Le désastre
Irruption du massacre de masse au cœur des pays impérialistes après un siècle de relative « paix » interne, le moment de la première guerre mondiale est simultanément celui de l’effondrement de son opposant historique, le mouvement ouvrier européen, essentiellement organisé dans la IIe Internationale. Lui convient en ce sens le nom de « désastre », prononcé par Alain Badiou pour penser l’épuisement de la vérité d’une forme de la politique émancipatrice attestée par un autre effondrement, plus récent, celui des régimes dits « communistes » d’Europe de l’Est [1]. Si l’on considère que ce second désastre frappe cette vérité politique même qui est née en réponse au premier, et qui s’est nommée « Octobre 17 », et tout autant : « Lénine », c’est alors la boucle du « court vingtième siècle » qui s’est refermée sur cette désastreuse répétition. Paradoxalement donc, le moment n’est peut-être pas si mal choisi pour reprendre les choses par le début, à l’instant où, dans la boue et le sang qui submerge l’Europe en cet été 1914, le siècle surgit.
Happées par le tourbillon du conflit, les sociétés européennes et extra-européennes [2] s’engagent dans la première expérience de la « guerre totale ». L’ensemble de la société, combattants et non-combattants, économie et politique, État et « société civile » (syndicats, églises, médias) participent intégralement à cette mobilisation générale absolument inouïe dans l’histoire mondiale. La dimension traumatique de l’événement est sans commune mesure avec tout affrontement armé antérieur. C’est le sentiment généralisé de la fin de toute une « civilisation » qui se dégage de la boucherie monstrueuse des tranchées, véritable industrie du massacre, hautement technologisée, qui se met en place dans le champ de bataille, et au-delà même de celui-ci (bombardements de civils, déplacements de populations, destructions ciblées de zones situées hors front). L’industrie du meurtre de masse s’enchevêtre elle-même étroitement aux dispositifs de contrôle de la vie sociale et des populations, directement ou indirectement exposées au combat. Cette atmosphère apocalyptique, dont l’écho retentira avec force dans toute la culture de l’immédiat après-guerre (qui naît dans la guerre même : Dada, puis le surréalisme et les autres avant-gardes des années 1920 et 1930), imprègne l’ensemble des contemporains. On peut, aujourd’hui encore, s’en faire une idée à la lecture de la brochure de Junius de Rosa Luxembourg [3], l’une des plus extraordinaires de toute la littérature socialiste, dont chacune des pages porte témoignage du caractère inouï de la barbarie en cours.
La dimension de brutalisation de l’ensemble des rapports sociaux, pour terrifiante qu’elle soit et paraît encore, ne doit pourtant pas occulter les innovations de grande portée dont ce conflit fut porteur. Certes, le fait est bien connu, toute guerre est un véritable laboratoire pour la « modernisation » des rapports sociaux [4], mais le caractère « total », et « totalitaire », de celle-ci confère à ce processus une ampleur sans précédent. Depuis la mise en place à large échelle de camps de concentration et de politiques de déportations de populations et de nettoyage de territoires (jusque là réservés à la colonisation : le conflit mondial permet justement d’importer dans les métropoles le type de violence qu’elles avaient jusque là expérimentées dans leur périphérie impériale), jusqu’aux formes de planification et de contrôle étatique de l’économie – incluant l’intégration des syndicats dans l’économie de guerre (qui prend des allures de rationalisation capitaliste intégrale, théorisée comme telle par un Rathenau) ; du recours à la main d’œuvre féminine dans l’industrie, (avec toutes les conséquences de ce fait, combiné à l’absence des hommes au front, au niveau de la structure familiale et de la domination masculine dans la vie sociale) jusqu’aux formes de conditionnement à grande échelle exercée sur les combattants et sur l’opinion publique à travers un impressionnant dispositif de contrôle de l’information et le développement de nouveaux moyens de diffusion (radio, cinéma), et sans oublier bien sûr les gouvernements de ladite « union sacrée », qui assurent l’intégration des partis ouvriers aux sommets de l’État et qui viennent s’articuler aux formes de planification/consensus au niveau de l’économie, pas un seul aspect de la vie collective et individuelle ne sort indemne de cette expérience proprement radicale.
