- Mouvements : Quel a été votre parcours ?
Caroline Pollet : J’ai fait un bac éco, un DEUG de lettres modernes, avant de passer le concours de Sciences-po. J’avais envie de faire du journalisme et c’est souvent les IEP qui préparent le mieux aux écoles de journalisme. En fait ça date, j’ai commencé à faire des stages en journaux à seize ans, on peut presque parler de vocation. Et pourtant, j’en ai aujourd’hui vingt-sept et je ne suis plus sûre d’en avoir envie ! Enfin si, j’ai toujours envie, mais avec un peu de désillusion.
- M. : C’est-à-dire ?
C. P. : Eh bien c’est un ensemble de choses. Par exemple, j’ai fait des stages dans des journaux élitistes, qui ne me payaient pas. Le système veut que quand vous avez le prestige de la publication, vous n’avez pas de sous. Et quand vous avez besoin de vivre vous êtes obligée de bosser pour des médias qui ne sont pas reconnus par les pairs, voire pour des agences de communication et de publicité. C’est ce que j’ai dû finir par faire... Et aujourd’hui, si j’en ai encore le titre, je ne suis plus vraiment journaliste. J’essaie de trouver la faille, le moyen de trouver un statut, mais à chaque fois que j’ai les moyens d’être vraiment journaliste, c’est-à-dire de faire mon travail de journaliste, un travail d’investigation et de recherche, je ne gagne plus que 3 000 francs par mois.
- M. : Est-ce que la lecture de Bourdieu, à Sciences-po, vous avait préparée à travailler dans le champ du journalisme ?
C. P. : J’avais lu deux trois trucs, dont les Actes de la recherche en sciences sociales sur l’emprise du journalisme. Il y avait effectivement des clés : le milieu très fermé, ou encore le fait qu’on est imbibé par un habitus de classe... en l’occurrence un habitus bourgeois. D’une manière générale, les journalistes viennent d’un milieu bourgeois : j’en fais partie. On vient avec des références culturelles, on vient avec une certaine idée de ce boulot, surtout à mon âge. Et puis on est confronté à ce que dénonce Bourdieu, l’imposition des règles, les contraintes économiques, le fric qui bouffe l’espace de parole, la liberté du journaliste.
- M. : Ça s’exprime comment ?
C. P. : Ça s’exprime tous les jours. En revanche, ce qui me paraît important c’est que ce n’est pas une censure invisible. C’est une censure bien visible. Dans le choix de l’info du jour par exemple. On dit que le sujet en finance aujourd’hui ce sont les chiffres de Vivendi. Il faut trouver un moyen d’en parler sans se « griller ». On tient compte des annonceurs, des gens qui détiennent les groupes de presse, sans parler du reste de la presse... On est aussi dans la chasse au scoop, dans comment se démarquer, comment être original. À propos de l’insécurité par exemple, tout le monde en parle, donc on est bien obligé de parler de l’insécurité, même si on sait qu’il y a un phénomène médiatique, que ça n’existe pas vraiment, que c’est une réalité qui a été créée par les médias, etc. Ce qui est amusant, c’est qu’en fait on est complètement conscients de toutes ces censures, de toutes ces contraintes – c’est pour ça que je ne suis pas trop d’accord avec Bourdieu quand il parle de « grande manipulation », je trouve ça un peu ridicule. On n’est pas manipulés, enfin si, on est manipulés mais on est conscients de cette manipulation. C’est tous les jours : quand je veux parler de x sujet dans x média je suis obligée de tenir compte de mes employeurs, de la ligne éditoriale du canard dans lequel je bosse, qui m’empêchent finalement de parler. Alors j’essaie de trouver des moyens détournés de parler d’un sujet sans me griller, c’est un peu délicat.
Moi, je crois être à peu près consciente de tout ce qui forme mon habitus de classe, de tout ce qui fait que j’ai une vision spéciale en lisant la presse, en écoutant ce qui se passe, en écoutant la radio, et j’ai beau prendre conscience de mon habitus, j’ai beau prendre conscience de toutes les contraintes qui pèsent sur mon boulot, etc., ça ne m’aide pas plus. Enfin si, ça m’aide, parce que c’est important d’avoir un minimum de recul par rapport à sa pratique du journalisme. Parce qu’il y a quand même des moments où ça nous aide à contourner les règles, à essayer de manipuler ce qui nous manipule et d’essayer de faire quand même notre boulot correctement. Mais finalement on se fait toujours un peu rattraper, notamment quand on a un statut précaire. Je ne parle pas seulement de moi, je parle de tous les gens autour de moi qui ont un peu le même parcours que moi. Ils sont pour la plupart au chômage parce qu’ils ont refusé de se compromettre, parce qu’ils ont voulu garder la tête haute. Du coup ils en sont réduits à faire des petits boulots par-ci par-là, et puis ils publient de temps en temps un bon article dans une bonne revue. Sinon, il y a ceux qui, comme moi, ont un peu ravalé leur fierté et qui bossent parfois pour la communication, l’édition et la pub. Ce n’est plus du tout du journalisme, mais pour le coup, là, les règles sont très claires.
