Walter Benjamin : messianisme et émancipation

, par LÖWY Michael

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À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses Sur le concept d’histoire (PUF, 2001) nous nous sommes entretenus avec Michael Löwy, directeur d’études au CNRS et auteur de nombreux livres, dont Rédemption et utopie (PUF, 1988) et Révolte et mélancolie (avec R. Sayre, Payot, 1992).

  • Walter Benjamin critique vivement l’idéologie du progrès » de son temps, dont il perçoit la présence chez les sociaux-démocrates, les staliniens et même les fascistes. Quelles sont les raisons de son opposition au « progressisme » ?

L’idéologie du progrès est très répandue au début du XXe siècle. Elle repose sur l’idée que l’histoire est régie par des lois déterministes, et conduit à un fatalisme selon lequel l’humanité avancerait mécaniquement vers le progrès. La critique du progressisme de Benjamin repose sur deux éléments. Tout d’abord, cette idéologie ne correspond nullement à la réalité. Du point de vue des classes opprimées, l’histoire ne témoigne d’aucun progrès, mais d’une série de défaites. S’il y a progrès, c’est un progrès pour les vainqueurs de l’histoire. Pour les vaincus, cette dernière n’est que soumission et exploitation.

Par ailleurs, pour Benjamin, la foi aveugle en le progrès a désarmé le prolétariat, le laissant impuissant face au fascisme. Dans la vision « progressiste « de l’histoire, il n’y a pas de place pour le totalitarisme. L’histoire conçue comme progrès linéaire ne permet pas d’expliquer l’émergence du fascisme, si ce n’est en le qualifiant de régression épisodique bénigne. Or, Benjamin avait perçu le caractère moderne du fascisme. Pour lui, ce dernier n’est pas un retour au passé, il a la modernité pour condition de possibilité.

  • Le marxisme de Benjamin est hétérodoxe, et ses références largement « hérétiques ». Par ailleurs, Benjamin reconnaît une dette envers la philosophie juive, en particulier celle de Gershom Scholem [1]. Une doctrine si hétérogène peut-elle être qualifiée de marxiste ?

À mon sens, les marxistes les plus intéressants sont ceux qui ont su exploiter des intuitions extérieures au marxisme. Voyez l’utilisation de la psychanalyse par l’Ecole de Francfort, ou l’emploi par Lukacs des catégories sociologiques de Max Weber. Marx lui-même n’a pas produit son œuvre ex nihilo. Il s’est trouvé en dialogue permanent avec les penseurs — révolutionnaires ou non — de son temps.

Benjamin a emprunté à la tradition juive certaines notions fondamentales, comme celle de messianisme. Lorsqu’il dit, dans sa première thèse sur le concept d’histoire, qu’il est nécessaire d’articuler la théologie et le marxisme, on est certes dérouté. Mais la pensée de Benjamin appartient de plein droit à la tradition marxiste, car elle conserve la radicalité de cette pensée. D’ailleurs, la tentative d’allier théologie et critique sociale a été reprise plus tard dans le siècle, sous une forme différente, par les théologiens latino-américains de la libération.

  • Dans la philosophie de Benjamin, le sujet révolutionnaire n’est pas, comme dans le marxisme classique, le prolétariat, mais ce qu’il appelle les « classes opprimées ». Quelles sont les motifs de cette substitution ?

Par « classes opprimées », Benjamin se réfère à toutes les classes dominées du passé, des esclaves antiques au prolétariat, en passant par les serfs. Si Benjamin utilise cette notion, c’est parce que le prolétariat n’est pas la seule catégorie sociale opprimée. Les Noirs, les Juifs, les femmes, les minorités nationales... font aussi l’objet d’une oppression. Ces catégories ne subissent pas seulement l’exploitation économique. Elles souffrent d’une domination spécifique, du fait de leur statut dans la société. Pour Benjamin, le sujet révolutionnaire n’est donc pas exclusivement le prolétariat, même s’il demeure l’élément central de la lutte des classes. Sur ce point, son analyse est d’ailleurs d’actualité. Aujourd’hui, on ne peut plus parler d’un seul sujet révolutionnaire. Il existe une pluralité de groupes sociaux en lutte : les femmes, les chômeurs, les sans-papiers, les indigènes...

