Culture

Misères du théâtre politique

, par NEVEUX Olivier

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À voir ce qui sert de justification aux subventions que le théâtre reçoit, il semble entendu qu’il a pour fonction d’éclairer les débats de société, de sensibiliser aux « causes » démocratiques et de contribuer à améliorer un monde injuste. Ce qui neutralise à la fois le théâtre et la politique.

Mircea Suciu. — « Study for People Moving to the Right » (Étude pour personnes allant vers la droite), 2012
© Mircea Suciu et Zeno X gallery, Anvers - Courtesy Aeroplastics, Bruxelles.

À voir ce qui sert de justification aux subventions que le théâtre reçoit, il semble entendu qu’il a pour fonction d’éclairer les débats de société, de sensibiliser aux « causes » démocratiques et de contribuer à améliorer un monde injuste. Ce qui neutralise à la fois le théâtre et la politique.

CE 9 février 2018, sur France 5, M. Jean-Marc Dumontet a l’enthousiasme d’un scout. Il vient promouvoir son festival « Paroles citoyennes », qui, un mois durant, proposera la reprise de dix spectacles engagés. Le projet est de « faire écho aux grandes questions sociétales de notre temps » : « Il faut vraiment défendre nos démocraties car elles sont plus en danger qu’on ne le pense », déclare-t-il.

M. Dumontet est l’ami du président de la République. Producteur de spectacles, propriétaire de nombreuses salles à Paris (le Théâtre Antoine, le Point-Virgule, Bobino...), directeur de l’inénarrable cérémonie des Molières, businessman aguerri intriguant pour le théâtre privé, l’homme a pour lui le drapé des héros macroniens. Il incarne la réussite. Il aurait pu en rester là, savourer. Seulement, en Macronie, premier de cordée, il faut rendre au monde ce que le monde vous a permis d’accomplir. Alors M. Dumontet rend et ruisselle. Il n’est pas ministre de la culture, comme certains l’avaient prédit, mais mieux : entrepreneur de festival militant. Ce festival, c’est sa fierté. Et pour cause : rien de ce qui est « humain » ne lui est étranger. « Thématiques actuelles, auteurs contemporains, c’est d’ici et de maintenant que nous parle ce théâtre », détaille la plaquette promotionnelle. L’ici et maintenant, porteur des grands débats de société. Les spectacles s’y consacrent : l’univers carcéral, la radicalisation, « la justice, l’Autre, les droits des femmes, notre rapport à l’image ». « J’avais (...) envie de susciter des prises de conscience des simples citoyens, précise-t-il dans un entretien à La Croix (15 février 2018). Nous avons tous pu constater ces dernières années, avec les attentats mais aussi la montée des populismes, combien la démocratie, dont nous croyions qu’elle était un bien acquis, est fragile. Nous avons tous une part à prendre pour la consolider. Nous faisons tous partie de la société : à chacun d’entre nous de lui apporter son écot. »

La philosophie est un peu fruste, mais ce serait manquer de cœur que de ne pas vibrer à semblable profession de foi. L’important, en effet, c’est de faire. Et M. Dumontet fait. Le sous-titre du festival est explicite et injonctif : « Dix spectacles, dix interpellations. Pouvez-vous rester neutres ? » C’est vrai, « pouvons-nous rester neutres ? ». « Nous voilà prévenus : nous ne sommes pas dans le consensus », s’enthousiasme Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (5 mars 2018).

Et s’il y avait dans tout cela autre chose qu’un pathétique exercice d’ostentation philanthropique ? Non pas seulement une opération de publicité, mais aussi le symptôme d’un certain état des rapports que le théâtre et le militantisme seraient tenus d’entretenir ? Le théâtre, en l’occurrence, a charge de sensibiliser : sensibiliser à la politique (traiter de lourdes questions), sensibiliser la politique (lui octroyer un supplément de vie et de chair). Il y faut des récits de vies et d’expériences, des portraits, des itinéraires, du terrain. Les témoignages, plus ou moins fictifs, dès lors, seront nécessairement édifiants – et peu importe que les individus ne soient jamais tout à fait identiques aux données qui les constituent en prototypes ; la parole sera aménagée pour qu’ils ressemblent à ce qu’ils ont pour fonction d’incarner : une « cause ».

