L’article d’Yves Bonin « Des élections sans électeurs... » paru dans le dernier Carré Rouge (n° 41) propose une analyse stimulante de la période électorale qui vient de s’achever, et tire un bilan critique des processus de reconstruction/réorientation de la gauche radicale (antilibérale et anticapitaliste) dans le champ politique français. Si je partage un certain nombre de ses présupposés, plusieurs points de désaccords méritent cependant d’être discutés. Les quelques pistes que je vais ici tracer seront donc pour moi l’occasion de poursuivre la réflexion sur des questions importantes. Mon point de vue est celui d’un « simple » [1] militant du NPA (comité Mérignac 33) et cette réponse n’engage bien sûr que son auteur.
À en croire Yves Bonin, tous les partis politiques qui ont fait campagne lors des dernières élections européennes, y compris donc le NPA, ne pouvaient capter (c’est-à-dire à la fois entendre et attirer vers eux) la colère des exploités, tout occupés qu’ils étaient à « renforcer le parti, poursuivre sa stratégie de construction, travailler à renforcer ses parts de marché. » (p. 5) Sur ce point précis, quelques éclairages s’imposent.
Yves Bonin rappelle que c’est l’autoémancipation, selon le mot d’ordre de la Première Internationale (« l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ») qu’il faut viser, encourager, développer et que si on a la tête dans le guidon en période de campagne électorale, si on vise seulement « le regroupement de l’avant-garde autoproclamée » (je reviendrai plus loin sur cette accusation), cet objectif est aussitôt dévoyé. Pour ce qui concerne le NPA, car c’est bien le NPA en particulier qui est visé dans l’article, c’est bien le NPA qui semble avoir le plus déçu son auteur, on ne sait plus trop où le bât blesse. Posons d’abord quelques questions : faut-il un parti pour favoriser la prise de conscience politique et l’auto-organisation des exploités ? Si oui, fautil qu’il présente des candidats aux élections et participe au « jeu officiel » ? Si oui, doit-il, pour ce faire, oeuvrer à sa construction et à son renforcement ? À ces trois questions, je réponds oui sans hésiter... et cela ne m’empêche nullement de défendre sans condition le leitmotiv de l’Internationale.
Du niveau en politique
Le NPA existe. C’est une bonne chose. Ils en ont mis du temps, direz-vous, mais mieux vaut tard que jamais. Il était plus qu’opportun de se jeter à l’eau, de franchir le Rubicon. Advienne que pourra. Bien sûr, il a fallu canaliser des réflexes boutiquiers, amadouer des susceptibilités, arbitrer des querelles d’ego, mais au final, ça a marché. Le congrès fondateur du NPA a réuni des gens prêts à faire de la politique ensemble, prêts à s’inscrire dans une nouvelle séquence politique.
Certes, ce nouveau cycle s’est ouvert bien avant la fondation du NPA, bien avant les présidentielles de 2007 même. D’après Stathis Kouvélakis, nous serions sortis d’une « séquence antipolitique » lors des présidentielles de 2002, séquence commencée avec les grèves de 1995 et marquée par une défiance prononcée à l’égard de la politique et des partis. « Pour le dire autrement, l’antipolitique est également une politique, mais c’est une politique qui refuse de se penser comme telle et d’assumer ses conditions. C’est donc une politique inavouée, qui fonctionne par dénégation et aboutit, de ce fait, inévitablement à se soumettre aux formes et aux dispositifs politiques existants. » [2] Le potentiel antilibéral qui a grossi des luttes des deux dernières décennies aurait atteint dès 2002 ses limites en tant que mouvement social avec son autonomie revendiquée en réaction à la faillite de l’expérience de la gauche gouvernementale. En effet, et la plupart des membres fondateurs du NPA l’ont bien compris : le social a horreur du vide... politique. La question de la conquête du pouvoir, chassée un temps des débats altermondialistes, revient sur le devant de la scène. Pour se transformer en force anticapitaliste, pour porter la contestation à un niveau global et dresser une alternative conséquente à la gauche social-libérale, il fallait réintroduire cette question clé. Une de ses expressions était la construction d’un nouveau parti. Pas un mouvement, ni un club ou un front. Un parti, c’est-à-dire une organisation porteuse d’un projet pour gouverner la société et décidée à le mettre en oeuvre (attention ! Je ne dis pas que c’est forcément « le parti » qui doit gouverner la société).
