Alors qu’il est de bon ton, dans le monde de la gauche internationaliste, de vouloir « changer le monde sans prendre le pouvoir », pour citer le titre du livre fameux de John Holloway [1], la Bolivie a choisi une autre voie. Au terme d’un cycle – 1999-2005 – particulièrement conflictuel [2], M. Evo Morales, le « premier président indien » d’Amérique [3], est arrivé au pouvoir et s’emploie à transformer la société de son pays. Elu le 18 décembre 2005, au premier tour, avec 53,72% des voix, il a promis de défendre les droits des populations indiennes, opprimées depuis la colonisation, et d’en terminer avec vingt ans de politiques libérales. Il doit aussi mettre en œuvre l’« agenda d’octobre », un ensemble de revendications qui s’est cristallisé, en octobre 2003, autour de la demande de nationalisation des hydrocarbures et d’une refondation de l’Etat à travers une nouvelle Constitution.
Depuis sa prise de fonction, le gouvernement a géré les dossiers économiques avec pragmatisme. Il a négocié la sortie de la Lyonnaise des eaux de l’entreprise de distribution des eaux de La Paz, le 3 janvier 2007 [4]. Malgré la « nationalisation » spectaculairement annoncée le 1er mai 2006 [5], il a également garanti la continuité de l’exploitation des hydrocarbures avec les multinationales brésiliennes, argentines et espagnoles.
Le spectre d’une déstabilisation orchestrée par les élites économiques du pays a incité le Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti du président, à une grande prudence dans l’élaboration des politiques publiques : alors que certains ministères ont fait l’objet d’un renouvellement profond de leur personnel, celui de l’économie a été maintenu dans sa quasi-totalité, ce qui a garanti une continuité de l’Etat dans un secteur particulièrement sensible.
Pourtant, deux ans après l’arrivée de M. Morales à la tête de l’Etat, la situation politique est bloquée, son projet de nouvelle Constitution très contesté, et les riches régions pétrolières et agro-industrielles de la media luna [6], cœur économique du pays, ont, « de fait », proclamé leur autonomie.
Au Sénat, où – à l’inverse de la Chambre des députés – la droite a la majorité, elle a freiné la promulgation de la plupart des mesures sociales. En novembre 2006, la réforme agraire n’a été approuvée que grâce au retournement de plusieurs élus de l’opposition – ou, lorsqu’ils étaient absents, de leurs suppléants. L’approbation de la renta dignidad, une pension en faveur des retraités, a été retardée pour les mêmes raisons tout au long de l’année dernière. Une autre mesure centrale du programme du MAS, la nationalisation des hydrocarbures, a dû être prise par décret en mai 2006. Toutefois, la principale difficulté du MAS provient de sa gestion politique.
Si celle-ci ne se caractérise pas par sa lisibilité, c’est sans doute parce que le MAS, né du syndicalisme paysan des cocaleros [7], est moins un parti qu’une fédération d’organisations sociales. Ses élus ne disposent pas tous du même « capital militant » dans les négociations feutrées de la démocratie représentative, selon qu’ils viennent des secteurs paysans, longtemps marginalisés et réprimés, ou des cercles intellectuels urbains. Cette dynamique sociologique permet de comprendre pourquoi, en dépit de l’absence de tout « courant » officiel au sein du MAS, les parlementaires et dirigeants issus du monde rural tendent à adopter des positions dures et utilisent souvent la technique du fait accompli pour affronter l’opposition. L’impression, particulièrement vive dans les « classes moyennes urbaines », que le gouvernement ne se préoccupe que des communautés (indigènes) de l’Altiplano – les hauts plateaux andins – s’en trouve ainsi renforcée.
Ces « maladresses » ne sont pas de simples transgressions formelles des règles du fonctionnement démocratique : elles révèlent plus profondément la nécessité éprouvée par le gouvernement de « passer en force » sur un certain nombre de projets freinés par une opposition qui utilise tous les recours légaux (et parfois illégaux) à sa disposition – un paradoxe lorsqu’on sait que le MAS a remporté les deux dernières élections à la majorité absolue.
Le 2 juillet 2006, et à l’initiative du pouvoir, ont eu lieu deux événements concomitants : l’élection des représentants à l’Assemblée constituante et un référendum sur les autonomies départementales. S’agissant de ces dernières, le « non » l’a remporté au niveau national avec plus de 56% des voix [8], mais, confortant les orientations antigouvernementales de leurs préfets, elles ont été approuvées dans quatre des neuf départements (Beni, Pando, Santa Cruz et Tarija), tous situés dans l’est du pays.
