1/ Une situation dans une large mesure nouvelle s’est ouverte en mai 2003 en France, comme résultat de l’offensive engagée par le gouvernement Chirac-Raffarin et de la riposte de masse qui s’est développée, fondamentalement « par en bas », à partir de la mobilisation des enseignants.
La quasi-inexistence de la gauche ex-plurielle, tant au sein de la mobilisation que comme opposition politique au gouvernement, jointe au rôle central joué par les organisations et militants révolutionnaires, anticapitalistes ou simplement radicaux, ont donné à ce mouvement le caractère d’un 21 avril 2002 se déroulant directement sur le terrain de la lutte de classes. L’illusion « républicaine et citoyenne » du 5 mai, dont Chirac et Raffarin se prévalaient pour asseoir leur légitimité, a été dissipée. Il faut se rappeler les principaux phénomènes politiques du premier tour de l’élection présidentielle : effondrement de la gauche capitaliste, très bas niveau d’adhésion à la droite traditionnelle, forte abstention, et percée notable de l’extrême gauche qui aurait constitué l’événement politique du scrutin si, last but not least, Le Pen n’avait pas devancé Jospin de quelques dizaines de milliers de voix. Ces résultats avaient exprimé le rejet des politiques libérales menées depuis plus de 20 ans par tous les gouvernements, tout comme le fait que malgré de réels facteurs de pourrissement et les dangers qui en résultent, la classe des travailleurs était loin d’être défaite, restait disponible pour la lutte et aspirait majoritairement à une alternative politique progressiste. Or, ce sont ces rapports sociaux et politiques qui viennent maintenant de se traduire dans la plus grande mobilisation que le pays ait connue depuis Mai-Juin 1968.
Si le plan Fillon va cependant être adopté par le parlement, comme le seront aussi l’essentiel des mesures de « décentralisation » dans l’Éducation nationale, c’est parce qu’à l’exception du G10-Solidaires, dont l’orientation a globalement répondu aux besoins de la lutte, les directions syndicales ont chevauché le mouvement pour empêcher qu’il ne débouche sur la grève générale — et y ont réussi (la politique de la confédération CFDT, qui comme en 1995 a été l’agent direct du gouvernement de droite, se situant à un autre niveau : celui d’un syndicat jaune). D’une part, ces directions (CGT, FO, FSU, UNSA) se sont inscrites dès le départ dans le cadre de la négociation ou concertation sur la « réforme ». D’autre part, elles ont ressuscité avec succès (même s’il leur faut maintenant s’attendre, surtout pour la CGT, à un retour de bâton) la vieille politique des « journées d’action », rebaptisées « journées de grève interprofessionnelles » et « temps forts de la lutte ». Elles ont de cette façon « remédié », pour le compte du gouvernement et du patronat, à la carence des partis de la gauche capitaliste.
2/ Un an après les élections présidentielle et législatives, le gouvernement Raffarin a donc fini par lancer l’offensive qui était exigée par le patronat et la finance : à la contreréforme des retraites s’ajoutent les mesures de « décentralisation », le projet sur l’autonomie des universités, l’attaque centrale contre la sécurité sociale prévue pour la rentrée, les plans de privatisation à la Poste, à EDF-GDF et ailleurs. Malgré tout, le gouvernement ne s’est pas départi d’une certaine prudence. Ainsi, la présentation du projet de loi sur les retraites a été précédée d’une longue période de concertation avec les organisations syndicales, et son calendrier de mise en oeuvre soigneusement étudié. Au contraire de ce qu’il se passe dans d’autres pays, l’allongement de la durée de cotisation a été planifié de façon très progressive (à échéance de 17 années), tandis que les régimes spéciaux, SNCF et RATP notamment, ont été provisoirement épargnés. Le report du projet sur les universités, puis le recul partiel sur la décentralisation dans l’Éducation nationale (qui ne touchera finalement que les personnels ouvriers et de service, ces catégories étant par ailleurs celles qui se sont le moins mobilisées), et maintenant
les annonces sur le caractère très progressif et à long terme du plan à venir sur la sécurité sociale, vont dans le même sens. Le gouvernement, la bourgeoisie ont tiré des leçons de 1995. Et ils sont conscients de l’obstacle auquel ils vont devoir continuer à s’affronter.