J’étais de ceux à la LCR (notamment au sein du courant Avanti !) qui pensaient possible de construire plus tôt ce parti anticapitaliste, et ce au moins depuis la campagne contre le TCE. Les forces disponibles ne manquaient pas mais un combat a été perdu. Pire : n’a pas été mené. Celui de gagner, dans le cadre des comités pour le non, l’hégémonie anticapitaliste au sein de la gauche dite radicale. Combat reporté, mais qu’il faut mener et gagner aujourd’hui. C’est tout l’enjeu des discussions qui ont été engagées avec les différents courants à gauche du PS, avec ceux qu’on appelle les antilibéraux, pour les placer devant leurs responsabilités et leurs contradictions.
Désormais, toute alliance avec des forces organisées de la « gauche de gauche » devra être subordonnée aux luttes, sur des bases clairement anticapitalistes, et s’inscrira dans la durée. Le résultat de cette orientation politique en a sans doute déçu plus d’un, mais ne serait-il pas encore plus décevant pour les salariés de voir se construire des coalitions éphémères, avec des formations incapables en dernière instance de rompre avec la gauche réformiste-qui-ne-réformeplus, incapables au final de se battre résolument avec les salariés contre les profiteurs.
Ainsi, le Congrès fondateur du NPA a décidé très majoritairement qu’il fallait participer aux élections européennes, prévues quatre mois plus tard, et a conditionné tout accord politique à cette triple exigence : être le porte-voix des luttes, établir une plate-forme anticapitaliste, conclure des alliances durables.
Participer aux élections européennes signifie intervenir dans ce qu’Yves Bonin appelle « le jeu officiel », s’imposer auprès des partis institutionnels (c’est-à-dire dont la survie des appareils dépend de leur implication dans les institutions), comme une force indépendante sur laquelle il faudra désormais compter, utiliser la campagne politique précédant les élections comme caisse de résonance pour soutenir les salariés et aider à la convergence des luttes. Bien sûr, la position n’est pas des plus faciles à légitimer dans l’opinion : on ne se fait aucune illusion sur le Parlement européen, on sait que les députés n’ont pas l’initiative des lois, ne peuvent ratifier les traités, et ce n’est pas quelques parlementaires anticapitalistes ou même antilibéraux qui pourront un tant soit peu infléchir un processus de démolition sociale initié lors du traité de Rome en 1957 et garantissant la liberté totale de circulation des marchandises et des capitaux par la loi supposée intangible de la concurrence libre et non faussée.
Néanmoins, les candidats du NPA se sont présentés dans l’intention d’être élus, et si certains l’avaient été, ils auraient siégé à ce Parlement pour représenter l’intérêt des travailleurs et relayer leurs luttes dans ces institutions-là. Voilà pourquoi des militants dont je suis ont diffusé des tracts à l’entrée des boîtes ou sur les marchés et ont collé des affiches (ce qui d’ailleurs ne nous a pas empêchés non plus d’organiser des réunions publiques pour aborder des problèmes globaux et montrer, comme le souhaite Yves Bonin, « avec la plus grande netteté que ce système nous mène à la catastrophe » p. 5)
Un processus inachevé
Le NPA se construit, y compris forcément en période électorale. C’est aussi une bonne chose. C’est surtout nécessaire. La question est de savoir comment il se construit et s’il respecte ses orientations initiales, s’il est bien, selon ses principes fondateurs, « un cadre collectif d’élaboration et d’action qui rassemble celles et ceux qui ont librement décidé de s’associer pour défendre un projet commun de société. Si nous décidons de nous constituer en parti, c’est parce que nous voulons agir de façon utile, structurée et cohérente. Sans nous substituer aux luttes sociales, nous devons les impulser, y participer pleinement, y proposer nos idées et y faire nos propositions d’action car nous savons que c’est par la mobilisation la plus large possible que l’on peut stopper l’offensive capitaliste, imposer des avancées sur le terrain social, démocratique et écologique, ouvrir la voie au socialisme. [...] L’objectif de notre parti n’est pas de prendre le pouvoir par et pour lui-même. Nous combattons dès maintenant et partout pour l’auto-organisation des luttes afin de préparer le renversement de la société capitaliste et l’autogestion par les travailleurs et la population. » [3]
Il faut reconnaître que le NPA s’est bel et bien constitué au cours d’un processus constituant « par en bas ». Plus de 9 000 « membres fondateurs » ont décidé d’en être, et ce jusqu’à la fin de l’année 2008, chacun rejoignant le comité le plus proche de son domicile ou de son lieu de travail. Bien sûr, beaucoup ont depuis quitté le navire. Mais il est à retenir que, pour tous ces militants assoiffés de nouveauté en politique, le leitmotiv n’était certainement pas « Tout part du parti pour revenir au parti », comme l’affirme Yves Bonin, mais plutôt « Tout part du comité pour revenir au comité. » L’espoir et la volonté de construire un parti vraiment nouveau, par en bas, anime toujours une grande majorité des membres du NPA. Bien sûr, mais ça fait partie du jeu, l’organisation n’est à l’abri ni d’une certaine rigidification bureaucratique, ni de l’emballement substitutiste, deux écueils épinglés par Yves Bonin.