Rien ne sera donc plus comme avant, en tout premier lieu pour le mouvement ouvrier. L’effondrement de la IIe Internationale, sa totale impuissance face à la déferlante du conflit impérialiste, ne fait en réalité que révéler des tendances profondes, et bien antérieures au conflit mondial, vers l’« intégration » des organisations de ce mouvement (et d’une large partie de leur base sociale) dans les compromis qui soutiennent l’ordre social et politique (plus particulièrement dans sa dimension impérialiste) des pays du centre. La « faillite », selon la formule de Lénine, est donc bien celle de l’ensemble de la pratique politique ouvrière et socialiste, désormais contrainte à des reconsidérations radicales : « la guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radicalement » écrit Rosa, avant d’appeler à l’« autocritique impitoyable », « droit vital » et « devoir suprême » de la classe ouvrière [5].
Lénine, s’il n’est pas le moins bien armé (mais cela, d’une certaine façon, il ne le sait pas encore), compte néanmoins parmi ceux que le désastre foudroie de la manière la plus immédiate. Son incrédulité face au vote unanime du crédits de guerre par la social-démocratie allemande, et plus généralement face à l’effondrement de l’Internationale et du centre orthodoxe « kautskyen », la lenteur et la rareté de ses premières interventions postérieures à août 1914, en disent long. Non pas tant sur un (supposé) manque de lucidité (même s’il est vrai que sa volonté antérieure d’« orthodoxie », à l’opposé de Rosa, a pesé dans l’illusion rétrospectivement révélée par le désastre) mais bien davantage sur le caractère véritablement sans précédent de ce qui est en train de se passer.
Ce contre-temps de l’intervention politique, l’évolution de sa position quant à l’attitude des socialistes révolutionnaires face à la guerre impérialiste le signale plus nettement encore. Au moment où éclate la guerre, et où l’« horreur » de la faillite de l’Internationale s’avère comme la plus pénible à (sup)porter, la plus pénible de toutes, le dirigeant bolchevik lance « à chaud » un mot d’ordre qui se situe encore dans la lignée de la « culture anti-guerre » de la défunte Internationale. C’est le mot d’ordre démocratique (et jacobin-kantien) de « transformation de tous les États européens en États-Unis républicains d’Europe », transformation qui implique le renversement des dynasties allemande, tsariste, austro-hongroise, etc. [6] Peu après (en 1915), cette position sera abandonnée du fait de son problématique contenu économique (susceptible d’être interprété comme un soutien à un possible impérialisme européen unifié), et du rejet catégorique de toute conception européocentrique de la révolution. Un rejet qui traduit sans doute à une appréciation très pessimiste de l’état du mouvement ouvrier européen : « les temps sont à jamais révolus où la cause de la démocratie et du socialisme étaient liés uniquement à l’Europe » [7]. L’affirmation concomitante du « défaitisme révolutionnaire », ligne qui représente une innovation radicale pour la culture du mouvement ouvrier international, apparaît ainsi indissociable de la réflexion sur les conséquences dévastatrices de l’implosion politique d’août 1914. Plus précisément : des occupations insolites auxquelles Lénine se livre au cours des mois qui suivent les dits événements.
Solitude de Lénine
C’est en effet dans ce contexte d’apocalypse généralisée que, tout en parant au plus pressé (comme il est de règle, cela se traduira dans un premier temps par le recours aux vieilles recettes, la véritable innovation est, justement, encore à venir), Lénine se retire dans le calme d’une bibliothèque suisse pour se plonger dans la lecture de Hegel. Bien entendu ce moment est aussi, très concrètement, celui où l’isolement politique de Lénine, en fait l’isolement de la minorité du mouvement ouvrier qui se dresse contre la guerre impérialiste, est le plus grand. Cette prise de distance, cette solitude, que l’on constate souvent dans les moments de basculement non seulement parmi des penseurs purs mais parmi les hommes d’action, est un moment absolument nécessaire du processus événementiel lui-même : la césure de l’événement premier (la guerre) se redouble dans le vide dans la distance prise, vide à partir duquel surgira, peut-être, l’initiative, l’ouverture vers le nouveau. Ce n’est qu’à la lumière de ce novum que le processus pourra, rétroactivement, apparaître comme nécessaire, l’autocritique de la pensée se croisant avec l’autocritique des choses mêmes, qu’elle reconnaît comme siennes, sans que rien ne puisse réduire la part de contingence de cette rencontre, son entière absence de garantie préalable.
