« C’est pas un complot de gauchistes ! C’est l’ensemble de la communauté scientifique qui dit qu’on dépasse les limites. » Cette précision donnée par Laurent Ripart peut-être utile pour démarrer, vu que notre interlocuteur est d’abord connu pour être le premier homme élu sous la bannière LCR au conseil municipal de Chambéry. Mais ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est sa casquette d’enseignant chercheur spécialisé dans l’histoire médiévale de la Savoie, notamment du temps où elle était encore une terre du royaume de Bourgogne. Car c’est en tant que tel que, lors d’une cérémonie publique et collective, il a envoyé cette semaine par la poste à Sarko ses derniers articles publiés afin que le président puisse juger de son travail. On a donc profité de l’occasion pour discuter avec lui de la réforme de la recherche entreprise par le gouvernement, mais aussi du rôle de l’université de Savoie dans l’étude de notre histoire.
- Alors, Laurent Ripart, comme ça vous envoyez vos copies à Sarkozy ?
Oui, avec une trentaine d’enseignants chercheurs, nous lui avons fait parvenir les dernières recherches que nous avons publiées.
- Et vous pensez qu’il va comprendre la valeur de ces travaux ? Je pense notamment à l’un de vos articles intitulé « La croisade du comte Amédée III : un potlatch sans intérêt ». Pas facile de cerner le sujet... C’est quoi un potlatch ?
C’est un terme utilisé par les anthropologues. Il s’agit d’une cérémonie effectuée chez les Indiens où l’on détruit tous ses biens. Et on peut comparer le mode de vie des Indiens et celui des sociétés où il n’y a pas vraiment d’état, comme c’était le cas au Moyen Age. Dans le cas de cette croisade, cela signifie que l’on a dépensé des sommes énormes sans qu’on n’y trouve un grand intérêt. Alors je ne sais pas si Sarkozy va le comprendre, mais cet envoi est une réaction à ses déclarations du 22 janvier où il a dit qu’on avait une université d’une insigne médiocrité qui publie moins que les autres. Comme ce que l’on fait n’est pas connu, on a voulu lui rappeler qu’on travaille.
- Sarkozy dit que votre travail devrait être mieux évalué, mais pas forcément par lui...
Nous sommes déjà en permanence évalués ! Lorsque nous soutenons notre thèse, notre HDR (ndlr : diplôme permettant de postuler aux fonctions de professeur des universités), lorsque nous faisons une demande de promotion ou de congé pour recherche. Nous sommes aussi évalués dans le cadre de nos laboratoires tous les quatre ans, ou chaque fois que nous soumettons un projet de recherche. Nous sommes évalués quand nous soumettons un article à une revue, par un comité qui fait un rapport sur nos travaux et décide ou non de les publier. Alors quand il dit que nous ne sommes pas évalués, c’est se moquer du monde ! Mais il veut rajouter à ce dispositif une évaluation supplémentaire qui serait faite par le Conseil National des Universités. Je suis membre du CNU et nous devons évaluer chaque année 350 dossiers de docteurs qui veulent être recrutés à l’université, ainsi qu’une vingtaine de dossiers de collègues qui demande un congé recherche et encore une cinquantaine de dossiers de demande de promotion. On y passe déjà 15 jours par an : quel est l’intérêt de rajouter encore une évaluation supplémentaire ? De plus, le projet est fou. Il faudrait classer les enseignants chercheurs en trois catégories (A, B, C) : ce n’est pas cela une évaluation scientifique d’un projet scientifique.
- On dit que les universités françaises sont à la traîne dans les classements mondiaux...
On conteste les chiffres avancés par Sarkozy qui sont fantaisistes. Il nous parle du classement de Shanghai, mais cela mesure des choses qui n’ont rien à voir. Les universités y sont évaluées en fonction de leur taille. Ce n’est pas un gage de qualité. La qualité d’une recherche se mesure plus au nombre de prix Nobel. Et en France, il est exceptionnel au regard des moyens dont on dispose. Ensuite, au niveau de l’histoire, allez dans une librairie aux Etats-Unis et vous y trouverez un quart des livres qui sont des traductions d’ouvrages français. Pour un Américain, le plus prestigieux, c’est d’être publié en France.
- L’histoire française serait au top mondial ?
On peut dire ça. Elle est très reconnue partout. Et pourtant, au niveau des moyens, on n’est vraiment pas au niveau. Je le vois quand je vais en Italie ou en Suisse. Et là, on prévoit 900 postes en moins dans l’université, le CNRS est littéralement démantelé et on autorise un président à diminuer notre temps de recherche pour augmenter celui consacré à l’enseignement et aux taches administratives.
- Combien de votre temps consacrez-vous actuellement à la recherche ?
Environ deux jours par semaine.
C’est déjà pas mal, 40% du temps...
Non, un tiers, car je travaille six jours par semaine. Mais faudrait pouvoir y consacrer la moitié de mon temps. Car la recherche, c’est quoi ? Allez dans les archives. Cela demande du suivi. Mes collègues italiens ou suisses y consacrent, eux, quatre jours par semaine.
- En quoi le travail que vous pouvez réaliser à l’université est important pour faire avancer la connaissance de l’histoire de Savoie ?