Il peut sembler abusif de parler de dérives bureaucratiques concernant une organisation d’extrême-gauche offrant si peu de « privilèges à gratter ». Pourtant, ce serait méconnaître le poids des biens symboliques : les luttes de places et de pouvoir qui ont pu se mener au sein de la défunte LCR ne pouvaient pas ne pas avoir lieu au sein du NPA. Alors c’est vrai, la construction du NPA peut apparaître pour certains comme un renforcement de « ses parts de marché » dans le but de satisfaire l’ego de certains, comme s’en inquiète Yves Bonin. Mais pour d’autres, et je crois qu’ils sont largement majoritaires dans le NPA, elle participe du renforcement d’une conscience de classe des exploités. Le second reproche que l’on peut faire au NPA est sans doute son caractère substitutiste. Yves Bonin parle d’« avant-garde autoproclamée », c’està-dire une organisation qui, dans la grande tradition stalinienne (bien plus que léniniste), se substituerait aux masses pour leur indiquer la voie à suivre. Rappelons d’abord, comme l’explique très justement Alain Bihr dans un texte publié sur le site du Club socialisme maintenant [4], qu’il ne faut pas confondre une avant-garde avec un état-major, que l’avant-garde (forcément plurielle) entendue comme « la pointe la plus avancée d’un mouvement social » est une nécessité (de fait et non de droit). « Regroupant un certain nombre de francs-tireurs individuels, de groupes isolés ou fonctionnant en réseaux, d’organisations plus ou moins formalisées, de natures diverses, une telle avant-garde doit avoir pour vocation d’explorer théoriquement et pratiquement l’horizon de ce mouvement, de reconnaître et de baliser les terrains sur lesquels il lui faut avancer, d’élaborer en conséquence des propositions théoriques, programmatiques, stratégiques et tactiques qu’elle soumet à la discussion et à la délibération collectives en son sein. » (A. Bihr)
Peut-être le NPA deviendra-t-il un jour un élément décisif de cette avant-garde telle que définie ci-dessus. Personnellement, je le souhaite. Mais pour l’instant et pour bon nombre de militants du NPA, il ne l’est pas, et il est encore moins un état-major dépositaire des intérêts historiques du mouvement ouvrier. Tout au plus cherche-t-il à devenir à court terme un « explorateur collectif », selon l’heureuse expression de Jean-Marie Vincent (dans un article publié dans Critique communiste puis dans Carré rouge), et « à ce titre il avance en terrain peu connu, voire inconnu pour augmenter le champ des possibles » [5].
Perspectives
Il me reste à discuter d’un dernier point, et non des moindres, concernant le « programme » du NPA. Yves Bonin reproche au NPA d’être « muni d’un “programme” (il emploie sans doute des guillemets pour rappeler que ce programme n’en est pas vraiment un) tout au plus vaguement réformiste » (p. 5). Il est certain qu’une organisation née quelques mois auparavant ne peut prétendre avoir un programme achevé, encore moins (et c’est plutôt rassurant) un programme total, « clé en main », omni-explicatif, pour « révolutionner la société ».
Il faut toutefois développer dans les campagnes politiques quelques axes programmatiques susceptibles d’aider au mûrissement d’une conscience anticapitaliste à une échelle de masse. L’exercice est difficile car il convient d’intervenir sur deux registres à la fois distincts et entremêlés. Et dans les deux cas il est impossible de sortir d’un cadre purement propagandiste. Mieux vaut le savoir.
Le premier registre est celui du court terme : faire face à l’urgence sociale. C’est le fameux « plan d’urgence » à qui il est souvent reproché de n’être qu’un amoncellement de revendications non reliées entre elles, de la gratuité des transports en commun à la réquisition des logements vides en passant par la régularisation de tous les sans-papiers.