La fréquence de ces moments de solitude dans la vie de Lénine [8], une vie faite de longs exils et de luttes à contre-courant presque permanentes, sont en ce sens des indicateurs de sa haute teneur événementielle. Voilà pourquoi, loin de s’effacer, ils resurgissent et s’installent au cœur même de la période la plus décisive, celle qui s’étend du début de la guerre mondiale à Octobre 1917. Qu’on en juge : presque un an de lectures dites « philosophiques », principalement consacrées à Hegel, consécutives à août 1914, une énorme documentation sur l’impérialisme (800 pages de notes et la célèbre brochure), un travail théorique acharné sur la question de l’État, qui culminera avec le l’épisode du Cahier bleu [9] et la rédaction de L’État et la révolution, dans la retraite forcée de la Finlande toute proche, qui « s’inachève », comme dans le rêve de tout écrivain, sur la rencontre du discours et du réel, par la révolution d’Octobre elle-même. Tout se passe donc comme si, dans son obstination, Lénine parvenait à immobiliser, ou plutôt à capturer en le retournant d’une certaine façon sur lui-même, en faisant le vide autour de lui, un temps historique qui ne cesse, vertigineusement, de s’accélérer.
Les plus compétents des biographes de Lénine l’ont suffisamment souligné : « perhaps the most puzzling and inexplicable period of Lenin’s life, from the standpoint of those [...] who would have us believe that he was preeminently an instinctive practical politician, are his activities during the turbulent months following the downfall of the autocracy in February 1917 [...] instead of devoting his time to political wheeler-dealing to achieve immediate tactical advantage to his party in Russia, he concentrated his energies on an almost academic, exhaustive study of Marx and Engels on the question of the state with a view to outlining the long-term strategic objectives of the global socialist revolution » [10]. Se trouve ainsi désignée l’autre facette de cette solitude : ni retraite contemplative, ni même halte provisoire pour reprendre des forces avant de repasser à l’action, mais distance, arrachement nécessaire à l’immédiateté pour repenser radicalement (à la racine) les conditions de l’action. Pour le dire autrement : si pour saisir, s’emparer de la conjoncture, pour y tracer la ligne de l’intervention, il faut rejouer, reconstituer les repères théoriques (le marxisme non comme dogme mais comme « guide pour l’action » selon l’adage préféré de Lénine), alors, face au désastre, il se saurait être question de moins que d’un retour au fondement même, d’une refondation théorique du marxisme.
Voilà qui explique sans doute non seulement l’intensité exceptionnelle de l’intervention théorique de Lénine au cours de la période ouverte par la première guerre mondiale, mais sa portée proprement re-fondatrice et, nous y reviendrons, autocritique : le retour systématique aux textes de Marx et d’Engels se combine d’emblée à un énorme effort de mise à jour théorique et d’analyse des conditions nouvelles posées par la guerre totale impérialiste. L’impressionnante accumulation de documentation empirique va de pair avec le réexamen du statut même du marxisme face à une orthodoxie qui a irrémédiablement volé en éclats. La rupture portée par la situation se prolonge en rupture théorique : la crise, le désastre même peuvent dès lors, dans leur imprévisibilité même, se poser comme re-commencement, devenir absolument constructifs. C’est dans tout cela aussi que Lénine se retrouve seul, une comparaison avec les meilleures têtes du mouvement révolutionnaire, Rosa, Trotski et Boukharine inclus, le confirme assez aisément. Nul hasard si aucune de ces figures, par ailleurs éminents penseurs et dirigeants du mouvement ouvrier international, ne s’est, pendant cette période cruciale, penchée sur Hegel et plus généralement sur les aspects dits « philosophiques » et théoriques du marxisme.
La percée
Lénine aborde donc la nouvelle période par une lecture de Hegel pour penser jusqu’à son terme la rupture avec la IIe Internationale dont la guerre a sonné la « faillite ». Les auteurs qui peupleront sa solitude, Hegel en premier lieu, feront donc l’objet d’une lecture de type particulier, indissociable des enjeux politiques de la philosophie.
Si, comme il l’avoue lui-même dans sa première réaction « à chaud » (un texte qui ne sera publié qu’à titre posthume), « le plus pénible pour un socialiste, ce ne sont pas les horreurs de la guerre — nous sommes toujours pour la guerre sainte de tous les opprimés pour la conquête de leurs patries — mais les horreurs et la trahison des chefs socialistes, les horreurs de la faillite de l’Internationale actuelle » (O, XXI, 14), c’est que cette « pénibilité » confessée sert de moteur à un processus de critique interne, d’autocritique, déjà en cours. Le choix, solitaire et, en apparence du moins, hautement improbable, de Hegel, et plus précisément de la Science de la logique, comme terrain privilégié, et même quasi-exclusif pour la période décisive d’août à décembre 1914 [11], de cette rupture doit lui-même se comprendre comme une rencontre entre plusieurs séries de déterminations relativement hétérogènes auxquelles seul l’effet rétrospectif de la rencontre confère un aspect unitaire et convergent. Même si, concernant cet itinéraire, la tâche naguère évoquée par M. Löwy, dans un texte qui fît date, reste à faire (« il faudrait un jour reconstituer précisément l’itinéraire qui mena Lénine du traumatisme d’août 1914 à la Logique de Hegel » [12]), nous avancerons quelques hypothèses (quatre plus précisément) pour tenter d’en reconstituer quelques aspects. Plus particulièrement ceux qui dérivent de la double intuition formulée par Löwy dans ce même texte : le recours à Hegel est-t-il « simple volonté de retourner au sources de la pensée marxiste ou intuition lucide que le talon d’Achille méthodologique du marxisme de la IIe Internationale était l’incompréhension de la dialectique ? » [13]. Sans doute l’un et l’autre, en précisant aussitôt que la démarche de « retour aux sources » n’a en elle-même rien de « simple », qu’elle fournit même l’indice le plus sûr de la radicale portée du geste de Lénine.