- M. : Dans quels journaux avez-vous travaillé ?
C.P. : J’ai d’abord bossé dans la presse quotidienne régionale pendant quatre ans, j’étais tous les étés correspondante pour le Dauphiné libéré. C’est la presse la plus critiquée mais finalement je trouve que c’est une des presses où tu as le plus de liberté, parce que chaque journaliste imprime plus ou moins sa patte au journal. Il y a vraiment une ouverture des directeurs de publication et de rédaction à la proposition. En plus, dans la presse quotidienne régionale, la moyenne d’âge est assez âgée, donc ils sont contents quand des jeunes viennent remuer un peu le canard et proposent d’autres sujets : « là il y a une manif, pourquoi on n’en parle pas ? ». On en discute dans la conférence de rédaction. Sur le moment je me disais « merde on est pris dans des réseaux d’influence, on est potes avec le maire donc il faut faire attention, c’est vraiment pourri comme système ». Et puis mes autres stages en presse parisienne — France Inter, Le Monde, Le Journal du Dimanche — m’ont permis de voir que les réseaux d’influence existent aussi mais de façon moins grossière. Ce n’est plus « attention, on est potes avec le maire tu ne dois pas dire ça », mais « pour ce sujet, va voir machin parce qu’on le connaît bien, on s’échange des informations ». Et tu t’aperçois que machin en question a une idée très très précise de l’angle du sujet... C’est la source d’information principale et finalement ce type gouverne complètement la façon dont on va traiter le sujet parce que c’est lui qui me donne les clés, les gens à interviewer, etc. Alors qu’il aurait fallu prendre le temps de trouver d’autres interlocuteurs, de confronter, de vérifier les sources, etc.
Après Sciences-po je suis partie en Angleterre parce que je voulais faire de l’image, du documentaire, je voulais être dans un sujet pendant six mois, rencontrer les gens, comprendre et puis sortir les images. C’était vraiment mon but. Vu que je bossais sur le documentaire, je voulais bosser sur la télé. Je ne voulais plus faire de télé mais je voulais bosser sur la télé. Donc je suis entrée au Nouvel Obs dans le supplément Télé-obs.
- M. : Vous aviez quel statut ?
C. P. : J’étais pigiste J’ai toujours été pigiste Je n’ai jamais réussi à signer un contrat. Ce ne sont que des contrats oraux, c’est « OK tu bosses pour nous, on fait un essai, si ça marche tu continues ». C’est très contraignant parce que je n’ai pas de mutuelle, ni de congés payés. Quand je prends des vacances ce sont des congés sans solde, etc. En même temps, je me barre quand je veux, du jour au lendemain. Ce que je ne fais jamais pour ne pas me « griller », car encore une fois les informations circulent vite dans la bulle médiatique. Après l’Obs, et deux/trois boulots alimentaires, j’ai trouvé deux boulots, un dans une agence de presse où je faisais un magazine de cinéma pour Gaumont, donc ce n’était pas du journalisme, c’était de la com. Et un autre poste de pigiste dans un site qui s’appelait Canoë.fr, un journal uniquement sur Internet. C’était assez étrange comme expérience. En agence, j’écrivais sur le cinéma pour le compte d’un client, donc je me limitais à servir la soupe en racontant l’histoire de façon neutre ou positive. À Canoë, je bossais parfois sur les mêmes films, et là je pouvais en faire une véritable critique. En l’occurrence des critiques souvent plutôt assassines parce qu’on me mettait surtout sur les bouses américaines. J’allais donc voir un film et je sortais deux discours radicalement différents. Un discours construit et surtout assez militant sur ce qu’est le cinéma indépendant et pourquoi on nous impose un cinéma débilitant, et un tout autre type de discours « oh oui allez voir ce film d’action c’est vraiment du beau spectacle ». Autant dire que je rentrais chez moi le soir complètement schizophrène.
