Préface : L’étincelle et les abeilles : la révolution de 1946 en Haïti
Contrairement à ce que l’on pense d’habitude, Haïti fait partie de l’Amérique Latine — un terme qui n’a de signification que linguistique, car du point de vue ethnique, historique et culturel, il faudrait parler d’Afro-Indo-Amérique. Comme les autres pays de ce continent, son histoire moderne est soumise à la domination des États-Unis d’Amérique. Elle est faite des inégalités sociales croissantes, du pouvoir d’une insolente oligarchie, des dictatures militaires aux régimes corrompus qui se succèdent pratiquement sans interruption. Mais aussi d’une culture populaire d’une incroyable créativité. Celle-ci s’exprime dans les cultes magiques du vaudou, dans les arts plastiques, la musique, la danse, la poésie, la littérature. Ce sont aussi des pays de haute combativité populaire, de luttes, de révoltes, d’insurrections.
Haïti a inauguré le cycle des révoltes anticoloniales du continent avec Toussaint Louverture. Puis il y eut la Révolution de 1946, laquelle a ouvert un autre cycle de soulèvements populaires, qui se traduira par des mouvements révolutionnaires en Bolivie en 1954, à Cuba en 1959-60, en Argentine avec le Cordobazo de 1969, au Nicaragua en 1979, au Chiapas en 1994, en Argentine en 2001, enfin en Bolivie en 2005.
Comme souvent dans cette histoire mouvementée, les fruits de la révolte populaire haïtienne de 1946 ont été confisqués par une junte militaire, suivie, après un bref interlude démocratique (le président Estimé), d’une succession de dictatures sanglantes jusqu’à la fin du siècle. Cependant, l’événement est resté dans la mémoire populaire haïtienne comme un moment exaltant de libération et d’espoir.
Un des aspects les plus étonnants de la Révolution haïtienne, dite des « Cinq Glorieuses de 1946 », a été le rôle joué par des étincelles poétiques dans le déclenchement de l’explosion. Cela vaut pour Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, l’ouvrage qui a inspiré, plus que tout autre, la jeunesse rebelle haïtienne ; par les écrits de la revue Tropiques d’Aimé Césaire, avidement lu en Haïti ; par le recueil de poèmes Étincelles (1945) de René Depestre ; et par les conférences d’André Breton en décembre 1945, les plus directement associées à l’insurrection de janvier 1946, comme on va le voir dans les pages qui suivent. Ces étincelles sont tombées sur une poudre sèche et inflammable : la rage du peuple haïtien et son désir de liberté. Cette fusion explosive entre poésie et insurrection, surréalisme et révolte sociale, est un cas peut-être unique dans l’histoire des révolutions modernes.
Mais le miel de la révolte, au goût d’acacia et d’oranger, a été recueilli et fabriqué par les abeilles de La Ruche, la revue des jeunes Haïtiens rebelles, qui a publié la conférence de Breton à l’Hôtel Savoy, et dont l’interdiction a été le motif immédiat de la grève et du soulèvement. Ces jeunes, eux-mêmes poètes, artistes et révolutionnaires à la fois, ont été les principaux instigateurs, organisateurs et promoteurs de la Révolte de Janvier 1946.
Ce volume est composé de deux essais : le premier, de Michael Löwy, avance quelques hypothèses sur les rapports entre les conférences d’André Breton et les événements de Janvier ; le deuxième, le témoignage de Gérald Bloncourt, un des meneurs des « Cinq Glorieuses » (les journées du 7 au 11 janvier). Ces textes sont suivis de nombreux documents, poèmes, photos, dessins, témoignages, coupures de journaux et d’une étude historique sur les événements de 1945-46. Ce livre est, à notre connaissance, le premier à être publié sur la Révolution haïtienne de 1946 avec le témoignage de l’un de ses principaux leaders. Soixante années après, il était temps de combler cette étrange lacune...