  • Benjamin reprend à son compte certains aspects du messianisme juif. Comment allie-t-il ce dernier avec la question de l’émancipation sociale ?

Ce que Benjamin conserve du messianisme, c’est son caractère libérateur, sa charge explosive, qu’il transfère du champ religieux au champ politique. La révolution, en ce sens, consiste en une sécularisation de l’espoir de rédemption messianique. Il est à noter que le messianisme de Benjamin est un messianisme collectif. Benjamin ne s’intéresse nullement à la figure du Messie, contrairement aux philosophes juifs. Le Messie, pour Benjamin c’est le peuple, c’est-à-dire chaque génération politique qui lutte pour sa propre émancipation.

  • L’une des sources d’inspiration de Benjamin est le romantisme. Or, ce dernier est traditionnellement considéré comme une idéologie réactionnaire, opposée aux « Lumières » de la modernité. Comment Benjamin transforme-t-il le romantisme en doctrine révolutionnaire ?

C’est à tort que le romantisme est considéré comme une idéologie réactionnaire. Comme toute idéologie, le romantisme comporte deux versants : l’un conservateur, l’autre révolutionnaire. Le romantisme est une vision du monde opposée à la civilisation moderne au nom de valeurs du passé. Un auteur comme Rousseau s’inscrit parfaitement dans cette tradition. Or, on ne peut pas dire que Rousseau était un réactionnaire, c’était au contraire un démocrate. On trouve également un courant romantique en économie politique. Prenez Sismondi, qui rêvait d’un retour à une production de type artisanal. Marx, dans le Manifeste communiste, critique le romantisme économique de Sismondi, mais cela ne l’empêche pas de s’en inspirer. Walter Benjamin est très influencé par le romantisme. L’idée, là encore, est de critiquer le « désenchantement » du monde moderne au moyen de catégories pré-modernes. Il ne s’agit évidemment pas de prôner un simple « retour au passé », mais d’actualiser la charge révolutionnaire contenue dans certaines valeurs pré-capitalistes.

  • Pour Benjamin, les révolutions futures serviront à « réparer » les défaites passées. Quel est le sens de cette « réparation » ? Par ailleurs, quel lien peut-on établir entre les générations passées et la génération qui lutte aujourd’hui contre la mondialisation libérale ?

Examinons un exemple concret, très important pour penser la situation actuelle : le mouvement zapatiste. On ne comprend rien au zapatisme si on ne voit pas qu’il repose sur l’idée d’une réparation des injustices commises pendant des siècles de colonisation. Le soulèvement zapatiste avait d’ailleurs été programmé pour la date de la célébration officielle des cinq cents ans de la « découverte » des Amériques. Ce devait être, au premier chef, un acte de protestation et de demande de réparation contre les vainqueurs de l’histoire, les tenants de l’histoire « officielle », au nom des indigènes opprimés depuis cinq siècles.
Le zapatisme exprime de façon éclatante la façon dont un mouvement à large base populaire puise dans ses racines historiques, et trouve sa raison d’être dans la mémoire de l’oppression subie par les générations antérieures. Il est, à ce titre, une illustration parfaite de l’idée de Benjamin selon laquelle les mouvements futurs peuvent contribuer à réparer les souffrances passées.

-*Pour Benjamin, l’histoire de l’art doit être intégrée dans l’histoire de la lutte des classes, car tout art est l’expression d’une idéologie dominante. Mais en même temps, l’art a pour lui une dimension libératrice. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?

