Pour s’orienter dans la situation actuelle, il est indispensable de comprendre qu’il n’y a pas un seul mais deux conflits en cours, qui se superposent, s’entrelacent et se combinent : l’affrontement militaire OTAN/Serbie, et celui qui oppose la Serbie au peuple du Kosovo. Nous dénonçons et combattons l’intervention impérialiste de l’OTAN ainsi que les gouvernements qui la mettent en œuvre, en particulier notre propre gouvernement, les Chirac, Jospin, Gayssot et compagnie, qui agissent en Serbie-Monténégro et au Kosovo comme ils agissent en France : au service non de la démocratie et de la liberté, mais de la dictature du capital financier. L’article de Charles Jérémie et de François Chesnais, dans cette même édition, développe largement toutes ces questions. Cependant, notre totale opposition à l’OTAN ne signifie pas que nous devrions cesser d’être inconditionnellement aux côtés du peuple kosovar dans son combat légitime, démocratique, émancipateur, contre l’oppression nationale et contre la barbarie de la purification ethnique déchaînées à son encontre par le régime de Milosevic. C’est de ce dernier aspect dont on traitera ici.
Plusieurs auteurs ont signalé que la violente campagne nationaliste anti-albanaise lancée par Milosevic en 1987, et qui déboucha deux années plus tard sur la suppression de l’autonomie dont le Kosovo bénéficiait au sein de la République de Serbie et de la Fédération yougoslave, avait marqué le début du processus d’éclatement de l’ex-Yougoslavie. De même, la prédiction selon laquelle « la guerre a commencé et finira au Kosovo » était couramment avancée par les commentateurs avisés. Les événements dramatiques auxquels nous assistons entrent donc, d’abord, dans le cadre général de la « crise yougoslave ». Mais cette dernière s’inscrit à son tour dans un processus beaucoup plus global : celui de l’effondrement, à partir de 1989, des États bureaucratiques de type stalinien dans tout l’Est de l’Europe.
L’éclatement des États staliniens multinationaux
En général, une caractéristique importante de ce processus n’a pas été suffisamment soulignée et analysée, ou alors a donné lieu à des interprétations unilatérales et superficielles : l’effondrement du bloc de l’Est s’est accompagné de l’éclatement en plusieurs nouveaux Etats, nationalement homogènes (ou plus homogènes), des trois Etats qui étaient basés sur une réalité multinationale et avaient une structure fédérale. La Yougoslavie a disparu comme a disparu l’URSS (qui a aussi connu en divers points, notamment au Haut-Karabakh et en Tchétchénie, de sérieux affrontements nationaux) et comme a également disparu la Tchécoslovaquie (quoique dans ce cas la séparation ait pris une forme nettement moins dramatique). Le point commun entre ces pays, par delà les inégalités et différences de situation et de processus, est que la bureaucratie s’y est fracturée puis réorganisée sur des lignes « nationales ».
Les systèmes bureaucratiques avaient cette particularité que la domination économique et le pouvoir politique y étaient totalement imbriqués. La position dominante de la bureaucratie dans l’économie était directement tributaire de son contrôle des institutions de l’Etat. Elle s’appropriait la majeure partie de la plusvalue produite par les travailleurs, au moyen des très hauts salaires et des avantages en nature de toute sorte qu’elle s’arrogeait, grâce à son monopole du pouvoir politique. Dans ce cadre, afin d’arracher la plus grande part de gâteau, les bureaucrates et groupes de bureaucrates se livraient entre eux une lutte sourde mais permanente, arbitrée par le sommet de l’Etat. La capacité de chaque groupe de bureaucrates à s’approprier pour lui-même la fraction la plus large possible de la plus-value étatique ou nationale dépendait donc de son influence politique dans les institutions de l’Etat, puisque ce sont ces dernières qui déterminaient le montant des fonds d’investissement et de fonctionnement attribués à chaque branche, région, ville ou entreprise.
En toute logique, dans les États multinationaux que constituaient l’URSS, la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie, les intérêts bureaucratiques tendaient, bien avant l’effondrement des années quatre-vingt, à se regrouper et à s’organiser dans les institutions politiques situées « au plus près du terrain » d’exploitation, c’est-à-dire au niveau des régions ou républiques. Lorsque la crise économique et le mécontentement populaire ont ébranlé et en partie balayé les vieilles structures, les membres de la classe dominante ont naturellement choisi la carte « nationale ». Ils l’ont fait d’autant plus volontiers que cela leur permettait de manipuler des aspirations nationales légitimes et/ou de jouer de l’arme idéologique du nationalisme, dans le but de désamorcer la colère des masses, de se bâtir une nouvelle légitimité et de commencer, dans le cadre du processus de restauration capitaliste, à se partager l’ancienne propriété collective bureaucratique.
