ou politique) viennent interrompre et, pour ainsi dire, bloquer notre cheminement assuré et, d’autre part, capacité à prendre des décisions.
Cette capacité est je crois ancrée chez toi dans une disposition existentielle, que l’on éprouve à te lire : le refus, non négociable, de tout ce qui vient entraver ou écraser la possibilité d’une vie véritablement humaine. Cette disposition est loin d’être universelle, est loin d’être la chose du monde la mieux partagée. L’animal humain passe son temps à s’accommoder de l’insupportable, à rendre l’insupportable supportable, à développer des stratégies pour vivre et survivre au milieu du désastre et de la catastrophe. Tu n’es pas de ceux pourtant qui dévalorisent les bricolages et les petits agencements qui permettent, précisément, de survivre, ou de vivre, dans un monde dévasté par les tornades d’une violence mortifère que tu appelles capitalisme. Tu n’es pas non plus de ceux qui décriraient le monde comme un grand cimetière, où n’erreraient que des zombies, des morts-vivants. Tu es pour cela trop attentif à l’exigence démocratique et aux résistances créatrices qui renaissent et se déploient, toujours, partout. Mais, pour toi, si je t’ai bien lu, la politique, en un sens, est un art de rendre insupportable l’insupportable, un art visant à aiguiser notre perception de l’insupportable et notre désir d’une vie qui ne soit pas une survie. Un grand « non » et un grand « oui ». C’est là le fondement de ce que tu as appelé « pari mélancolique ».
Toutes ces caractéristiques de ton style de pensée se retrouvent au fil des entretiens et des essais réunis dans Penser Agir, entretiens et essais dont l’écriture couvre une période qui va de 1991 à 2008 (les dates ont leur importance). On peut y lire l’insistance et la précision progressive des convictions qui t’animent, ainsi que l’esquisse et l’écho des thèses que tu as développées de livre en livre : non seulement dans Éloge de la politique profane, mais aussi, notamment, dans La Discordance des temps (Éditions de la Passion, 1995), Marx l’intempestif (Fayard, 1995), Le Paris mélancolique (Fayard, 1997), Éloge de la résistance à l’air du temps (Textuel, 1998) (déjà un éloge !), Qui est juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire (Fayard, 1999), Les Irréductibles. Théorèmes de la résistance à l’air du temps (Textuel, 2001), Fragments mécréants (Lignes-Léo Scheer, 2005) et Les Dépossédés (La Fabrique, 2007). Tu y bouscules certains lieux communs de ce que tu appelles le postmodernisme.
Tu soutiens contre ce dernier une série de points : il existe bien un système, le capitalisme, et une logique propre à ce système, logique qui est irréductible aux excès et abus d’un libéralisme débridé. Cette logique est celle de la loi de la valeur — qui réduit toute richesse à une accumulation de marchandises et qui mesure les personnes et les choses au temps de travail abstrait —, dont la mise en oeuvre, de plus en plus « folle », de plus en plus irrationnelle, de plus en plus destructrice, provoque une crise générale de la mesure, une véritable crise de civilisation. La révolution, c’est-à-dire la construction d’une alternative au système existant, est donc une nécessité, au sens où la logique même du capitalisme ne pourrait être « domestiquée », au sens donc où il n’est pas possible de vouloir que cesse la violence systémique sans vouloir que cesse le système (tu prends soin de préciser que l’imagerie liée aux révolutions emblématiques des XVIIIe, XIXe et XXe siècles doit être critiquée, et tu précises qu’une perspective révolutionnaire n’exclue pas de travailler à des réformes — l’on peut lutter pour des réformes sans être réformiste). Enfin, tu affirmes, d’une part, que le Capital (et donc la lutte de classe) joue un rôle d’unificateur des luttes et des résistances parce qu’il traverse toutes les formes d’oppressions, qu’il n’y a donc pas de solution de continuité, de dissémination radicale des oppressions et des pouvoirs, et, d’autre part, qu’il y a bien une centralité et une éminence du pouvoir d’État, ce qui t’amène à remettre au coeur du débat la question de la stratégie, en rupture avec l’« illusion sociale » qui affirme l’autosuffisance des mouvements sociaux et la possibilité de faire l’économie d’un moment politique. Ces thèses, liées les unes aux autres, te conduisent à remettre à l’ordre du jour les questions de stratégie et à défendre la forme parti et le centralisme démocratique (pas de démocratie sans certaines formes de centralisme).