En appelant à voter « non » sous la pression d’organisations sociales mobilisées contre ce qui était identifié à un « projet des élites de la media luna », le MAS a permis à l’opposition de renaître de ses cendres électorales [9] : il lui a laissé le monopole de cette thématique d’une façon d’autant plus incohérente qu’une partie de son programme entendait promouvoir les autonomies « indigènes » sur les territoires des communautés.
Au même moment, la convocation de l’Assemblée constituante a entériné un système de vote très proche du système en vigueur, sans qu’y soit assurée une plus forte représentation des secteurs sociaux. Si le MAS y a obtenu la majorité, avec cent trente-trois des deux cent cinquante-cinq élus, il n’a pas atteint les deux tiers des élus, nécessaires à l’approbation de la nouvelle Constitution. Plusieurs mois durant, une fraction modérée a tenté d’arriver à un accord avec l’opposition. La ligne radicale l’a finalement emporté, en novembre 2006, en tentant de changer la « règle des deux tiers » par un vote à la majorité simple. L’opposition s’est emparée de ce prétexte pour remobiliser contre un gouvernement accusé de « dérive autoritaire », sur le modèle fantasmé du gouvernement de M. Hugo Chávez au Venezuela (les affinités affichées entre les deux dirigeants et les nombreuses aides octroyées par ce dernier à la Bolivie facilitant l’amalgame).
Les préfets, qui avaient commencé à se révolter contre le contrôle de leurs comptes financiers, ont saisi l’occasion pour renforcer la demande d’autonomie départementale contre la « dictature de l’Etat central ». Les mobilisations antigouvernementales ont culminé le 12 décembre 2006 avec le cabildo del million, un rassemblement d’un million de personnes à Santa Cruz, ironiquement rebaptisé cabildo de los milliones – rassemblement des millions – par les partisans de M. Morales, en référence à la quantité de dollars investis par les grands entrepreneurs locaux dans cette manifestation.
Les débats se sont ensuite radicalisés. Tout d’abord avec les affrontements de janvier 2007, à Cochabamba, entre syndicalistes paysans et partisans du préfet d’opposition Manfred Reyes Villa, qui voulait organiser un nouveau référendum sur l’autonomie de son département, où le « non » l’avait emporté. Puis autour du thème de la capitale. La proposition soudaine de faire de Sucre la capitale exclusive de la Bolivie – au détriment de La Paz, où siège le gouvernement [10] – s’est trouvée dès l’origine fortement appuyée par les comités civiques [11] des départements orientaux. Le MAS n’a pas inclus ce thème dans la discussion constitutionnelle, conforté dans son orientation par une manifestation de soutien regroupant plus d’un million de personnes à La Paz et El Alto [12]. Les comités civiques de Sucre ont alors bloqué, y compris par la violence, la poursuite des débats de la Constituante. Du 23 au 25 novembre 2007, à Sucre, des affrontements meurtriers ont opposé une alliance d’étudiants et d’employés municipaux aux forces de l’ordre qui défendaient l’accès du lycée militaire dans lequel s’étaient réfugiés les constituants appartenant à la majorité.
L’opposition a ainsi pu délégitimer un projet de Constitution voté dans la nuit du 24 au 25 novembre, et dans l’urgence, par les seuls élus du MAS et de ses alliés (cent trente-quatre constituants sur deux cent cinquante-cinq, donc sans majorité des deux tiers), en l’absence de l’opposition. Le gouvernement se trouvait, lui, dans l’obligation de faire aboutir ses projets constitutionnels s’il voulait conserver le soutien des secteurs sociaux qui forment sa base sociale.
L’intensité des blocages survenus en cette fin 2007 s’explique : les préfectures de la media luna ont engagé une bataille décisive. Il leur faut vaincre sous peine de voir disparaître l’autonomie départementale qui définit l’essentiel de leur projet politique. En effet, la décision gouvernementale de modifier la répartition des bénéfices de l’impôt sur les hydrocarbures (IDH), en finançant la renta dignidad mais aussi en attribuant plus d’argent aux mairies (au détriment des départements), ne laisse aux préfectures d’autre possibilité que de renverser le pouvoir en place pour préserver leurs rentrées financières. Les régions orientales sont en effet les plus dynamiques et les plus riches du pays – en particulier grâce à l’exploitation des gisements de gaz situés sur leurs territoires.
Dans cette perspective, le conflit au sujet de la capitale n’a constitué pour l’opposition qu’un prétexte. Il s’agissait avant tout de freiner une réforme constitutionnelle ayant pour objectif de reconnaître les populations indigènes et de répartir plus équitablement les richesses de la nation, notamment les terres.