Il est vrai que les États capitalistes occidentaux ont parfois utilisé et attisé ces affrontements au compte de leurs propres intérêts particuliers, en compétition avec leurs alliés et néanmoins concurrents impérialistes. C’est ainsi que l’Allemagne a reconnu unilatéralement les indépendances croate et slovène, au grand dam des gouvernements français et britannique. Mais d’une part, on ne pouvait attendre du capital financier et de ses États qu’ils exercent la moindre influence ou action qui ne soit pas totalement destructrice et réactionnaire, et il faut donc s’attacher avant tout aux causes endogènes de l’éclatement. D’autant plus lorsque l’on a la responsabilité d’avoir (bien à tort) dit aux travailleurs pendant des dizaines d’années que tout ou partie de ces États et systèmes d’exploitation pourris, dont tout le monde peut voir aujourd’hui ce qu’ils ont engendré, auraient été « socialistes », ou bien « ouvriers » (quoique « bureaucratiquement dégénérés ou déformés »), ou un tant soit peu progressistes grâce à l’étatisation et à la planification (bureaucratique) de l’économie. D’autre part, l’orientation consistant à « jouer les cliques nationalistes les unes contres les autres » (texte d’Arlette Laguiller et Alain Krivine dans Libération du 13 avril) a été loin d’être dominante avant l’éclatement de ces États multinationaux. Pour l’essentiel, les centres de décision du grand capital craignaient au contraire les facteurs de déstabilisation induits par la remise en cause des frontières. C’est pourquoi ils ont soutenu jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce que les indépendances deviennent irrémédiables, l’URSS de Gorbatchev et « l’unité yougoslave » dont le héraut, déjà, n’était autre que le boucher Milosevic.
Spécificité de l’expérience yougoslave
La prétendue autogestion yougoslave, dans laquelle ont voulu croire tant de militants de gauche à la re cherche d’un modèle de socialisme alternatif (mais néanmoins « réellement existant ») au stalinisme de Moscou et de Pékin, n’était qu’un mythe. Appeler la propriété bureaucratique « propriété sociale », diversifier ses formes juridiques (propriété d’État, des républiques, des communes...) ne changeait absolument rien au fait que la majeure partie de la plus-value allait dans les poches des membres du parti unique, qui était seul à décider des orientations économiques pour tout ce qui comptait vraiment : que produire, avec quels moyens et quel taux d’exploitation. Si l’on veut résumer de ce point de vue la particularité de l’expérience yougoslave, on peut dire que les travailleurs avaient en principe le droit d’élire le directeur d’usine parmi différents candidats membres du parti unique de la bureaucratie exploiteuse, et qu’ils étaient en outre invités, à travers les dits « conseils ouvriers » et « conseils d’autogestion », à participer à leur propre exploitation : les idéologues titistes ont été en quelque sorte des précurseurs « socialistes » du toyotisme...
Il y avait une deuxième différence, celle-ci importante, par rapport au reste du bloc de l’Est. A la suite de la rupture Tito/Staline de 1948, la bureaucratie yougoslave a dû, dans son propre intérêt bien senti, « navi-guer entre deux eaux » et composer, bien davantage que ses sœurs de l’Est, avec l’impérialisme capitaliste. Pour cette raison, la seconde Fédération yougoslave est devenue le pays de l’Est le plus « ouvert » à l’Occident, en particulier pour les échanges économiques et les flux financiers. Dès les années cinquante, les institutions financières internationales lui ont accordé des prêts importants. Sa dépendance économique par rapport au monde capitaliste a été bien plus forte que celle des autres pays de l’Est. La fin du boom d’après-guerre, l’irruption de la crise économique mondiale avec la récession généralisée de 1974, l’ont frappée de plein fouet. À la fin des années soixante-dix, la Yougoslavie s’est enfoncée dans la crise économique. Le poids de la dette extérieure est devenu de plus en plus insupportable. Les manifestations étudiantes, ouvrières et populaires pour la défense du niveau de vie, pour la démocratie, pour les droits nationaux (en particulier au Kosovo), s’y sont développées bien avant les grandes mobilisations populaires et les bouleversements qui se sont enchaînés à l’Est de l’Europe en 1989.
Troisième particularité, elle aussi réelle et sensible : l’État yougoslave (contrairement, sous cet aspect, à l’URSS) était véritablement fédéral. Les prérogatives des six républiques constitutives y étaient importantes et, à partir de la Constitution de 1974, elles commencèrent même à prendre le pas sur celles de l’État central, en gros limitées à l’armée, la monnaie, la diplomatie et quelques grandes orientations économiques. Dans une moindre mesure, les deux provinces autonomes de Serbie, Kosovo et Voïvodine, bénéficièrent aussi, depuis la fin des années 60, des mesures de décentralisation. Beaucoup plus qu’en URSS, où la bureaucratie grand-russe était absolument dominante et exerçait une oppression nationale féroce contre les peuples des autres républiques ou minoritaires en Russie même, les rivalités interbureaucratiques s’exprimaient en fonction de lignes nationales. Chaque bureaucratie nationale cherchait à récupérer la plus large part des fonds alloués par l’État fédéral, et développait pour son propre compte des affaires avec ses partenaires occidentaux (comme les bureaucraties croate et slovène avec les capitalistes allemands). Ce polycentrisme bureaucratique avait d’ailleurs pour conséquence le maintien et même l’approfondissement de très profondes inégalités nationales et régionales. Ainsi en 1986, le produit social réel par habitant, sur une base 100 pour l’ensemble de la Yougoslavie, était de 179 en Slovénie, 94 en Serbie et 36 au Kosovo. Dans ces mêmes entités et pour la même année, le taux de chômage dans le « secteur autogéré » était respectivement de 1,7 %, 17,7 % et 55,9 % ! (chiffres cités par Paul Garde dans Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, 1992).
