Dossier : l’onde de choc

Palestine, le spectre de l’expulsion

, par ACHCAR Gilbert

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Les représailles aveugles d Israël en réponse aux massacres commis par le Hamas sur son sol ont dévasté Gaza. Aux milliers de morts et de blessés s’ajoute désormais le risque d’un déplacement massif des Palestiniens.

Taysir Batniji. — De la série « Fading Roses » (Roses disparues), 2022.
© Taysir Batniji.

C’EST un lieu commun d’affirmer qu’il est plus facile de commencer une guerre que de la terminer. Celle menée par Israël dans la bande de Gaza s’annonce d’ores et déjà comme une illustration particulièrement probante de cet adage. Pour l’extrême droite israélienne, dominante dans le gouvernement formé par M. Benyamin Netanyahou fin 2022, l’opération « Déluge d’Al-Aqsa », lancée par le Hamas le 7 octobre dernier, a fourni l’occasion idéale de mettre à exécution le projet d’un Grand Israël incluant la Cisjordanie et Gaza, soit l’intégralité de la Palestine du mandat britannique (1920-1948).

La souche politico-idéologique dont est issu le Likoud, que dirige M. Netanyahou sans interruption depuis 2005 (il l’avait présidé auparavant une première fois entre 1996 et 1999), est constituée par une branche d’inspiration fasciste connue sous le nom de « sionisme révisionniste », née dans l’entre-deux-guerres.

Avant la fondation de l’État d’Israël, ce courant militait pour englober dans le projet étatique sioniste la totalité des territoires sous mandat britannique de part et d’autre du Jourdain, y compris la Transjordanie attribuée par Londres à la dynastie hachémite.Par la suite, son ambition s’étant focalisée sur la Palestine mandataire, il reprocha au sionisme travailliste dirigé par David Ben Gourion d’avoir cessé le combat en 1949 sans s’emparer de la Cisjordanie et de Gaza.

Pour Ben Gourion et ses camarades, ce n’était que partie remise : les deux territoires lurent occupés en 1967. Depuis lors, le Likoud a constamment surenchéri sur le sionisme travailliste et ses alliés au sujet de leur sort. Au lieu de fuir les combats comme en 1948, les populations de la Cisjordanie et de Gaza, dans leur grande majorité, se sont accrochées à leurs terres et à leurs demeures en 1967. Elles avaient retenu la leçon : 80 % des habitants palestiniens du territoire sur lequel l’Etat d’Israël s’était finalement établi en 1949, soit 78 % de la Palestine mandataire, avaient fui à la recherche d’un refuge temporaire, qui s’avéra définitif puisque le nouvel Etat leur interdit le retour. Cette dépossession est au cœur de ce que les Arabes appellent la Nakba (« catastrophe ») [1].

L’exode palestinien ne s’étant pas reproduit à l’identique en 1967 (245 000 Palestiniens, des réfugiés de 1948 pour la plupart, fuirent néanmoins vers l’autre rive du Jourdain), le gouvernement israélien se trouva confronté au dilemme d’une volonté d’annexion contrariée par un facteur démographique : accaparer les deux territoires en octroyant la citoyenneté israélienne à leurs habitants mettrait en péril le caractère juif de l’Etat d’Israël ; les annexer sans naturalisation compromettrait son caractère démocratique (une « démocratie ethnique », selon le sociologue israélien Sammy Smooha) en créant un apartheid officiel. La solution trouvée à ce dilemme — connue sous le nom de « plan Allon », du nom du vice-premier ministre Yigal Allon, qui l’élabora en 1967-1968 — consista à s’emparera long terme de la vallée du Jourdain et des zones à faible densité de peuplement palestinien en Cisjordanie, et à envisager de restituer le contrôle des zones peuplées à la monarchie hachémite.

Le « Déluge d’Al-Aqsa » fut immédiatement exploité pour pousser le dessein expansionniste

Opposé à ce projet, le Likoud allait militer sans relâche pour l’annexion des deux territoires occupés en 1967 et pour leur colonisation intégrale à cette fin, sans se limiter aux zones envisagées par le plan Allon en Judée et Samarie (l’appellation biblique des régions dont la Cisjordanie constitue une partie). Il remporta les élections en 1977 : moins de trente ans après la fondation de l’État d’Israël, l’extrême droite sioniste parvenait aux commandes. Elle s’y maintiendra durant la plupart des quarante-six années écoulées depuis lors, dont plus de seize sous la direction de M. Netanyahou, avec un glissement continu vers une droite encore plus extrême.

Le soulèvement populaire palestinien connu sous le nom de première Intifada, déclenché à la fin de 1987, mit à mal l’hégémonie du Likoud et la perspective du Grand Israël. Les travaillistes revinrent au pouvoir en 1992 sous la direction d’Itzhak Rabin, plus que jamais décidés à mettre en œuvre leur plan de 1967. La monarchie jordanienne s’étant officiellement récusée de l’administration de la Cisjordanie en 1988, en pleine Intifada, elle fut remplacée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme interlocutrice. La direction de la centrale palestinienne accepta d’abandonner provisoirement les conditions sine qua non du retrait à terme de l’armée israélienne de l’intégralité des territoires palestiniens occupés en 1967 et du démantèlement à terme des colonies, en commençant par l’arrêt de leur expansion. C’est ainsi que purent être conclus les accords d’Oslo, signés à Washington par Rabin et Yasser Arafat en septembre 1993 sous le patronage du président américain William Clinton.