Toute œuvre d’art, selon Benjamin, est à la fois un monument de culture et un monument de barbarie. L’art est souvent le produit direct de l’injustice sociale. Un exemple évident est les pyramides d’Egypte, splendide œuvre d’art dont on ne peut oublier qu’elle fut construite par des esclaves. De même, l’Opéra de Paris est un fort beau monument, mais c’est aussi une réalisation du IIIe Empire, issue des défaites cinglantes infligées au mouvement ouvrier de l’époque. La stratégie de Benjamin consiste à trouver dans l’art, par-delà la souffrance qu’il engendre, des éléments de subversion. Par exemple, ses travaux sur Baudelaire démontrent que même si le poète n’était pas ouvertement révolutionnaire, il était un ennemi secret de la bourgeoisie. L’œuvre de Baudelaire contient en ce sens une charge révolutionnaire émancipatrice.

  • Benjamin semble avoir perçu la nouveauté radicale du phénomène totalitaire. Quelle est la nature de son intuition à ce propos ?

Dans l’œuvre de Benjamin, le thème de la domination est très important. La domination n’est pas comprise ici au sens économique, mais au sens politique. Si l’on souscrit, comme les sociaux-démocrates de l’époque, à une vision déterministe de l’histoire, on ne peut percevoir la spécificité du phénomène fasciste. Tout ce que l’on voit, ce sont les rapports de force capitalistes, mais pas le mode de domination politique qui s’ajoute à ces rapports. Or, la nouveauté du fascisme, selon Benjamin, réside précisément dans la forme nouvelle de gouvernement qu’il impose.
De surcroît, pour Benjamin, le fascisme n’est en aucune manière une régression vers un mode de domination pré-moderne. Au contraire, c’est un phénomène moderne, qui a pour condition de possibilité la rationalité économique industrielle. Le fascisme est conçu par Benjamin comme étant inhérent à la nature barbare du capitalisme.

  • Benjamin est aussi l’un des premiers à avoir perçu l’importance des problèmes écologiques. Quelle est son analyse sur ce point ?

Benjamin pensait que l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme n’était pas suffisante, qu’il fallait également abolir l’exploitation par l’homme de la nature. L’homme, selon Benjamin, doit établir des rapports harmonieux avec la nature. C’est un thème qui, d’une part, témoigne du rapport de Benjamin avec le romantisme, doctrine qui confère une importance prépondérante à la relation entre les êtres humains et la nature. D’autre part, cette idée met Benjamin dans la filiation directe du socialisme utopiste de Fourier. Il y a, chez Benjamin, l’intuition que le passage au socialisme implique de repenser le statut de la technologie dans la société. On retrouve ici sa critique du progressisme, c’est-à-dire, plus précisément, du productivisme qui l’accompagne.

Sur Walter Benjamin

Walter Benjamin (1892-1940), philosophe et critique littéraire allemand d’origine juive. Il émigre en France en 1933, suite à son expulsion d’Allemagne par les Nazis, et devient, au côté de Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse, membre de l’Institut de recherche sociale, plus connu sous le nom d’« École de Francfort ». En 1940, fuyant la Gestapo, il est arrêté à la frontière franco-espagnole, où il met fin à ses jours.

Walter Benjamin est l’un des grands penseurs du XXe siècle. Son marxisme ne l’a pas empêché de puiser dans des traditions éloignées de la sienne, comme la philosophie juive ou le surréalisme. Parmi ses ouvrages principaux, on compte Paris, capitale du XIXe siècle (Cerf, 1989) et Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (Payot, 1983).

Le texte dont il est question ici, les thèses Sur le concept d’histoire, date de début 1940, et a été rédigé peu après la signature du pacte germano-soviétique. L’intention de Walter Benjamin semble avoir été de lancer un « avertissement d’incendie » à ses contemporains, c’est-à-dire une mise en garde contre les catastrophes à venir.

P.-S.

Propos recueillis par Razmig Keucheyan.
Entretien paru dans SolidaritéS, n°1 (nouvelle version), édition du 10 janvier 2002, p. 28-29.

Notes

[1Gershom Scholem (1897-1982), historien et philosophe du judaïsme, auteur de Le messianisme juif (Calmann-Lévy, 1974) et de Walter Benjamin. Histoire d’une amitié (Calmann-Lévy, 1981)

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