Logiquement, les tendances à l’éclatement, avivées par le fédéralisme bureaucratique ainsi que par la plus forte dépendance économique envers l’Occident, se sont également manifestées très tôt. On voit bien combien les racines profondes de la dislocation de la Yougoslavie de Tito sont avant tout endogènes, internes à ce système et à cet Etat bureaucratiques de type stalinien. Les causes de « l’échec de l’expérience yougoslave » ne résident pas non plus dans le fait que la (soi-disant) autogestion titiste, à laquelle on reconnaît outrageusement un contenu socialiste, aurait été contrecarrée (alternativement ou simultanément) par le « marché » et par l’étatisme (thèse développée par Catherine Samary dans son livre de 1988, L’expérience yougoslave : le marché contre l’autogestion). Il n’y avait pas en Yougoslavie de mécanisme de régulation interne par le marché, ainsi qu’il en existe dans les sociétés capitalistes. Comme il n’y avait pas non plus de régulation interne par les besoins sociaux (chose totalement impossible sans démocratie, donc sans autogouvernement des travailleurs !), il n’y avait en fait pas de régulation interne du tout en dehors des « mécanismes » de l’arbitraire, de la gabegie et de l’inefficacité bureaucratiques. Autrement dit, il n’y avait ni capitalisme, ni le moindre élément de transition au socialisme. Comme en exURSS et dans les autres pays de l’Est, il y avait un système d’exploitation bâtard, non organique (« tous les vices du capitalisme sans posséder aucune de ses vertus », disait Trotsky dans La Révolution trahie), qui s’est effondré comme un château de cartes sous le poids de ses propres contradictions, dans le cadre global de la pression du système capitaliste dominant à l’échelle planétaire (et qui sous cet aspect est bien évidemment, en dernière instance, responsable de tous les maux qui assaillent l’humanité).
... et de l’éclatement de la fédération
Une fois que l’on a constaté que la bureaucratie s’est divisée et réorganisée selon des lignes nationales, que l’on a analysé ce processus et ses conséquences, on n’a cependant fait qu’une partie du chemin permettant de comprendre ce qui s’est passé et se passe aujourd’hui en ex-Yougoslavie. Après tout, les bureaucrates, mafieux, nouveaux riches et néocapitalistes tchèques et slovaques ont mené leur séparation de façon civilisée... Pourquoi tant d’horreurs dans les Balkans ? Les explications faisant appel à l’héritage historique des imbrications, affrontements et sentiments nationaux sont tout aussi superficielles que celles qui ne voient que la main noire de l’impérialisme capitaliste. Il faut donc, ici, prendre en considération l’autre donnée fondamentale et spécifique : la politique concrètement suivie par le régime de Milosevic.
Confrontée à d’immenses difficultés économiques, sociales et politiques, la majorité de la bureaucratie serbe, qui occupait elle-même une place prépondérante dans la plupart des institutions fédérales (à commencer par l’armée), a décidé, pour offrir un exutoire au mécontentement populaire et parvenir ainsi à se maintenir au pouvoir, d’utiliser l’arme du (micro) impérialisme serbe et de son nationalisme agressif et haineux. Cette classe dominante, résidu tito-stalinien qui a trouvé son chef en la personne de Milosevic, a ressuscité et instrumentalisé le vieux nationalisme grand-serbe, idéologie née au XIXe siècle dont le projet est de réunir dans un même Etat toutes les terres « historiquement » habitées par des Serbes (qu’ils y soient d’ailleurs majoritaires ou non). Le moyen mis en œuvre pour avancer vers la GrandeSerbie se confond avec la fin : c’est la « purification ethnique », idée et pratique ouvertement revendiquées par les « intellectuels » à la solde du régime, depuis le Mémorandum de l’Académie des sciences de Serbie, rédigé en 1986. Les pires méthodes de type nazi (discriminations de tout type, passages à tabac systématiques, tortures, meurtres, destruction d’habitations et d’édifices religieux, viols et violences sexuelles, camps de concentration et déportations des populations « impures ») sont froidement mises en œuvre et justifiées par l’objectif de la réunion des Serbes dans un même État.
Parvenu en 1986 à la direction du PC serbe, Milosevic a d’abord lancé la purification ethnique au Kosovo, peuplé à 90 % d’Albanais mais que l’idéologie grand-serbe considère comme le berceau médiéval de la patrie. Inventant de toutes pièces une soi-disant « campagne de terreur » des Albanais contre les Serbes, il a engagé la répression dès 1987, occupant militairement le Kosovo, expulsant les Albanais de toutes les institutions (6 000 enseignants chassés de leur poste, licenciement en bloc des membres de la défense territoriale...), annulant le statut d’autonomie (1989) puis dissolvant le gouvernement et le parlement kosovars (1990). Le plan « Fer à cheval » d’expulsion massive des Albanais de leur pays, que le régime serbe a pu mettre en œuvre à la faveur des bombardements de l’OTAN, n’est qu’un aboutissement de toute cette politique.