Dès 1996, le Likoud revenait au pouvoir sous la direction de M. Netanyahou, mais il fut battu à nouveau trois ans plus tard par les travaillistes menés par M. Ehoud Barak. M. Netanyahou dut démissionner et fut remplacé à la tête du parti par Ariel Sharon. Celui-ci mena le Likoud à la victoire en 2001, après avoir provoqué le déclenchement de la seconde Intifada en se rendant sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem à l’automne 2000. En 2005, il exécuta un retrait israélien unilatéral de la bande de Gaza, avec démantèlement des quelques colonies qui y avaient été établies, donnant ainsi satisfaction aux militaires éprouvés par la difficulté de contrôler ce territoire très densément peuplé. Sharon était surtout intéressé par l’annexion de la plus grande partie possible de la Cisjordanie, poursuivant l’option dessinée par le plan Allon, dans une version maximaliste et unilatéraliste.

M. Netanyahou, auquel Sharon avait confié le portefeuille des finances, démissionna du gouvernement avec éclat en protestation contre le retrait de Gaza. Il évoqua des raisons sécuritaires, tout en caressant dans le sens du poil la base la plus idéologisée du Likoud ainsi que le mouvement des colons. Se retrouvant en porte-à-faux dans son propre parti. Sharon le quitta à l’automne 2005, cédant la place à M. Netanyahou. Revenu au poste de premier ministre en 2009, ce dernier allait s’y maintenir jusqu’en juin 2021, battant le record préalablement détenu par Ben Gourion. Il récupéra le poste en décembre 2022 au moyen d’une alliance avec deux partis de l’extrême droite sioniste religieuse qualifiés de « néonazis » dans Haaretz même par l’historien israélien de la Shoah Daniel Blatman [2].

Le parti Force juive, dirigé par M. Itamar Ben Gvir, descend en droite ligne du Kach, fondé par le suprémaciste juif Meïr Kahane, qui prônait le « transfert » immédiat des Arabes hors de la « terre d’Israël », autrement dit le nettoyage ethnique de la totalité du territoire entre la Méditerranée et le Jourdain [3]. Quant à M. Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste religieux, il avait défrayé la chronique en octobre 2021 en lançant aux députés arabes à la Knesset : « C’est une erreur que Ben Gourion n’ait pas terminé le travail et ne vous ait pas expulsés en 1948 [4]. »

Le gouvernement israélien actuel est ainsi dominé par des hommes qu’anime le souhait de réaliser le Grand Israël par l’annexion des territoires conquis en 1967 et l’expulsion des populations autochtones. Sauf qu’un tel projet ne pouvait être réalisé en temps normal que par un processus de longue haleine, sans garantie de succès : l’annexion rampante de la Cisjordanie par l’expansion des colonies et le harcèlement des Palestiniens [5], tous deux considérablement aggravés depuis la mise en place du gouvernement d’extrême droite, et l’asphyxie économique de Gaza.

Comme pour l’administration de M. George W. Bush, truffée de personnages ayant exhorté M. Clinton à envahir l’Irak mais incapables de réaliser ce projet à froid, il fallait une forte occasion politique à l’extrême droite. C’est surtout à cet égard que l’analogie entre les attentats du 1 1 septembre 2001 et l’opération menée par le Hamas le 7 octobre, soulignée par M. Netanyahou à l’adresse du président américain Joseph Biden lors de la visite de solidarité effectuée par ce dernier en Israël le 18 octobre, est pertinente. Le « déluge d’Al-Aqsa » fut immédiatement exploité par l’ensemble de l’extrême droite israélienne pour pousser à l’exécution de son dessein expansionniste.

L’armée israélienne n’était manifestement pas préparée à cette éventualité. Les plans de guerre en réaction à l’opération du 7 octobre durent être élaborés dans l’urgence, ce qui expliquerait le retard du lancement de l’offensive terrestre dans la bande de Gaza. Les trois semaines écoulées entre l’opération du Hamas et le début de l’invasion, le 27 octobre, furent cependant employées à bombarder intensivement des concentrations urbaines afin que les combats puissent se dérouler au moindre coût en vies de soldats israéliens — et, par conséquent, au coût le plus élevé en vies de civils palestiniens, dont forcément une grande proportion d’enfants.

