« C’est presque étrange de parler de tout cela aujourd’hui, cela m’apparaît parfois comme s’il s’agissait d’un rêve... » En 1972-1973, M. Mario Olivares était jeune ouvrier métallurgiste et délégué du cordon industriel Vicuña Mackenna. Il a effectivement vécu un rêve, un rêve éveillé, partagé par des milliers d’hommes et de femmes, salariés et militants de la gauche chilienne. À cette époque, M. Hernan Ortega, président de la Coordination des cordons industriels de Santiago - nouvelles organisations de base surgies en réaction à la grande grève patronale d’octobre 1972 [1] —, milite au Parti socialiste. « Pour moi, dit-il, comme pour tous les Chiliens, l’Unité populaire signifiait l’aspiration à une société distincte, plus démocratique, plus égalitaire, permettant aux travailleurs d’atteindre un développement plein et entier, pas seulement du point de vue économique, mais aussi de celui de l’épanouissement intégral de l’être humain. »
Le président Salvador Allende a été porté au pouvoir par une coalition. La « voie chilienne au socialisme », renforcée par la dynamique du combat des ouvriers, des paysans, des pobladores [2], n’est, bien sûr, pas exempte de contradictions. Ainsi, ce mouvement bouscule la direction de la Centrale unique des travailleurs (CUT) [3], dominée par le Parti communiste, premier parti ouvrier du pays et force qui représente au sein du gouvernement l’aile la plus modérée. La centrale s’affirme comme la courroie de transmission de l’exécutif en prenant en charge le « système de participation des travailleurs » au sein des entreprises nationalisées, l’« Aire sociale de production ».
Cependant, la grande majorité des salariés se trouve hors cette influence directe, car sans droit de se syndiquer et surtout sans perspective d’intégration au système de participation allendiste [4]. Refusant la passivité, prise à la gorge par le développement du marché noir et les boycotts patronaux, la fraction la plus radicalisée du mouvement ouvrier s’organise de manière indépendante du gouvernement. Cette dynamique se traduit par le nombre croissant d’entreprises occupées en vue de leur nationalisation, l’augmentation du nombre de grèves et, à la campagne, par l’étendue des domaines expropriés, bien au-delà des réformes annoncées par Allende.
La consigne « créer, créer, pouvoir populaire » est agitée dans les entreprises par les militants de la gauche du Parti socialiste, du Mouvement d’action populaire unitaire (MAPU) et de la Gauche chrétienne.
Outre ces partis, qui appartiennent à la coalition gouvernementale, le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) se veut également un champion du « pouvoir populaire » [5]. « Il s’agissait d’une période très riche, durant laquelle beaucoup de ceux qui sympathisaient avec l’Unité populaire se sont rebellés contre elle et se sont incorporés à l’organisation des cordons industriels, rappelle M. José Moya, qui était membre du MIR et ouvrier d’une industrie électronique de presque 1 000 salariés. Je me rappelle avoir été dans des assemblées où des représentants de la CUT venaient discuter avec les cordons et repartaient la queue entre les jambes ! » Pourtant, l’impulsion du « pouvoir populaire » ne naît à aucun moment contre le gouvernement, qui reste le « gouvernement du peuple » aux yeux de la majorité du mouvement ouvrier.
M. Luis Ahumada, alors étudiant, milite activement au sein des industries de Santiago : « Le plus important de ce que nous avons impulsé à travers les cordons a été la solidarité, de mur à mur, d’usine à usine. Cette solidarité, innée chez les ouvriers, nous avons contribué à ce qu’elle se manifeste en termes concrets : une usine se solidarisait avec les luttes d’une usine voisine. Et comme les cordons ont réussi à obtenir une expression populaire assez large, ils sont devenus par la suite une référence parmi la population du secteur, de telle manière que quand il y avait une entreprise en conflit elle recevait aussi la solidarité des organisations sociales des alentours. »
Conscience politique
Malgré la grève des syndicats de camionneurs et des transports publics, dominés par l’opposition, ces salariés parviennent à faire fonctionner les usines sous leur contrôle. « Nous sortions exproprier les bus avec des armes de poing, des pistolets, se souvient M. Mario Olivares, militant ouvrier du MIR, et nous les amenions à l’intérieur des usines entre les mains des travailleurs. Ainsi, nous garantissions que la production ne s’arrête pas. Nous allions aussi chercher les travailleurs et les transportions. » Il ajoute avec la même fougue que celle dont il faisait preuve hier, lors des assemblées d’usine : « Nous, on commençait à parler d’un pouvoir réel des travailleurs [...]. Peut-être que nous n’avions pas toute la clarté idéologique, mais nous exigions une plus grande participation dans tous les domaines, et pas seulement dans la production ! »
Pour M. Neftali Zuniga, vieil ouvrier textile, ex-dirigeant syndical de la grande entreprise Pollack et militant communiste toujours actif, le souvenir le plus fort demeure avant tout celui du défi de « la bataille de la production » au sein de l’Aire de propriété sociale, le secteur nationalisé. L’objectif était de défendre le pays contre le boycott et le rationnement. Il évoque, avec orgueil, les travaux volontaires qui mobilisaient des milliers de personnes : « Que faisions-nous, nous, les travailleurs conscients ? Tous les dimanches, nous allions [...] dans les grandes plantations couper du maïs pour pouvoir alimenter de plus grandes quantités de volailles. Et c’est cela, la conscience politique qu’il nous aurait fallu créer au sein de la grande population travailleuse de ce pays. »
Quand, après octobre 1972, Allende parvient à reprendre le contrôle de la situation via la création d’un cabinet civilo-militaire, la créativité populaire connaît un regain d’activité. Le rôle de résistance des cordons industriels est, de nouveau, fondamental. L’idée naît aussi de créer une liaison des secteurs populaires au sein de « commandos communaux ». Ces derniers n’ont pas eu le temps de se développer amplement, même si des coordinations ont effectivement vu le jour comme, par exemple, entre le cordon industriel Vicuña Mackenna et le commando communal de Barrancas, formé autour du campement Nueva La Habana.