Après le Kosovo à la fin des années quatre-vingt, le régime dirigé par le parti (rebaptisé « socialiste ») de Milosevic s’est attaqué aux républiques habitées par des Serbes. En Croatie, il a encouragé et appuyé militairement la sécession de la Krajina (Knin) et de la Slavonie (Vukovar), accompagnée du massacre ou de l’expulsion de ses populations croates, y compris dans les zones où elles étaient majoritaires. Puis il a déchaîné la terrible guerre de Bosnie-Herzégovine, sans cesser pour autant de louvoyer lorsque cela lui apparaissait nécessaire, ni d’être reconnu par la « communauté internationale » comme un interlocuteur incontournable, voire un facteur de stabilité régionale.
C’est ce nationalisme fascisant qui porte la responsabilité fondamentale, sinon de la division de l’ex-Yougoslavie (qui était pour ainsi dire « contenu » dans l’échec du projet bureaucratique titiste), du moins de la barbarie qui l’a accompagnée et continue à s’y manifester. Il est politiquement et moralement faux de mettre dans un même sac tous les nationalismes ex-yougoslaves (position qui conduit à ne pas distinguer entre oppresseurs et opprimés, massacreurs et massacrés). Ces divers nationalismes présentent certes des points communs (volonté de développement national séparé, impulsion dans ce cadre de la restauration capitaliste), mais aussi de sérieuses différences. La principale d’entre elles est celle qui sépare les partisans de la purification ethnique (le régime de Tudjman en Croatie présentant bien des ressemblances avec celui de Milosevic) des nationalismes qui, pour une large part, ont préconisé la séparation en réaction à cette politique et continuent d’ailleurs, vaille que vaille, à défendre ou à admettre des formes de coexistence multiethnique et multiculturelle. La déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, comme celle de la Macédoine (où le parti de la composante albanaise est actuellement associé au pouvoir, au côté des représentants des slaves macédoniens), ont ainsi été surtout motivées par le refus de se laisser entraîner dans la guerre d’agression serbo-yougoslave contre la Croatie. Défendre l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine signifiait défendre une société où les nationalités et les cultures pouvaient (et pour une large part, souhaitaient) cohabiter. Le nationalisme kosovar, quant à lui, représente encore une autre réalité : celle de la révolte d’un peuple colonisé, placé sur sa propre terre (où il représente 90 % de la population) en situation d’apartheid.
La question nationale kosovare/albanaise
Il a souvent été dit que contrairement à l’URSS, la Yougoslavie de Tito n’était pas une prison des peuples. C’est vrai à condition de préciser : des peuples slaves. Ce n’était pas le cas des Albanais. L’oppression nationale séculaire dont ils ont souffert, d’abord sous la domination de l’empire ottoman, ensuite sous celle de la monarchie serbe, a été perpétuée par le régime titiste.
La question nationale kosovare est directement liée à celle, plus générale, de la nation albanaise. A l’issue de la première guerre balkanique, conclue par la défaite de l’empire ottoman face à la coalition serbe, monténégrine, bulgare et grecque, les nouvelles frontières des Balkans sont négociées et dessinées, sous la dictée des impérialismes occidentaux, lors la conférence internationale de Londres. Cette conférence satisfait la revendication grand-serbe sur l’actuel Kosovo. Le peuple albanais est coupé en deux, seule la partie qui porte le nom d’Albanie devient indépendante.
En 1944-45, après la victoire des partisans sur les troupes nazies et fascistes, la question nationale albanaise demeure entière. Reniant la promesse faite aux Kosovars de respecter leur droit à l’autodétermination, Tito et le PC yougoslave poursuivent à leurs dépens la politique grand-serbe. Contre la décision des partisans kosovars, qui dans leur Conférence de Bujan s’étaient prononcés pour l’union avec l’Albanie voisine, l’armée « populaire de libération » annexe le Kosovo par la force, au prix d’affrontements armés ponctués par des massacres et conclus par de sévères mesures de répression. De plus, afin d’affaiblir la revendication nationale albanaise et de donner une consistance territoriale et démographique à deux petites républiques slaves, les titistes divisent les Albanais « yougoslaves » entre trois républiques constitutives de la fédération : la Serbie (Kosovo), la Macédoine et le Monténégro. Les Albanais vivant en Yougoslavie (dont les deux tiers au Kosovo) représentent numériquement la troisième nationalité de la fédération, devant les Slovènes, les « Musulmans » bosniaques, les Macédoniens et les Monténégrins. Mais la seconde fédération yougoslave persiste à leur dénier le droit à l’existence nationale.