Pendant longtemps, il n’y a pas eu de travail universitaire sur l’histoire en Savoie. Jusqu’à la fin des années 1970 et la création de l’Université de Savoie, ici, il n’y avait que les sociétés savantes, mais elles ne produisent rien. Elles ne font que reproduire des anciens travaux. Les seuls travaux d’histoire sur la Savoie étaient donc italiens. Et si vous regardez les bibliographies de mes publications sur la Savoie médiévale du 11e au 13e siècle, tout est en italien. Mais dans les années 1980, a été montée une recherche en Savoie et on s’est mis à travailler les archives.
- Un illustre historien savoyard m’a dit qu’on pouvait parfois s’interroger sur la pertinence de sujets présentés comme essentiels, alors qu’ils ne le sont pas...
Je peux comprendre des interrogations sur l’intérêt de certains points de l’histoire médiévale. Mais je pense personnellement que c’est fondamental de comprendre comment fonctionnait cette période. Et l’histoire contemporaine a aussi été beaucoup étudiée, notamment par Sylvain Milbach, qui renouvelle en profondeur la connaissance qu’on pouvait en avoir. Car l’intérêt de la recherche est qu’elle fait surgir d’autres documents, d’autres sources.
- Il y un sujet central dans notre histoire contemporaine, c’est l’annexion de la Savoie à la France. Y a-t-il eu des travaux là-dessus qui permettent d’aller au-delà des visions manichéennes qu’on a pu observer ici ou là ?
Oui, il y a eu beaucoup de recherches sur cette période. Un chercheur de l’université est même spécialiste de cela.
- Il faudrait en parler à Hervé Gaymard, lui qui ne cesse de parler de rattachement de la Savoie...
Le rattachement, ça fait beaucoup rire nos collègues italiens. Mais bon, l’histoire, encore faut-il la connaître. Cela n’intéresse pas les politiques.
- Doit-on alors compter sur l’Université pour que les Savoyards connaissent mieux leur histoire ?
C’est une question de valorisation, à échelle de masse. La recherche a une fonction, mais il existe d’autres structures. Soit par l’enseignement secondaire, soit par d’autres moyens, comme votre journal...
Mais dans l’enseignement secondaire, la Savoie n’est pas au programme. Quant à notre journal, il est plutôt mal-en-point...
On essaie aussi d’assumer une mission de valorisation. On va donner des conférences, mais c’est vrai que cela n’est qu’une petite partie de notre rôle. Maintenant, la Savoie a la chance d’avoir un réseau de société savantes très présent et très rare.
- Certes, mais à Chambéry, à peu près personne ne sait ce que représentent les drapeaux des provinces qui flottent pourtant un peu partout. Ni qui est Joseph de Maistre bien qu’il ait sa statue devant le château. Et combien des élèves du lycée savent qui est Vaugelas ?
Mais cela, c’est l’acculturation. Et c’est un peu partout comme ça.
- C’est peut-être aussi dû au fait que personne ne nous l’a appris. On rencontre en revanche encore des gens à qui l’instituteur a enseigné que la Savoie était italienne...
C’est dû à une méconnaissance de l’histoire. Pas grand monde ne sait que l’Italie n’a pas toujours existé.
- On pourrait s’attendre à ce qu’un instituteur le sache. Enfin, vous semblez plutôt satisfait de la connaissance de l’histoire savoyarde...
Les sociétés savantes peuvent faire un super boulot. Et quand on donne des conférences, on voit que l’histoire intéresse en Savoie. Mais on pourrait bien sûr faire plus et mieux. L’université est malheureusement sous employée. Elle a, par exemple, plein de données sur le château, mais alors même qu’il y a un gros projet pour en ouvrir une partie au public et qu’il y a des recherches à faire, on ne nous les donne pas. On préfère les confier aux sociétés savantes. Mais quand on parle de science, c’est aux scientifiques de faire le travail. Et d’autres gros travaux patrimoniaux ne sont pas utilisés dans une logique scientifique, comme les peintures du château de Cruet qui se trouvent au Musée savoisien. Il y a aussi l’Eglise de Lémenc, qui est le seul bâtiment carolingien connu entre Grenoble et Genève. Il n’a jamais fait l’objet du moindre travail sérieux.
- Alors qu’on parle d’autonomie des universités, une université de Savoie autonome ne serait-elle pas incitée à se tourner encore d’avantage vers l’histoire, mais aussi d’accroître ses partenariats avec les collectivités locales ?
Une université de Savoie autonome ne ferait plus d’histoire.
- Pourquoi ?
Vu l’évolution des financements, si cela dépendait du conseil général ou de fondations privées, l’histoire ne serait pas financée, car ce qui intéresse, c’est les projets industriels. On aurait alors des spécialités comme le solaire, la montagne ou la mécatronique. Des grands pôles autour desquels tout tomberait en ruine.
- On pourrait penser qu’une région marquée historiquement comme la nôtre souhaiterait promouvoir son département d’histoire...
Mais on ne peut pas non plus soutenir que l’histoire. L’université, c’est un tout. Et déjà, sur le site de Jacob, nous sommes passés de 3 000 à 2 000 élèves en quelques années. Si on continue sur cette logique, il n’y aura plus d’école doctorale. Et on ne peut pas imaginer d’avoir un département d’histoire qui serait tout seul.