3/ Cet obstacle n’est évidemment pas celui des partis de la gauche ex-plurielle. Au contraire, ces derniers avaient préparé le terrain à la droite et continuent aujourd’hui à se situer dans la même logique (engagement de Barcelone sur les retraites cosigné par Chirac et Jospin, rapport Mauroy sur la décentralisation...). Absent des mobilisations, le PS s’est trouvé ridiculisé lorsque plusieurs de ses anciens ministres ont dénoncé la pantomime du congrès de Dijon, en soulignant que Raffarin mettait en oeuvre la politique que les « socialistes » auraient eux-mêmes appliquée s’ils étaient restés au gouvernement. Quant au PCF, s’il a fini par gauchir son discours en reprenant à son compte les revendications des grévistes, il n’a pas joué de rôle notable dans la mobilisation. Le mouvement de mai-juin 2003 a ainsi signifié, une nouvelle fois, qu’il n’y aplus de « politique de front unique » qui vaille en direction de ces partis, que les travailleurs ne reconnaissent plus comme les leurs. La seule unité d’action envisageable et pertinente est ponctuelle, dans les mobilisations et sur les revendications qui sont définies par le mouvement social lui-même, de façon totalement extérieure à ces partis.
4/ Comme en 1995, ce sont les salariés de la fonction publique, cette fois-ci emmenés par les enseignants, qui ont été les principaux protagonistes du mouvement. Le fait qu’un secteur important de la classe ouvrière continue de disposer de protections syndicales et sociales substantielles (en premier lieu la garantie de l’emploi), donc de fortes capacités de mobilisation, est un élément constitutif de « l’exception française ». Cependant, le mouvement a aussi été marqué par un début d’entrée dans la lutte du secteur privé, à un niveau plus élevé qu’en 1995. L’irruption de nouvelles générations militantes (notamment mais pas seulement parmi les jeunes enseignants), l’auto-organisation autour des AG de grévistes et de leurs coordinations locales ou régionales, l’existence de véritables processus de grève générale régionale comme à Marseille, la dynamique interprofessionnelle de la mobilisation et de l’auto-organisation, ont été d’autres caractéristiques centrales du mouvement. Il est particulièrement remarquable qu’en divers endroits, les AG et structures de coordination interprofessionnelles, émanation de l’auto-organisation, soient parvenues à s’imposer aux directions syndicales traditionnelles (UL et UD), y compris en démontrant sur le terrain que c’était elles, et non les bureaucraties syndicales, qui détenaient la capacité effective de convocation des manifestations (cela a été très clair, par exemple, à Rouen).
5/ Les seules forces politiques organisées à avoir joué un rôle moteur dans la mobilisation sont l’extrême gauche (LCR, PT et LO) et les courants libertaires. Dans ce sens, on peut effectivement considérer qu’il n’y a eu dans la lutte qu’« une seule gauche », la gauche révolutionnaire et anticapitaliste. Tel n’est cependant pas le cas sur un plan politique plus général, où nous continuons à nous affronter à non pas une mais à deux autres gauches, ou deux variantes de la gauche capitaliste : le « social-libéralisme » sous hégémonie du PS, et les divers courants qui se réclament dans des proportions variables d’un « anti-libéralisme » non anticapitaliste, en affichant l’ambition d’un retour à un capitalisme « régulé » et plus « humain » (Nouveau Monde, direction Buffet et « refondateurs » du PCF, direction d’Attac...).
Il est nécessaire de souligner que la politique des différentes organisations d’extrême gauche n’a absolument pas été uniforme. Le PT a très souvent boycotté les structures d’auto-organisation des enseignants ou interprofessionnelles, tandis que LO (dont les militants avaient été à l’initiative de la première coordination enseignante, celle du 93) a longtemps refusé un fonctionnement démocratique de ces structures, basé sur le mandat. La LCR (et aussi, à sa manière, le PT) a défendu l’objectif de la grève générale, alors que LO s’y est refusée au nom d’une conception possibiliste poussée à l’extrême (« ce n’est pas nous qui pouvons déclencher la grève générale,
alors il ne sert à rien d’en parler »), conduisant à capituler devant les directions confédérales en se rangeant de fait à leurs arguments (« la grève générale ne se décrète pas, ce sont les salariés qui décident »).
6/ Il faut se poser la question, non seulement de comment mais aussi et surtout de pourquoi les bureaucraties syndicales, en premier lieu celle de la CGT désormais autonomisée de l’appareil du PCF, ont finalement « réussi leur coup ». Invoquer à ce sujet les « faiblesses objectives » du mouvement lui-même n’a que peu d’utilité (puisque cela revient à dire que la conséquence est la cause et vice-versa). Les explications qui mettraient en avant telle erreur d’orientation de telle composante du mouvement seraient également inopérantes, de tels facteurs ne pouvant avoir qu’une incidence marginale. La raison est plutôt à rechercher dans le degré de confiance dont les directions de la CGT, de FO et de la FSU bénéficient ou bénéficiaient encore auprès des salariés. Cette confiance relative repose sur le fait que ces organisations, contrairement aux partis de l’ex-gauche plurielle, restent perçues (en partie à juste titre) comme des outils de résistance au moins potentiels. De plus, leur rôle dans le mouvement semi-victorieux de novembre-décembre 1995 était fortement et positivement présent dans la mémoire collective des travailleurs. Évidemment, cette situation reflète aussi les limites du processus de recomposition syndicale engagé dans la foulée de 1995, processus marqué principalement par l’extension et le renforcement des SUD. De ce point de vue, la capacité des salariés en général et des syndiqués en particulier à voir clair dans la politique des directions syndicales et à en tirer les leçons sera très importante pour les luttes futures.