En 1948, lorsqu’intervient la rupture Tito/Staline, l’Albanie d’Enver Hoxha prend position pour Staline contre Tito. Dès lors, les Kosovars sont en outre considérés comme des agents en puissance de l’Etat albanais et de l’URSS. Jusqu’en 1966, l’armée fédérale agit dans les villes et villages du Kosovo comme une armée d’occupation, la sinistre police politique dirigée par Rankovic (vice-président de la fédération) multiplie les arrestations, intimidations et tortures. La chute de Rankovic ouvre une période de libéralisation. Confronté à une résurgence générale des problèmes nationaux, Tito choisit de lâcher du lest. La Constitution de 1974 accorde à la province autonome du Kosovo des droits étendus. Néanmoins, « dans la même période, les arrestations d’Albanais accusés de séparatisme continuèrent. Il y en eut plus de six cents entre 1974 et le début de 1981, et un grand procès en 1976 » (Paul Garde, op. cit.). Dans cette région qui est la plus pauvre et marginalisée de l’ex-Yougoslavie, les masses continuent à revendiquer pour le Kosovo le statut de « république constitutive ». Elles estiment que la situation économique et sociale pourrait s’améliorer si le Kosovo était placé sur un plan d’égalité avec les six républiques de la fédération. Une insurrection (sauvagement réprimée) éclate en 1981, au cours de laquelle les revendications sociales se mêlent à la revendication nationale. Les mineurs et les étudiants forment la colonne vertébrale du mouvement. Au Kosovo plus que partout ailleurs dans les Balkans, le nationalisme est, comme disait Trotsky, « l’enveloppe de l’indignation sociale des masses ».
Milosevic mènera ensuite la contre-attaque de l’Etat serbo-yougoslave, qui débouchera sur la situation actuelle. En réponse à l’apartheid grand-serbe, les Kosovars organisent d’abord une résistance passive, non violente, au moyen de la mise en place d’institutions parallèles d’une « contre-société albanaise ». L’apparition puis le développement de l’UCK sont une conséquence directe de l’échec de cette stratégie, préconisée et mise en œuvre par la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) d’Ibrahim Rugova.
Au Kosovo, droit à l’autodétermination signifie indépendance
Du 26 au 30 septembre 1991, les autorités clandestines du Kosovo (désormais à nouveau sous occupation militaire serbe) organisent un référendum. La participation atteint 87 % de la population du pays. 99 % des participants votent en faveur de l’indépendance. Ce choix est ensuite plusieurs fois confirmé : lors de toutes les élections, parlementaires ou présidentielles, organisées dans le cadre de la société parallèle kosovare/albanaise, les voix se portent massivement sur les représentants des partis favorables à l’indépendance. Cette volonté s’exprime dans tous les actes de la vie sociale et, depuis un an, dans le développement d’un soutien de masse à l’UCK.
Lénine et le droit à l’indépendance des nations opprimées
Contre Milosevic et contre l’OTAN, il faut défendre le droit démocratique du peuple kosovar, nationalement opprimé par la Serbie, à se séparer de la Serbie (et de sa fédération « yougoslave ») pour former son propre Etat et, le cas échéant, s’unir d’un commun accord avec qui il déciderait de s’unir. « Il serait faux d’entendre par droit de libre détermination autre chose que le droit d’exister en tant qu’Etat distinct », écrivait Lénine dans son article « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes » (in Œuvres, Paris/Moscou, édition de 1973, tome 20). Répondant par avance à ceux qui affirment aujourd’hui qu’un Kosovo indépendant ne serait « pas viable », il ironise sur « les raisonnements d’où il ressort que le développement des grandes puissances et l’impérialisme rendent illusoire pour les petits peuples le « droit de libre détermination » », en signalant que cela n’a « absolument rien à voir avec les mouvements nationaux et l’Etat national ». En effet, « les larges couches de la population connaissent fort bien, par leur expérience quotidienne, les avantages d’un vaste marché et d’un vaste Etat, et elles ne penseront à se séparer que si l’oppression nationale et les frictions nationales rendent la vie commune absolument insupportable et entravent les rapports économiques de toutes sortes ».
Son problème n’est pas non plus la « possibilité de réalisation » de cette revendication (ou d’ailleurs de toute autre revendication), question « qui intéresse surtout la bourgeoisie ». « Le mot d’ordre du praticisme n’est en fait que le mot d’ordre de l’adhésion non critique aux aspirations bourgeoises [...] Le prolétariat, lui, tend à renforcer sa propre classe contre la bourgeoisie, à éduquer les masses dans l’esprit d’une démocratie conséquente et du socialisme ». Autrement dit, il s’agit d’une part de lutter contre toute oppression (« nous sommes l’ennemi le plus hardi et le plus conséquent de l’oppression ») et d’autre part, en combattant l’oppression spécifique nationale, de travailler à rendre possible la « solidarité complète et la plus étroite unité des ouvriers de toutes les nations », indispensables afin de développer le combat pour le socialisme. Seuls des peuples libres et égaux en droits pourront constituer dans les Balkans des unions inter-étatiques qui ne soient pas de nouveaux cadres d’oppression. La lutte pour une fédération socialiste des Balkans, dans la voie des Etats-Unis socialistes d’Europe, lie indissociablement libération nationale et émancipation sociale.
Quant à l’argument selon lequel « en soutenant le droit de séparation, vous soutenez le nationalisme bourgeois des nations opprimées », Lénine répond : « Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression ; et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions, tout en le séparant rigoureusement de la tendance à l’exclusivisme national, en luttant contre la tendance du bourgeois polonais à écraser le Juif, etc., etc. ». Cette position peut être transposée littéralement au Kosovo de 1999, où il faut défendre le « nationalisme dirigé contre l’oppression », en soutenant le droit à la séparation d’avec la Serbie, tout en combattant toute manifestation « d’exclusivisme national », c’est-à-dire en défendant également par avance les droit des (NDLR : fin à retrouver).