Et puis les deux boîtes ont fait faillite. Chômage à nouveau. C’est là que je suis rentrée chez Vizzavi, le portail Internet de Vivendi/Vodaphone. J’y ai fais un boulot au cœur des contraintes économiques. Je faisais des alertes, des petites brèves de cent soixante caractères, toute la journée, donc l’info la plus chaude possible, et je les envoyais à des gens qui s’étaient abonnés à ce service sur leur portable. Il s’agissait de sélectionner une info parmi plein d’autres infos, en tenant compte des JT du matin, de la presse du matin. D’où surveillance, paranoïa, chasse au scoop, en plus de la contrainte de temps : je devais, quoi qu’il arrive, envoyer mon alerte info à 16 heures, et si l’info du jour débarque à 16 h 05 c’est trop tard. Mes sources étaient principalement les organes de presse, je relayais une info déjà sélectionnée à travers leur propre filtre : c’était biaisé. L’autre contrainte était économique. Vizzavi, c’est Vivendi ; Vivendi, c’est plein de boîtes dont on ne peut parler qu’avec des pincettes. Le conflit Canal + par exemple. Il y a de l’info, la bascule de Pierre Lescure par exemple. L’angle évident concerne Messier. Mais les contraintes explicites m’empêchent de présenter l’info sous cet angle, je ramène donc l’info à sa plus simple expression, sans analyse, sans esprit critique.
- M. : Chez Bourdieu il y a aussi l’idée que le journalisme est un univers extrêmement concurrentiel, qu’on s’épie les uns les autres, et que, de ce fait, il y a une très faible solidarité, et pour créer une force collective — syndicale ou autre — de résistance à toutes ces contraintes, notamment économiques, de censure ou d’autocensure, c’est difficile. C’est quelque chose que vous ressentez ?
C. P. : Bien sûr. J’ai voulu créer une agence de pigistes avec une copine parce qu’on s’est dit qu’il y avait une espèce de système de coopérative à faire. Aujourd’hui dans notre génération, on est 70 % de journalistes précaires, c’est-à-dire des pigistes, qui n’ont ni statut auprès des ASSEDIC, ni carte de presse, ni mutuelle, ni tickets resto, qui n’ont rien. Les 30 % restant sont salariés en CDD, dans le meilleur des cas en CDI, mais je n’en connais même pas. Parmi tous ces précaires, on est évidemment en concurrence les uns avec les autres puisque dès qu’il y a une petite place qui se libère on saute dessus. Pour contrer ça on s’est dit qu’on pouvait réunir nos compétences en faisant une espèce de coopérative, avec un revenu moyen pour tous et une répartition du boulot disponible. Ce qui permet à la fois de vivre correctement, c’est-à-dire d’avoir le SMIC tous les mois, et puis surtout de se refiler les trucs : « moi on m’a proposé ce boulot, je n’ai pas le temps de le faire, tiens, fais-le parce que toi tu es bon dans ce domaine là ». On a tous intérêt à faire ça, on a tous intérêt à être solidaires, à partager nos revenus, à partager nos sources, à partager nos pistons, on a vraiment intérêt à créer une solidarité, mais finalement c’est dur à réaliser. C’est triste, mais les gens ne croient pas tellement à ce genre de truc, même si ça paraît évident parce qu’aujourd’hui dans le journalisme si tu veux réussir à vendre le sujet sur lequel tu bosses depuis six mois, si tu ne connais personne c’est impossible. Donc, il faut connaître des gens, et pour connaître des gens il faut se mettre en réseau, et plus le réseau est solidaire, mieux ça marche. Ce sont des échanges de services. En fait, je crois que les gens veulent bien faire des échanges de services mais surtout pas dans une forme collective. C’est-à-dire : « je veux bien échanger un service avec toi mais vraiment il faut que ça reste individuel, ponctuel, et je ne veux pas rendre de comptes ». Les gens sont méfiants. Alors pourquoi cette concurrence acharnée, et pourquoi surtout ce manque de solidarité, je ne sais pas. J’ai l’impression que les gens se disent « je galère, je suis précaire mais le jour où il y a une faille, une brèche, je me mets dedans, et là, je ne veux surtout pas avoir un boulet, je ne veux surtout pas avoir quelqu’un à qui rendre des comptes ». Il y a aussi une méfiance pour le collectif d’une façon générale. Et dans le journalisme, c’est exacerbé, parce que c’est un boulot individualiste, on bosse chacun pour soi. C’est à celui qui va trouver le scoop, qui va être le plus rapide, c’est à celui qui va avoir les meilleurs informateurs. Et les gens sont méfiants, ils se disent « si je dois partager mes sources ça veut dire que je n’aurai plus le monopole sur tel ou tel truc, ça veut dire que je dois partager mes informateurs ». Ils veulent farouchement garder leur indépendance. C’est bizarre, car quand vous êtes précaires, vous êtes logiquement bien revenus de la notion d’indépendance et du bon fonctionnement du libéralisme !