Notons que bien que moins en première ligne que la CGT, et en usant de davantage de précautions, les directions de FO et de la FSU sont cependant entrées à fond dans le jeu des journées d’action s’opposant aux mouvements de reconduction de la grève à la SCNF, à la RATP et ailleurs (toutes ces journées ont été appelées en commun par ces trois organisations et par l’UNSA), ainsi que dans la logique de la négociation des « réformes » avant comme pendant le mouvement. On a ainsi pu voir Blondel affirmer au début du mouvement qu’il n’appellerait en aucun cas à la grève générale, car compte tenu de l’absence d’alternative politique ce mot d’ordre présentait un dangereux caractère « insurrectionnel », puis y appeler à demi-mot dans le meeting du 12 juin à Marseille, c’est-à-dire lorsque la perspective s’en était suffisamment éloignée ; ou encore Aschiéri se féliciter, après un recul gouvernemental extrêmement partiel, de « l’écoute » et de la volonté de négociation manifestées par Sarkozy sur la décentralisation, alors même que cette posture avait pour but évident de mieux faire passer l’essentiel des contre-réformes.
7/ Si les grèves et manifestations n’ont pas suffi à faire céder le gouvernement, ce dernier n’a toutefois remporté qu’une victoire partielle et précaire. Bon nombre de grévistes sont convaincus que la bataille qui se termine n’a été qu’un « premier round ». Beaucoup ont avancé qualitativement dans la compréhension que ce qui est jeu est un choix de société, et y compris, pour une fraction non négligeable d’entre eux, que le problème réside dans la logique d’un système qui a pour nom le capitalisme. Des liens interprofessionnels de solidarité et d’action militante ont été tissés à une échelle sensiblement plus large qu’en 1995. Le gouvernement a nettement perdu cette « bataille de l’opinion » qu’il présentait comme étant pour lui l’enjeu décisif : tous les sondages montrent qu’une majorité de la population a soutenu les grèves et manifestations. Raffarin a dû reculer sur certains points, et il est clair que ces quelques concessions ont été arrachées par la lutte, pas par le débat parlementaire, lequel n’intéresse personne. Le gouvernement ne sort pas renforcé, n’est pas en meilleure posture qu’avant pour appliquer la suite de son programme. La gauche capitaliste n’est pas non plus mieux considérée, son rejet est même plus fort parmi les protagonistes du mouvement. Dans de telles conditions, la rentrée de septembre s’annonce potentiellement explosive.
8/ Il reste un problème absolument essentiel, auquel aucune force politique n’a aujourd’hui apporté un début de réponse satisfaisant. Le 21 avril 2002 avait mis en évidence, dans le cadre déformé d’une consultation électorale, la nécessité de la construction d’une alternative politique, d’un nouveau parti anticapitaliste de masse, unitaire et démocratique. Mai-Juin 2003 a fait exactement la même démonstration, mais cette fois-ci, directement dans les luttes. Quand dans n’importe quelle réunion on peut voir un parent d’élève, un postier, un salarié d’une petite entreprise du privé, un chômeur prendre soudain la parole pour dire « oui, mais ce qu’il faudrait aussi commencer à discuter, c’est comment on pourrait changer la société », cela signifie que quelque chose de très important est en train de se passer dans la conscience ; mais aussi qu’il y a par conséquent un besoin urgent de répondre à cette situation en commençant à bâtir un outil, des outils appropriés. Urgent, car l’opportunité ne durera pas indéfiniment et l’on sait bien que « l’histoire ne repasse pas les plats ». Sans parler du fait que l’extrême droite reste en lice et guette toujours au coin du bois.
Les conceptions spontanéistes sont, ici comme souvent, inopérantes. Ce défi ne peut en effet être relevé sans une intervention collective, organisée, consciente, résolue de militants marxistes révolutionnaires. Il est vrai qu’en l’absence, jusqu’à présent, d’initiatives sérieuses émanant des forces qui auraient la possibilité d’impulser une convergence anticapitaliste vers une nouvelle construction politique, chacun se trouve plus ou moins réduit à se poser la question de comment oeuvrer dans ce sens à son propre niveau, là où il est et intervient. Une réponse immédiate, nécessaire quoique forcément limitée et notablement insuffisante, est de poser ouvertement le problème au sein des regroupements militants qui se sont forgés dans la grève, en les encourageant à commencer eux-mêmes, « par en bas », à le prendre à bras-le-corps.