La position « léniniste » traditionnelle (voir encadré), en général reconnue par les marxistes révolutionnaires à l’exception de certains courants « ultra-gauches », défend le droit à l’autodétermination nationale, en signalant que ce droit n’a de sens que s’il inclut le choix de la séparation et de la constitution en nation indépendante. Certes, dans la plupart des cas, les révolutionnaires socialistes ne préconisent pas un tel choix (quoique Marx l’ait préconisé pour la Pologne et l’Irlande, Lénine également pour la Pologne, Trotsky pour l’Ukraine...). Mais parce qu’ils sont des défenseurs conséquents de la démocratie, ils considèrent dans tous les cas comme de leur devoir de défendre ce choix une fois que la nation opprimée l’a fait sien. Avancer aujourd’hui le mot d’ordre « Droit à l’autodétermination du Kosovo » comporte donc une ambiguïté. En effet, les Kosovars se sont déjà autodéterminés, qui plus est à de multiples reprises. Ils ont souverainement décidé d’opter pour l’indépendance. Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de faire respecter leur choix, contre l’OTAN et contre le régime nationaliste grand-serbe.
Un argument contraire assez souvent utilisé à gauche est que vu l’imbrication des nationalités dans les Balkans, et surtout la « charge passionnelle » que la question du Kosovo représente pour les Serbes (ou certains d’entre eux), défendre l’indépendance signifierait entrer dans un engrenage d’affrontements nationalistes et même de purification ethnique. La purification ethnique n’est cependant pas une catastrophe naturelle tombée du ciel ! C’est une politique délibérée, en premier lieu de Milosevic. Et jusqu’à présent, les Albanais du Kosovo (et d’Albanie) n’ont jamais préconisé une quelconque purification ethnique des Serbes. Il est vrai qu’un danger peut exister que ce type de position apparaisse ou se développe par désespoir et manque de perspectives. Mais ce sera surtout le cas si le mouvement ouvrier international ne fait rien pour défendre les droits démocratiques des Kosovars, donc ne défend par leur droit à constituer une nation.
C’est d’une certaine façon ce que nous enseigne l’expérience de la Bosnie, où le désespoir et l’isolement ont conduit à un renforcement du courant musulman le plus « identitaire » . La campagne menée en France par le Secours ouvrier pour la Bosnie visait notamment à briser cet isolement et par voie de conséquence à renforcer en Bosnie même le courant « multiethnique ». Mais il y avait pour cela un préalable, politique et de principe : nous étions au côté des Bosniaques contre l’agression tchetnik, nous défendions l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine. C’est par principe que, tout en conservant leur totale indépendance politique, les marxistes révolutionnaires se placent clairement dans le camp des opprimés. Et au Kosovo, les opprimés ne sont pas les Serbes. Leur situation est celle de colons qui, après avoir tiré profit d’un régime d’apartheid, soutiennent pour la plupart la campagne d’assassinat et de déportation de tout un peuple. Elle se rapproche, dans des conditions encore plus épouvantables, de celle des colons français en Algérie. Ces derniers, s’ils voulaient défendre la justice et la démocratie, avaient pour seule et unique possibilité de se retourner contre leur gouvernement et contre leur « patrie », et de rejoindre le camp des opprimés en lutte pour l’indépendance.
Les affirmations selon lesquelles l’indépendance du Kosovo entraînerait la menace d’une « Grande Albanie », symétrique de celle de la « Grande-Serbie », sont tout aussi déplacées. Pour les raisons signalées précédemment (on ne peut pas confondre oppresseurs et opprimés, massacreurs et massacrés), mais aussi parce que si le Kosovo indépendant décidait librement, en accord avec l’Albanie, de s’unir avec cette dernière, ce serait un progrès, puisqu’il s’agirait d’un premier regroupement allant à l’encontre de la tendance à l’éclatement de tous les Etats de la région. Il est d’ailleurs symptomatique que ce fantasme de la Grande-Albanie soit agité par les propagandistes de l’OTAN (pour refuser l’indépendance du Kosovo et prévoir probablement une sorte de protectorat militaire de longue durée, peutêtre assorti d’une partition sur le modèle chypriote) comme par ceux du régime de Belgrade (pour justifier la purification ethnique). Pendant plus de dix ans, les gouvernements occidentaux ont instrumentalisé Ibrahim Rugova, dont la stratégie non violente avait à leurs yeux le mérite de maintenir sous contrôle la révolte du peuple kosovar, mais sans pour autant lui apporter le moindre soutien concret. Ils ont commencé à se préoccuper vraiment du Kosovo lorsque la guérilla de l’UCK s’est développée et a gagné un soutien de masse. C’est alors qu’ils ont tenté d’imposer les accords de Rambouillet, dont les piliers étaient le maintien du Kosovo dans le cadre de la Serbie et de l’actuelle fédération « yougoslave », et le désarmement de l’UCK, dont les combattants auraient dû intégrer une police commune avec les forces serbes (!), sous la tutelle de 30 000 soldats de l’OTAN. Aujourd’hui encore, les porte-parole des grandes puissances répètent sur tous les tons qu’il n’est pas question d’indépendance, comme il n’est pas non plus question de donner aux Kosovars les moyens de se défendre par euxmêmes. La situation ne peut pas être plus claire. Ne pas soutenir l’indépendance du Kosovo, c’est ne pas s’opposer conséquemment, jusqu’au bout, à la politique des oppresseurs.