Alors ouvrier de la construction, M. Abraham Pérez a été l’un des dirigeants de ce campement, véritable village autogéré, à Santiago. « Chaque pâté de maison élisait librement et démocratiquement un délégué », lesquels décidaient depuis l’administration du ravitaillement jusqu’à la sécurité du quartier, à travers des milices populaires, ou encore l’appui aux usines occupées du cordon voisin. Abraham vit encore dans un quartier pauvre, issu d’une occupation de terrain. Pourtant la situation a changé et il se remémore avec nostalgie ces temps bénis : « Il y avait beaucoup de participation et tout cela en accord avec les habitants du quartier. A cette époque, on ne connaissait pas la délinquance. Nous nous protégions dans le campement ; si un voisin sortait, il laissait la porte ouverte... »
Quand on discute de cette période avec M. Edmundo Jiles, syndicaliste du cordon Cerrillos, il est gagné par une forte émotion et respire profondément : « La majorité d’entre nous était jeune, mais les plus anciens savaient livrer leur expérience, leur sagesse afin, de temps en temps, de faire baisser le niveau d’adrénaline et de modérer un peu les actions. Mais ils nous appuyaient avec beaucoup d’enthousiasme. C’est pour cela qu’on a pu faire tout ça. »
Alors que depuis les derniers mois de 1971 le président Richard Nixon a donné ordre à la CIA de « faire crier » l’économie chilienne, un état-major de la sédition regroupant l’organisation fasciste Patrie et liberté, le Parti national et les officiers putschistes s’est constitué à Antofagasta. L’ambassadeur américain à Santiago, M. Harry Schlaudeman, qui a participé à l’invasion de la République dominicaine en 1965, coordonne les militaires chiliens et la CIA. Jusqu’au fatidique 11 septembre...
« Les ouvriers me réclamaient des armes », se souvient l’ex-ministre du travail communiste Mireya Baltra, qui se rendit le jour du coup d’Etat dans le cordon Vicuña Mackenna. En écho, M. José Moya raconte comment il attendait, dans son usine : « Nous avons passé toute la nuit du 11 septembre 1973 dans l’attente d’armes qui ne sont jamais arrivées. Nous entendions des coups de feu du côté du cordon San Joaquín ; là ils avaient de l’armement — au moins ceux de l’entreprise textile Sumar. Notre rêve était qu’à tout moment pouvait arriver de l’armement et que nous allions faire de même. Mais il ne s’est rien passé. » Contrairement à la propagande du général Augusto Pinochet, aucune armée des « cordons de la mort » n’a jamais existé. En fait, mis à part quelques actes de résistance isolés, le « pouvoir populaire » a plié rapidement sous le talon de fer de la répression.
« Le jour du coup d’Etat, il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici, raconte M. Carlos Mujica, salarié de l’usine métallurgique Alusa. Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut la période 1973-1974. Par la suite, en 1975, les services secrets sont venus me chercher à Alusa. Ils m’ont détenu et m’ont emmené à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes... »
Ces récits d’une époque marquée par l’espoir d’un monde meilleur font partie de la « bataille de la mémoire » qui se déroule actuellement au Chili. Produit de la violente amnésie à laquelle le peuple a été soumis par la junte militaire (1973-1990), cette histoire reste largement méconnue. Une mémoire collective déchirée n’a pu se recomposer sous les gouvernements de la Concertation démocratique, dont la politique économique et institutionnelle est en continuité, sous plusieurs aspects, avec le régime du général Pinochet. Dans ces conditions, les souvenirs continuent à vivre, mais de manière fragmentée, atomisée. Il s’agit d’une histoire portée par ceux qui l’ont vécue, tout du moins ceux qui ont la chance d’être encore vie.
« Le passé est toujours important, conclut pourtant M. Luis Pelliza, militant syndical toujours actif, après dix-sept ans de dictature et plus de vingt années de néolibéralisme. Il fait partie d’une histoire que nous avons vécue.Connaître l’expérience de notre défaite est nécessaire afin de comprendre comment nous allons pouvoir affronter le futur ».