Je pourrais reprendre à mon compte une grande partie de ces thèses... mais pas sans discussion ! Je ne suis en effet pas tout à fait convaincu par la façon, trop indéterminée il me semble, dont tu formules la question de la totalisation opérée par la marchandisation capitaliste du monde. Je trouverais vraiment difficile de ne pas te suivre sur ce point : le capitalisme existe bel et bien, nous avons bien affaire à un système et ce dernier tend à subsumer toutes les formes de vie, toutes les organisations sociales, donc aussi toutes les formes de domination. Il y a bien un effet de totalisation. En revanche, je crois qu’il importe de proposer une image plus précise de la nature particulière de ce système en tant que système, de la façon concrète dont il fonctionne et lie ses parties, dont ses parties subsistent en lui, ce qui nous renvoie à la question de la nature du pouvoir. La chose a évidemment une incidence importante sur la manière dont on conceptualise (et pratique) la révolution — si l’on souhaite maintenir l’usage de ce terme. Isabelle Stengers et Philippe Pignare, dans La Sorcellerie capitaliste, décrivent bien le capitalisme comme un système, mais je dirais que sa nature est assez différente de celle que tu as en tête. La chose a aussi son importance pour ce qui est de la pensée de l’articulation des oppressions et des luttes. Pour ma part, je ne crois pas que l’on puisse s’en tirer en invoquant l’unification opérée par le Capital lui-même. Même si cette unification peut servir de médiation en vue de l’articulation des luttes, elle ne peut suffire à cette tâche, pour la simple et bonne raison qu’elle a un reste, que l’on ne peut pas déduire du capitalisme le sexisme, le racisme, etc. qui subsistent pour une bonne part indépendamment de lui ; on ne peut d’ailleurs pas davantage déduire l’antisexisme, l’antiracisme, etc., de l’anticapitalisme. Mais à vrai dire, il ne me semble pas que la description de la distinction et de l’articulation réelles des formes d’oppression et de domination soit véritablement le problème, pas plus d’ailleurs que la considération abstraite de leur possible articulation politique. Le problème est bien davantage le fait que l’on n’a pas fini de prendre la mesure pratique et intellectuelle de ce que le mouvement ouvrier, en s’institutionnalisant dans le cadre de l’État national/social, a adopté et intériorisé, tout en contribuant à les définir, les normes de la respectabilité petite-bourgeoise nationale (hétérosexisme, familialisme, etc.).
J’aurais quelques autres points « massifs » à discuter. Est-ce qu’en parlant d’« illusion sociale » et de « mouvements sociaux », tu ne te donnes pas implicitement une définition commode, parce que restrictive, de ce qu’est la politique, définition qui ignore ce qui est en question, justement la question de savoir ce qui est politique ? En quoi les mouvements sociaux ne sont pas des mouvements politiques ? En quoi se tenir à distance de l’État et de la politique institutionnelle ne serait pas politique ? Pourquoi la politique ne serait que le fait d’organisations à vocation hégémonique ? Ces questions ont un sens même si l’on partage les grandes lignes de ta critique de John Holloway et de l’« illusion sociale ».
Mais je voudrais ici t’adresser surtout une question plus précise, plus délimitée, qui renvoie plus immédiatement aux orientations qui seront celles du NPA.
Tu critiques les ambiguïtés de l’antilibéralisme. Tu réaffirmes une perspective révolutionnaire. Mais dans l’ensemble des textes réunis dans Penser Agir, ce qui me paraît fortement dominer, au-delà de considérations générales sur la nécessité d’une révolution sociale et écologique, c’est une perspective qui reste bien en deçà, une perspective au mieux de retour au statu quo ante, de défense de ce qui reste dudit compromis social des Trente Glorieuses, et même plus concrètement de défense de l’emploi.
Sans doute ne sommes-nous pas sortis d’une période de régression, où les luttes ont un tour nécessairement défensif. Et je ne peux que partager ce qui semble être devenu la devise de la LCR : « Nos vies valent plus que leurs profits. » Autrement dit, je ne vois moi non plus aucune raison d’accepter que les travailleurs paient le prix des transformations du capitalisme.
Mais je me demande s’il est encore possible et souhaitable de limiter notre horizon à celui de la société salariale des Trente Glorieuses. Les conditions politiques, sociologiques, historiques qui ont rendu possible le compromis social de l’après-guerre peuvent-elles être à nouveau réunies ? Peut-on véritablement avoir pour perspective l’inversion du rapport de forces actuel de manière à, pour ainsi dire, remonter le cours de l’histoire et revenir sur les défaites passées ? S’agit-il pour nous vraiment de revenir au plein emploi — fusse par la réduction du temps de travail — et à la société salariale ? Cette perspective est-elle souhaitable et susceptible de fournir le ressort d’un désir et d’une puissance d’agir collective retrouvée ? Comment comprendre, de ce point de vue, que ton livre ne fasse pas écho (même sur un mode polémique) à la critique du salariat et de l’emploi dont les mouvements des chômeurs, des précaires et des intermittents du spectacle de ces dernières années ont été les porteurs ? Tu ne fais pas non plus référence, au-delà même de ces mouvements, aux discussions sur la revendication d’un revenu optimal garanti universel. Cette revendication et ces mouvements sont peut-être problématiques, et ils n’offrent sûrement pas de solution miracle. Mais il me semble que la réouverture du problème de la libération du travail, du rapport salarial, qu’ils se sont efforcés d’opérer, est assez susceptible de résonner positivement chez beaucoup d’entre nous, chez beaucoup de nos contemporains, alors que précariat et gestion néolibérale sont devenues la norme.
Pour dire les choses nettement, je crains que le Nouveau Parti Anticapitaliste, s’il n’est pas capable de porter ces perspectives nouvelles, de se les approprier et de les traduire, ne se transforme rapidement en Nouveau Parti Socialiste, en parti social-démocrate, en parti « travailliste », ce qui serait un comble alors que la social-démocratie a épuisé toutes ses ressources historiques, alors même que cet épuisement rouvre peut-être des perspectives prometteuses.
Quoi qu’il en soit, le Nouveau Parti Anticapitaliste vaudra très certainement infiniment mieux que le défunt Parti Socialiste. La RiLi participera activement aux débats qui ne manqueront pas de surgir avec sa création. C’est bien pourquoi je me suis permis de t’adresser ce compte rendu de lecture un peu particulier, ces quelques remarques et questions trop rapides, pour contribuer modestement à lancer le mouvement avec vous.
Amitiés et solidarité, Jérôme Vidal.