Or les porte-parole de la droite figurent parmi les propriétaires les plus importants du secteur agro-industriel du pays, à l’image de M. Branko Marinkovic. Président du Comité civique pro-Santa Cruz, il est également à la tête d’une grande entreprise nationale de production d’huile – un produit de première nécessité qui a augmenté de plus de 20% en décembre 2007. Le président Morales accuse ces dirigeants de l’opposition de mener une véritable « guerre économique » en favorisant l’inflation sur les biens de consommation élémentaires, et notamment la viande, secteur contrôlé par les grands groupes agro-industriels de l’Orient bolivien. On comprend qu’une réforme constitutionnelle visant à limiter la taille des haciendas ne les enchante pas...
Conforter des soutiens indéfectibles
Ces chefs de la droite étant aussi les propriétaires des grands médias privés (par exemple, le canal de télévision le plus regardé, Unitel, appartient à une richissime famille de propriétaires fonciers de Santa Cruz), les affrontements tragiques de la fin novembre 2007 ont donné lieu à un déchaînement contre le gouvernement. Le soir des événements de Sucre, l’opposition a déclaré que la nouvelle Constitution, approuvée dans ses grandes lignes par la majorité, était illégale. Elle eut la même réaction lorsque, le 9 décembre dernier, dans la ville minière d’Oruro, en l’absence du principal parti d’opposition, l’Assemblée constituante conclut ses travaux en approuvant, par cent soixante-quatre voix, le texte constitutionnel attendu par les organisations sociales [13].
Au-delà des aspects conjoncturels, les blocages actuels mettent en question l’orientation globale de la politique gouvernementale. Depuis sa fondation dans les années 1990, le MAS s’est caractérisé par un discours anticapitaliste, promouvant l’exercice de la souveraineté nationale grâce à la réappropriation des ressources naturelles (eau, gaz, mines, etc.) contre la mainmise des entreprises étrangères. Depuis sa victoire électorale de 2005, il semble avoir fait de la « décolonisation » de l’Etat et de la société son principal objectif.
Si la rhétorique indianiste du gouvernement en appelle essentiellement au syndicalisme indigeno-campesino (indigène-paysan) dans la définition de ses orientations majeures, cela tient assurément à la nécessité de conforter des soutiens indéfectibles, dans une période marquée par de profonds changements. Toutefois, la désaffection à l’égard du processus en cours, perceptible dans la fraction de l’électorat qui ne s’identifie pas à un groupe ethnico-culturel, est exacerbée dans une grande partie de l’Orient bolivien. Laquelle peine à se reconnaître dans une politique soupçonnée de favoriser les seules communautés indiennes de l’Altiplano.
Ce décrochage intervient au moment où les élites des régions en pleine expansion proposent un principe d’identification beaucoup plus accessible : une identité régionale synonyme de dynamisme économique et de modernité. Ce qui ne va pas sans un effort de délégitimation des nouveaux occupants de l’appareil d’Etat, en faisant, le cas échéant, appel à un racisme à peine voilé. Dans une de ses multiples déclarations, le maire de Santa Cruz, M. Percy Fernández, a lancé : « Il faudra bientôt se mettre des plumes pour se faire respecter dans ce pays »...
La « radicalisation indianiste » du gouvernement a deux conséquences. La première est que l’affirmation inconditionnelle de la légitimité historique et politique de la cause indigène suggère qu’elle se situe à un niveau supérieur à la légalité démocratique. Dans ces conditions, si des forces politiques s’opposent à cette cause, il ne serait plus nécessaire de respecter des règles constitutionnelles que, par ailleurs, l’opposition de droite ne cesse de détourner à son avantage. Et, lorsque cette dernière utilise les techniques de mobilisation (blocages de routes, assemblées publiques, etc.) qui étaient auparavant le privilège des mouvements sociaux anticapitalistes ou indigénistes, le pouvoir se trouve face à une contradiction insurmontable : comme gouvernement populaire, il ne peut réprimer par la force ; il ne peut donc taxer ces résistances que de « factions séditieuses » au service des « vieilles oligarchies ».
Les comités civiques ont facilement contourné cet argument en se posant en défenseurs de la « démocratie » (assimilée au droit à l’autodétermination des régions) contre l’autoritarisme de l’Etat central. Toujours prompts à dénoncer le « populisme » des forces de gauche, les observateurs politiques se gardent bien d’employer un tel terme pour l’opposition droitière au gouvernement de M. Morales. Inversement, la disqualification de l’opposition comme émanant d’une vieille « oligarchie » interdit aux partisans du MAS de comprendre les raisons du renforcement de la croyance collective dans la valeur des identités régionales.