Le second registre est celui du moyen ou long terme : réactualiser la perspective du socialisme par une série de mesures transitoires destinées à imposer la volonté du plus grand nombre contre la domination du capital, à construire un rapport de force plus favorable aux travailleurs, nécessitant d’inverser le partage de la valeur ajoutée en faveur des salaires et de placer différents secteurs clés de l’économie (transports, énergie, banque) sous le contrôle démocratique et écologique de la population. Ces revendications-là sont inscrites dans les combats historiques de la gauche depuis la Révolution française et auxquelles sa frange « réformiste » ou « social-démocrate » a renoncé depuis plus de 20 ans. Elles sont en effet « réformistes » puisqu’il s’agit seulement de revenir à une situation antérieure, de récupérer ce qui a été pris aux salariés les 20 dernières années par le biais des politiques libérales. On y trouve entre autres l’augmentation des salaires et minima sociaux, la retraite à 60 ans après 37,5 annuités, la création d’un pôle public bancaire, la renationalisation des groupes privatisés (sans indemnités ni rachat, et avec contrôle des salariés et des usagers).
Il existe aussi une revendication phare du NPA, l’interdiction des licenciements, permettant de faire le pont entre les deux registres. Elle relève bien sûr d’une situation d’urgence sociale mais contient aussi en son fondement un projet radical de transformation sociale. Certains pourraient la juger purement incantatoire. Elle pourrait l’être en effet si elle était déconnectée de la lutte de classe des salariés. Tout l’enjeu est donc de la porter au coeur des luttes. Car c’est en leur sein qu’elle prend tout son sens en contribuant à leur nécessaire politisation. Il en va de même pour toutes les revendications composant le « programme » du NPA. Ce n’est pas leur aspect technique qui fait défaut. On peut tout justifier « techniquement ». Ce n’est pas en cela qu’elles sont décriées comme « utopiques » ou « irréalistes ». C’est juste qu’elles ne pourront avoir un semblant de début de mise en oeuvre qu’à la suite de mobilisations de masse, une grève générale débouchant sur un gouvernement des travailleurs.
La grève générale est encore à ce jour une idée abstraite. Nul n’en connaît les conditions d’éclosion, la forme, la durée et l’ampleur qu’elle pourrait prendre. Personne ne maîtrise les données nécessaires pour annoncer à l’avance une explosion sociale. Mais nous savons (car l’histoire nous l’a enseigné) que quelques jours peuvent suffire pour enrayer la belle mécanique médiatico-politique qui assure la reproduction de la domination capitaliste. Il est des moments dans l’histoire sociale où une partie significative du salariat pense que le jeu en vaut la chandelle et se lance dans la bagarre pour de vrai, indépendamment des stratégies d’apaisement des confédérations syndicales qui tentent de désarmer les salariés et de bloquer le processus de leur auto-émancipation. Ces moments-là, situés à des stades particulièrement élevés de la lutte politique de classe, ne peuvent pas être provoqués par l’appel d’un quelconque état-major. Mais ils se construisent politiquement. Aussi, je reste convaincu que, si seule une telle obilisation des salariés pourra offrir l’appui indispensable pour avancer de façon conséquente des mesures dans l’intérêt du plus grand nombre, cette mobilisation ne naîtra et ne grandira que dans et par un processus révolutionnaire. Comme disait Rosa Luxemburg, « Ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, c’est la révolution qui produit la grève de masse ». La gauche antilibérale, avec ses allures responsables, son souci pesant d’être crédible, peut toujours tenter de faire passer les anticapitalistes pour des agitateurs décérébrés incapables de construire une stratégie un peu cohérente, il n’en reste pas moins qu’en restant les yeux rivés sur le nombre de sièges à pourvoir dans les exécutifs aux côtés du PS, elle se condamne à porter un projet politique inconséquent et forcément décevant pour les salariés. Un peu comme si elle appelait de ses voeux à une nouvelle nuit du 4 août à l’Assemblée pour abolir les privilèges sans faire référence aux châteaux que les paysans venaient d’incendier au coeur de l’été 1789. Il reste à espérer que le NPA saura être une (et non pas La ) force politique utile pour continuer d’avancer aux côtés des salariés et encourager leur auto-activité, qu’il deviendra même, comme le souhaiterait Yves Bonin « un élément des processus vivants de la résistance, sans cesse à construire et reconstruire, à penser et repenser » (p. 6). Pour l’instant, c’est loin d’être acquis. Nous verrons bien quel chemin il empruntera, quelles erreurs tactiques et stratégiques il commettra, quelles victoires seront à mettre à son actif. Mais il existe et il se construit. Mieux vaut, je crois, s’en réjouir. Une chose est sûre en tout cas : cela ne fait que commencer !