Construire le « troisième camp » des travailleurs et des opprimées
La tâche actuelle et urgente est de construire à l’échelle nationale et internationale, dans ce conflit qui d’une façon ou d’une autre se poursuivra bien au-delà de quelques semaines, le « troisième camp » qui aujourd’hui n’existe pas, le camp opposé aussi résolument aux puissances impérialistes qu’à la dictature génocide de Milosevic. Pour cela, la plus grande clarté est nécessaire. Il est inadmissible de manifester « contre la guerre » dans un front commun avec les partisans de la purification ethnique et autres nostalgiques du titisme. « Quelle connerie, la guerre ! », répètent les militants du PC avec quelques pacifistes bêlants. Les marxistes révolutionnaires (qui ne sont d’ailleurs pas « pour la paix », mais pour une paix juste, dans l’intérêt des opprimés) ne peuvent que répondre : « Quelles saloperies, l’OTAN et Milosevic ». Il faut désigner l’ennemi dans les deux conflits en cours, et pas seulement l’ennemi « principal », capitaliste impérialiste, politique qui a mené les trotskystes, dans le passé, à tant d’errements opportunistes devant le stalinisme et différents courants petits-bourgeois. La base minimale indispensable pour construire le troisième camp est de mobiliser contre l’OTAN (et, en France, contre le gouvernement Chirac-Jospin qui applique sur le fond la même politique contre les tra vailleurs du pays) ainsi que contre le régime de Milosevic, en soutien au peuple kosovar et à sa lutte. Signalons ici qu’il est très positif que les représentants de la liste LO-LCR se soient accordés sur une telle position de principe et la propagandisent.
Construire ce troisième camp est certes une tâche gigantesque. C’est qu’elle se confond avec celle de la reconstruction, sur de nouveaux axes de classe, d’un mouvement ouvrier qui est aujourd’hui désorienté et privé d’une perspective indépendante. Cela implique d’éviter de rechercher des solutions supposément « pratiques » ou « réalisables » mais qui ne se situent pas sur le terrain des intérêts des exploités et des opprimés. Demander ainsi une « solution politique » au conflit pose immédiatement le problème (étroitement lié à son contenu) de savoir qui va la mettre en œuvre. Préconiser une force d’interposition de l’ONU revient à demander à ce repaire de brigands, totalement dépendant de l’impérialisme, de cesser d’être un repaire de brigands dépendant de l’impérialisme. Réclamer le traitement de la question du Kosovo par une conférence balkanique des Etats de la région revient en pratique à demander à ce que des gens tels que Milosevic et Tudjman deviennent des démocrates... Tout « utopique » qu’elle paraisse, la construction d’un camp totalement indépendant est l’unique option réaliste. Les initiatives prises dans ce sens par des secteurs du mouvement syndical (notamment SUD-PTT) montrent la voie à suivre. L’impossibilité de se prononcer simplement « contre la guerre » s’exprime avant tout dans la nécessité de prendre position en soutenant la guerre juste, d’autodéfense et de libération, de la nation kosovare (faute de quoi l’affirmation selon laquelle on défend son indépendance serait platonique). Les gouvernements des puissances impérialistes ont beau affirmer qu’ils défendent les opprimés (y compris à coups de missiles sur les colonnes de réfugiés !), il est très probable qu’ils se retourneront demain contre les Kosovars, qui continueront à réclamer leur pleine souveraineté nationale et s’opposeront donc à la tutelle de l’OTAN. C’est bien pourquoi les représentants de la coalition impérialiste continuent à répéter qu’il n’est pas question pour eux d’armer l’UCK, contrainte d’affronter les chars serbes avec de mauvaises kalachnikov. « Rambouillet a prévu explicitement que l’UCK doit être désarmée. Les Albanais du Kosovo de l’UCK l’ont approuvé. Cet objectif ne peut être atteint que s’il y a une forte présence militaire internationale au Kosovo ». C’est ici Rudolf Scharping, ministre allemand de la défense, qui parle dans une interview au Monde (18/03/99), mais tous les dirigeants impérialistes sont sur la même longueur d’onde et l’on pourrait remplir une page entière de déclarations identiques. Si demain l’OTAN infléchissait quelque peu cette orientation, ce serait pour utiliser les combattants kosovars comme chair à canon dans une opération terrestre qui serait devenue inévitable, mais en s’efforçant dans le même temps de domestiquer tout ou partie de leurs forces.