La seconde conséquence de la radicalisation indigéniste du gouvernement réside dans son incapacité à définir un projet incluant les secteurs non indigènes de la population : les « classes moyennes urbaines », mais aussi les régions orientales du pays qui, malgré une proportion de votes MAS en progression au cours des années 2000, ne semblent pas avoir bénéficié de la (prudente) politique de redistribution des richesses, dont le pouvoir a mis en valeur les dividendes en milieu rural.
Dans le projet de nouvelle Constitution, la promulgation de la wiphala, drapeau multicolore symbolisant les populations indigènes du pays, au rang d’emblème, au même titre que le drapeau national, contribue à écarter de larges secteurs métis des régions orientales ou des villes du projet de transformation sociale du gouvernement. En ce sens, la recomposition de la gauche bolivienne autour de thématiques identitaires, privilégiant la réhabilitation de la diversité ethnique au détriment de la prise en compte des inégalités entre classes et d’une critique des effets du capitalisme, montre ses limites. Et rend plus difficile l’élargissement de la base sociale du pouvoir.
La conversion massive et souvent opportuniste des intellectuels de gauche à ce discours « postcolonial », particulièrement dans les villes de La Paz et d’El Alto, identifiées comme le cœur du pouvoir central, permet aussi de comprendre la force, en retour, du thème de la capitale : faire revenir le siège du gouvernement de La Paz à Sucre, c’est contester l’hégémonie des régions de l’Altiplano qui comptent parmi les premiers soutiens du MAS. Cela justifie les thèses de la droite lorsqu’elle n’hésite pas à parler, avec une certaine dose de mauvaise foi, de « racisme à l’envers ».
Reste cependant à savoir si, dans un pays comme la Bolivie, marqué par la force des inégalités sociales, de la discrimination ethnique, et du racisme anti-indien qui les légitime encore, le gouvernement de gauche pouvait tenir un autre discours, et s’il était concevable d’éviter une expression aussi convulsive des formes de ressentiment accumulées au cours de l’histoire coloniale.
Le « passage en force » du MAS, en décembre 2007, risque de provoquer le rejet d’un projet de nouvelle Constitution qui comporte des avancées historiques en matière de construction d’un « Etat plurinational communautaire », décentralisé, autonome et démocratique, et qui reconnaît enfin les droits des populations « originaires » [14]. Au-delà, le texte constitutionnel légitime la pluralité économique (communautaire, étatique et privée), la garantie par l’Etat des droits fondamentaux (éducation, accès aux services de base, droit du travail, allocation-vieillesse, système universel de santé, etc.), l’existence de plusieurs niveaux d’autonomie (départements, provinces, mairies et territoires indigènes originaires) et l’affirmation de la souveraineté nationale sur les richesses naturelles (dont l’industrialisation sera favorisée au même titre que les investissements nationaux et les structures associatives de petits producteurs urbains et ruraux).
Les événements récents montrent que, sous prétexte de dénoncer la « dérive autoritaire » et la « suspension de la démocratie », un « populisme conservateur » peut utiliser les règles démocratiques (et parfois des moyens qui le sont beaucoup moins) pour bloquer toute tentative de changement. En définitive, le problème est de savoir s’il est possible d’impulser en Bolivie une « révolution hors la révolution », c’est-à-dire un processus radical de transformation sociale par des voies « démocratiques » à la fois fondées sur la légitimité d’un vote et sur une action gouvernementale respectant les règles constitutionnelles.
La révolution démocratique et culturelle prônée par M. Morales se trouve aujourd’hui portée par des classes sociales historiquement subalternes qui, en dépit de leur engagement dans les luttes passées et présentes (contre les dictatures des années 1970-1980, puis les politiques néolibérales des années 1990-2000), maîtrisent encore mal des règles du jeu parlementaire et institutionnel dont elles avaient jusque-là été totalement écartées.
Le MAS se trouve confronté à un délicat dilemme : à mesure qu’il renforce la place spécifique du monde rural, il prend le risque de s’aliéner une population urbaine toujours plus séduite par la rhétorique anti-indienne d’élites régionalistes qui ont tout à perdre avec le nouveau texte constitutionnel. Si elle ne s’accompagne pas de gestes plus visibles envers les classes moyennes, la volonté d’instaurer, parallèlement aux droits civiques, des droits économiques et sociaux pour les secteurs les plus démunis risque d’alimenter une dynamique d’affrontement socio-ethnique. Dans une telle hypothèse, on ne pourrait exclure le retour à une confrontation hors des cadres légaux, destinée à rompre le statu quo entre les secteurs populaires et la droite autonomiste.
L’exacerbation des luttes actuelles menace ainsi de remettre en cause l’un des acquis les plus significatifs de la « révolution démocratique » bolivienne : l’octroi d’une véritable citoyenneté politique aux populations subalternes qui commencent à être représentées dans les sphères de gouvernement et dans les cercles décisionnels.