Ces spectacles n’ont pas pour vocation de transformer d’« humanitaires » affects en logique politique, ni de déployer, à partir de la reconnaissance d’une douleur, une critique de l’injustice. Car l’imagination empathique n’est convoquée qu’à la condition de se confondre avec la réalité ou, plus sûrement, d’y ramener — comme l’on ramènerait, entre deux flics, un adolescent fugueur à son foyer. Elle n’est dotée d’aucune puissance heuristique ; tout au plus vient-elle vérifier, confirmer, attester, redoubler. Elle se constitue à la mesure d’un PowerPoint : mots et images s’illustrent les uns les autres, l’enchaînement y est causal, descriptif, attendu. Rien ne saurait exister qui n’a pas déjà d’image, rien ne saurait persister qui ne se résume en quelques mots. Pas à pas, tout converge pour faire place nette au rayonnement sans pareil de l’ordre qui règne, dans l’ignorance de l’avertissement d’Ommou dans Les Paravents de Jean Genet (1961) : « Et si un jour le soleil tombait en pluie d’or sur notre monde, on ne sait jamais, réservez dans un coin un petit tas de boue. »

Disparaissent ainsi de l’horizon ces textes et spectacles qui n’ont pas désiré contribuer au grand récit démocratique, qui n’entendent pas juguler ni conjurer la nuit. L’art ne se confond plus ici avec l’existence de ce « petit tas de boue », il n’en est ni la trace ni la vie insistante. Il « socialise ». Une question survient : la vie démocratique doit-elle exclusivement ressembler, pour les plus privilégiés, à ces fêtes des voisins conviviales et pacifiées, partage chaleureux d’un sensible civilisé et civilisateur ?

Le néolibéralisme ne peut que rapporter le théâtre à ses obsessions fonctionnelles. À quoi ça sert ? A fortiori s’il faut le financer... À quoi, donc, tout ce théâtre peut-il bien servir ? Le macronisme ne voit pas. Par là, il faut entendre que Macron n’est pas seulement Macron. Il est une certaine façon de ne pas comprendre, de plier les métiers, les actes, les pensées à la logique de ce qu’il sait reconnaître, d’organiser la vie dans la massivité d’un présupposé général, de forcer toute chose à se ressembler, de tout quantifier, évaluer à l’aune d’un étalon générique et crétin, d’être aimanté par la réussite, le plébiscité, d’être excité, de façon infantile, par le monumental et les signes extérieurs de réussite.

SCHÉMATIQUEMENT, il présupposera trois missions au théâtre. La première est de divertir. Cela, le marché le produit lui-même, avec ses gagnants, son industrie de comiques, ses œuvres féeriques et ses attractions qui offrent de grandioses moments d’évasion et de fuite, de délassement et de bonne humeur. Elles permettent à la force de travail de se reproduire, aux têtes de s’épancher et à la vie de filer. La deuxième mission du théâtre est la production de valeurs. Quelques noms émergent, qui tournent sur le petit marché mondial du spectacle vivant. Il s’agit d’une poignée d’artistes comparables à des marques, médiatiquement promus, largement soutenus — start-up opérante, avec fonds publics, recettes privées... —, engouements souvent tout à fait moutonniers, sans que, parfois, rien dans l’œuvre ne justifie un tel enthousiasme unanime.

Il reste une troisième fonction, que l’élu à la culture nommé là par hasard ou le technocrate discipliné et disciplinant peut comprendre. Elle trouvera place dans un tableau, se quantifiera et se résumera en quelques slides (diapositives PowerPoint) : le théâtre qui éduque, civilise, répare, engage, rassemble... Il s’agit là, actualisée, de la reprise d’une vieille antienne sur le rôle social du théâtre de diffuser les bonnes mœurs et qui sert de longue date à justifier le « bien-fondé des subventions théâtrales [1] ». En quelque sorte, qu’il moralise, dans le double sens de donner le moral, mais aussi de faire la morale. Il se conçoit comme l’antichambre sympathique d’une éducation nationale déconsidérée. Le New Labour — le Parti travailliste britannique — a, comme souvent, montré le chemin. Claire Bishop note ainsi qu’au milieu des années 1990 il avait « confié à des think tanks le soin d’évaluer les bénéfices de la participation sociale dans les arts. (...) L’intérêt pour la culture se justifiait par l’idée qu’elle créait l’apparence de l’inclusion sociale, même si le gouvernement continuait en même temps à éroder les institutions qui en assurent la mission – l’éducation et la santé. D’où la contradiction propre à l’art participatif, qui répond aux attentes des artistes en raison de son indépendance à l’égard du marché tout en exerçant une fonction Potemkine pour les gouvernements qui les financent [2] ». Du théâtre instrumental... Les artistes dont les projets sont financés par de l’argent public se voient à ce titre, désormais, soumis à une multitude d’obligations positives, d’interventions et d’animations, qui en prison, qui à l’école, en contrepartie du droit de créer. Précarisés, ils constituent une armée de réserve disponible à loisir, corvéable et largement culpabilisée. Certains y trouveront du plaisir, du sens ; ils arrivent à faire quelque chose de cette obligation insidieuse. Mais, dans cette perspective, l’œuvre est devenue, en elle-même, insuffisante, sinon accessoire. Le mot est prononcé : « œuvre ». Elle est la grande absente, l’ignorée, reléguée au vieux modernisme, au millénaire dernier.