Les immigrés kosovars qui voient des militants révolutionnaires français distribuer des tracts contre les bombardements de l’OTAN, dans le même temps où ils s’affirment cependant solidaires du Kosovo, sont en droit de leur demander ce qu’ils proposent pour venir en aide à leur peuple. La seule réponse correcte et adéquate est : « Pas d’intervention militaire impérialiste, mais le droit à l’autodéfense pour les Kosovars, des armes pour l’UCK ». La résolution 1160 du conseil de sécurité de l’ONU (31 mars 1998), qui a prononcé un embargo total sur les livraisons d’armes au régime de Belgrade (à la « République fédérale de Yougoslavie ») sert surtout de cadre légal pour refuser aux Kosovars le droit de s’armer. La levée de cette interdiction est une exigence, certes non pacifiste, mais démocratique. Cette position n’implique aucun soutien politique à l’UCK et à ses dirigeants, qui très probablement aspirent moins à débarrasser le Kosovo de toute oppression qu’à conquérir pour eux-mêmes des privilèges auxquels les nationalistes grands serbes leur ont fermé tout accès. Il est nécessaire de souligner les sérieuses erreurs commises par cette direction, du point de vue même (nationaliste) dont elle se situe, et le fait qu’elles s’expliquent précisément par les limites inhérentes à sa nature de classe. L’aventurisme consistant pour des troupes peu aguerries et insuffisamment équipées à prétendre constituer en territoire kosovar des « zones libérées » (politique qui a entraîné une grave défaite militaire) est à mettre directement en relation avec la confiance que la direction de l’UCK a improprement placée dans les gouvernements occidentaux et l’OTAN. Elle est allée jusqu’à signer les accords de Rambouillet qui niaient le droit à l’indépendance du Kosovo, ce qui a entraîné la démission de son poste de représentant politique du plus prestigieux combattant de la cause nationale kosovare, Adem Demaci, emprisonné 26 années sous Tito puis sous Milosevic.
Enfin, nombre de témoignages, faisant état d’enrôlements forcés et de mesures d’intimidation à l’encontre de partis politiques kosovars, montrent que les commandants de l’UCK, ou certains d’entre eux, semblent avoir une conception de la démocratie qui ne diffère pas fondamentalement de celle d’autres mouvements de libération nationale, comme par exemple le PKK au Kurdistan du nord. Tout cela peut et doit être dit, dès à présent. Mais pour avoir le droit politique et moral de lancer ces avertissements, et aider ainsi à construire dès maintenant le camp des travailleurs, il faut tout d’abord prendre position clairement dans la guerre en cours : contre les troupes de Milosevic, avec la résistance kosovare.
Trotsky et la lutte de principe contre la « purification ethnique »
Outre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, nous avons une raison supplémentaire de prendre position au côté du peuple kosovar : le fait que ce dernier est victime d’une politique de liquidation physique de la part de l’État qui l’opprime.
En 1912-13, Trotsky était correspondant de guerre dans les Balkans pour le journal ukrainien Kievskaïa Mysl. La première guerre des Balkans opposait les Serbes, les Bulgares et les Grecs à l’Empire ottoman, puissance coloniale dont ces peuples tentaient de se libérer. Comme la quasi totalité des socialistes, Trotsky considère alors, à juste titre, que la lutte de libération nationale des Serbes est historiquement progressive (à l’inverse, notons-le, de la situation actuelle dans laquelle la nation opprimée est le Kosovo). Mais il est horrifié par les massacres et atrocités dont les Turcs et les autres populations musulmanes, notamment (déjà !) les Albanais, sont victimes au nom du christianisme et de la Grande-Serbie.
Dans un article publié en février 1913 (reproduit dans The Balkan Wars (1912/13, Pathfinder Press), il attaque les libéraux bourgeois russes du parti Cadet qui estiment que puisque la lutte des Serbes est progressiste, il n’y a pas lieu de protester contre les atrocités qu’ils commettent. Trotsky justifie tout d’abord l’appel aux sentiments humanitaires : « En appelant immédiatement et directement à l’opinion publique, on peut réussir à sauver les vies de quelques milliers, peut-être dizaines de milliers de Turcs blessés, prisonniers, de civils et de leurs familles [...] Si la presse russe n’avait pas été complice, mais avait tiré le signal d’alarme dès le début, les étatsmajors bulgare et serbe auraient été contraints, sous la pression de leurs propres ambassadeurs, de faire preuve de quelque retenue dans leurs exploits sanglants. Mais depuis que les journaux de Russie s’obstinent à chanter leurs louanges, en étouffant ou en niant les dénonciations publiées dans la presse démocratique, un certain nombre de bébés albanais peuvent être inscrits, Monsieur le Député, sur votre livre de comptes slavophile. Demandez à votre premier portier de les rechercher dans votre bureau, M. Milioukov ! ».
Trotsky élargit ensuite le débat, dans une démonstration passionnée et brillante du contenu et de la finalité humanitaires du combat pour le socialisme : « Un individu, un groupe, un parti ou une classe qui est capable de se boucher « objectivement » le nez en regardant des hommes ivres de sang et excités d’en haut massacrer des gens sans défense, est condamné par l’histoire à pourrir et à être rongé par les vers de son vivant. À l’inverse, un parti ou une classe qui s’élève contre tout acte abominable, où qu’il se produise, aussi vigoureusement et spontanément qu’un organisme vivant réagit pour se protéger les yeux d’une agression extérieure, un tel parti ou une telle classe est fondamentalement sain. La protestation contre les atrocités dans les Balkans nettoie l’atmosphère sociale dans notre pays, élève la conscience morale de notre peuple. Les masses laborieuses sont potentiellement dans chaque pays à la fois l’instrument et la victime de tels outrages. Par conséquent, une protestation inconditionnelle contre les atrocités sert non seulement l’objectif de l’autodéfense morale de l’individu et du parti, mais aussi celui de (NDLR : fin à retrouver).