L’intention du gouvernement israélien de faire peu de cas du sort de la population civile, partagée par le cabinet de guerre mis en place le 11 octobre, fut exprimée de la manière la plus crue par le ministre de la défense, M. Yoav Galant, membre « modéré » du Likoud et rival de M. Netanyahou, lorsqu’il annonça dès le 9 octobre avoir ordonné un siège complet de la bande de Gaza, qu’il justifia en décrivant l’adversaire comme des « animaux humains ». Les déclarations du même type se sont multipliées depuis lors de la part de membres du gouvernement et de personnages influents de la vie politique et intellectuelle d’Israël [6]. Un collectif detrois cents avocats, notamment français et européens, a déposé une plainte contre Israël, le 9 novembre, auprès de la Cour pénale internationale (CPI), pour « crime de génocide à Gaza » — une qualification qui implique l’intentionnalité [7].

La même plainte concerne les « transferts de population », motivée par le déplacement massif en cours de la population gazaouie au sein de l’enclave. L’intentionnalité est plus manifeste à cet égard. Dans la foulée du 7 octobre, le ministère du renseignement israélien — que dirige une autre membre du Likoud, Mme Gila Gamliel, et qui assure la coordination entre le service extérieur, le Mossad, et le service intérieur, le Shabak, sous l’égide du premier ministre — s’est attelé à l’élaboration d’un plan pour Gaza. Finalisé le 13 octobre, ce projet, dont on doit la divulgation quinze jours plus tard au site israélien contestataire Mekomit, est intitulé « Options pour une politique à l’égard de la population civile de Gaza » [8]. Il envisage trois scénarios : a) les habitants de Gaza restent dans la bande et sont gouvernés par l’Autorité palestinienne ; b) ils y restent, mais sont gouvernés par une autorité locale ad hoc, mise en place par Israël ; c) ils sont évacués de Gaza vers le désert égyptien du Sinaï.

Le Caire s’est catégoriquement opposé au transfert des gazaouis sur son territoire

Le document considère que les options a et b souffrent d’importantes lacunes, aucune d’elles ne pouvant produire un « effet dissuasif » suffisant à long terme. Quant à l’option c, elle « produira des résultats stratégiques positifs à long terme pour Israël » et est jugée « réalisable » à condition que l’ « échelon politique » fasse preuve de détermination face à la pression internationale et parvienne à s’assurer du soutien des États-Unis et d’autres gouvernements pro-israéliens. Chacune des trois options est ensuite détaillée.

Le scénario envisagé pour la troisième, que privilégie le ministère, commence par le déplacement de la population civile de Gaza hors de la zone des combats, suivi de son transfert vers le Sinaï égyptien. Dansun premier temps, les réfugiés y seront abrités sous des tentes. « L’étape suivante comprendra la création d’une zone humanitaire pour aider la population civile de Gaza et la construction de villes dans une zone dédiée à leur relocalisation, dans le nord du Sinaï », tout en maintenant un périmètre de sécurité de part et d’autre de la frontière.

Le document décrit ensuite la façon de parvenir au transfert de la population gazaouie. Il préconise d’appeler à l’évacuation des non-combattants de la zone des affrontements armés tout en concentrant les bombardements aériens sur le nord de Gaza pour ouvrir la voie à une offensive terrestre, jusqu’à l’occupation de toute l’enclave. Ce faisant, « il est important de laisser ouvertes les routes vers le sud pour permettre l’évacuation de la population civile vers Rafah », où se trouve l’unique poste-frontière égyptien. Le document note que cette option s’inscrit dans un contexte mondial où les déplacements de populations à grande échelle se sont banalisés, notamment avec les guerres d’Afghanistan, de Syrie et d’Ukraine.

P.-S.

© Le Monde diplomatique, décembre 2023, p. 1, 12, 13. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2023/12/ACHCAR/66374

Notes

[1Lire Alain Gresh, « La Palestine toujours recommencée », Le Monde diplomatique, juin 2017.

[2Ayelet Shani, « “Israel’s governement has neo-nazi ministers. It really does recall Germany in 1933” », Haaretz, Tel-Aviv, 10 février 2023.

[3Sylvain Cypel, « Itamar Ben Gvir, l’ascension d’un fasciste israélien vers le pouvoir », Orient XXI, 5 décembre 2022, et Ruth Margalit, « Itamar Ben-Gvir, Israel’s minister of chaos », The New Yorker, 20 février 2023.

[4Louis Imbert, « Bezalel Smotrich, le colon radical qui impose sa marque au gouvernement israélien », Le Monde, 7 mars 2023.

[5Lire Dominique Vidal, « L’annexion de la Cisjordanie est en marche », Le Monde diplomatique, février 2017.

[6Un édifiant florilège video de telles déclarations acté assemblé par le site européen musulman 5 Pillars.

[7Ligue des droits de l’homme, section de l’Aube, « Plainte pour génocide présentée à la Cour pénale internationale (CPI) le jeudi 9 novembre 2023 — La justice est la réponse à la violence », 15 novembre 2023, https://site.ldh-france.org

[8L’adresse de ce site est www.mekomit.co.il. Le document a été traduit en anglais par le magazine en ligne judéo-arabe +972 sous le titre « Expell all Palestinians from Gaza, recommends Israeli gov’t ministry », 30 octobre 2023, https://www.972mag.com

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