POUR l’essentiel, le théâtre est en retrait des tentatives disparates et collectives, militantes, intellectuelles et artistiques qui s’organisent çà et là pour disputer son hégémonie au néolibéralisme. Ses interventions dans les combats actuels sont pour le moins discrètes et rencontrent peu d’échos. Englué dans le réalisme qui légifère, balise et intimide, il ne semble que peu chercher des ressources dans la vivacité d’une réalité autrement plus profuse et créatrice. Il serait possible, pourtant, d’inclure l’art et la culture dans les résistances au monde autrement que par les pieuses envolées sur la liberté d’expression. Penser la place du théâtre, de l’art et de la culture interroge en effet sur ce que pourrait être une vie consacrée à autre chose qu’au travail salarié — et à « devenir milliardaire » —, à ce qui la dépossède, aux temps qui l’organisent, qui la quadrillent, aux inégalités sociales devant le temps disponible. Jean Vilar interpellait son propre camp politique en 1966 sur « cette énorme (et encore sourde) revendication que lancent inlassablement les travailleurs : le droit à la détente, le droit aux heures libres, le droit donc à la culture [3] ) ». La question, largement abandonnée depuis, demeure. Se battre pour l’art et la culture suppose aussi une conception du monde et de la société : quels moyens seront alloués à ce temps dégagé, à sa qualité, aux nécessaires résistances à construire contre la logique prédatrice du capital qui ne saura tolérer trop longtemps, on l’a déjà vu, la désertion des sphères de la consommation et de la reproduction ; comment bouleverser la division sociale du travail, ce qu’elle entrave, etc.

Il est probable que la culture et la « création » ont été, depuis, l’instrument d’une diversion et de la neutralisation de perspectives autrement radicales. Elles participent, en effet, à ce grand mensonge social d’une société transparente, soucieuse de résoudre les souffrances, libérale d’expression. Elles contribuent à soutenir sa perfectibilité plutôt que de participer à sa transformabilité. Bon an mal an, l’art et la culture sont mobilisés au nom d’enjeux constructifs, la commande sociale est plus ou moins implicite : qu’ils viennent ainsi faire rempart à la barbarie ; qu’ils valorisent nos valeurs ; qu’ils incarnent la grandeur démocratique ; qu’ils civilisent les monstres en devenir ; qu’ils soient intégrateurs, multiculturels ; qu’ils suppléent aux familles, aux écoles ; qu’ils soient supplément d’âme ; qu’ils soient l’universalité. Bref : la République. C’est, pour l’essentiel, à partir de cette positivité, plus ou moins nuancée et affirmée, que la fonction sociale du théâtre est désormais conçue. Il se pourrait qu’il ait renoncé à être, lui-même, son exercice, son existence, un argument contre cette société — un argument pour une autre société.

Professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École normale supérieure de Lyon. Auteur de Contre le théâtre politique, La Fabrique, Paris, 2019, dont ce texte est extrait.

P.-S.

© Le Monde diplomatique, mai 2019, p. 27. url : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/NEVEUX/59880

Notes

[1Cf. Vincent Dubois, La Politique culturelle, Belin, Paris, 1999.

[2Claire Bishop, “In the age of the Cultural Olympiad, we’re all public performers”, The Guardian, Londres, 23 juillet 2012 ; repris dans Claire Bishop, « Nous sommes tous des artistes publics », dans Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (sous la dir. de), L’Art et l’Argent, Éditions Amsterdam, Paris, 2017.

[3Jean Vilar, Le Théâtre, service public et autres textes, Gallimard, coll. « Pratique du théâtre », Paris, 1975.

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