1. Ce geste se comprend tout d’abord comme une réaction quasi-instinctive à la dévalorisation, ou plutôt au refoulement de Hegel et de la dialectique qui étaient le signe distinctif du marxisme de la IIe Internationale en général et de son représentant russe (et pas seulement : son prestige était considérable dans toute l’Internationale) en matière de philosophie en particulier, à savoir G. Plekhanov (à la nuance près dont il sera question ci-dessous). Rappelons simplement sur ce point, que, se fondant principalement sur les écrits du dernier Engels, eux-mêmes passablement simplifiés, la doctrine officielle de la IIe Internationale, de Mehring à Kautsky en passant par Plekhanov lui-même, consistait en une variante d’évolutionnisme scientiste et de déterminisme à prétention matérialiste, combiné à un quiétisme politique, que seuls (à l’exception de Labriola) les « révisionnistes » (de droite ou de gauche, de Bernstein à Sorel et Karl Liebknecht) de l’Internationale contestait, presque toujours à partir de positions néo-kantiennes. En réalité, cette matrice participait pleinement au climat intellectuel typique de l’époque, à ce xixe siècle positiviste, imbu de croyance au progrès, à la mission de la science et à celle de la civilisation européenne à l’apogée de son expansion coloniale. Il ne semble pas exagéré de dire que, dans sa variante russe, venant d’un pays à modernisation très « tardive » et toujours dominé par des forces obscurantistes d’ancien régime, ces traits se sont considérablement durcis. Plekhanov inscrit ouvertement Marx dans la lignée du matérialisme du baron D’Holbach et d’Helvetius [14] et, dans la continuité d’une tradition feuerbachienne russe, plus particulièrement de Tchernichevski, il proclame Feuerbach — que Marx ne fait pour l’essentiel que prolonger —, grand vainqueur de l’idéalisme hégélien.
Certes, dira-t-on, mais cette dimension réactive a toujours été celle qui a déporté Lénine vers le terrain de la philosophie : voir Matérialisme et empiriocriticisme, contrecoup de la révolution manquée de 1905 dans le Kampfplatz de la philosophie [15]. Mais, justement, la comparaison entre les deux gestes est éloquente : d’un bout à l’autre de l’ouvrage de 1908 dans l’affrontement entre le « matérialisme » qu’il professe et l’empiriocriticisme qu’il attaque, Lénine ne cesse de mobiliser Plékhanov, l’autorité philosophique incontestée jusqu’alors (jusqu’à la « crise » ouverte par la défaite de 1905 précisément) de l’ensemble des sociaux-démocrates russes. Plekhanov, qui, quels que soient ses différents avec Kautsky, en était l’homologue structurel en Russie, la source non-questionnée de l’armature spéculative, métaphysique même, de cette orthodoxie qui a irrémédiablement volé en éclat depuis août 1914.
Six ans après, c’est vers la bête noire de tout ce « matérialisme » que Lénine se tourne : Hegel. Et, surtout, vers sa dialectique si encombrante, puisque c’est d’elle, donc du comble de l’idéalisme hégélien, dont Marx se réclame selon les modalités bien connues du « renversement » et de la « remise sur les pieds ». Dialectique à laquelle Plekhanov (qui est loin d’être une exception répétons-le ; il se trouve cependant qu’il est considéré comme le spécialiste es philosophie de la IIe Internationale), parmi ces milliers de pages d’histoire et de polémiques philosophiques ne consacre quasiment rien, comme le dirigeant bolchevik le constatera quelques mois après son propre travail sur la Logique [16]. Le peu qu’il écrivit montre du reste à quel point son univers intellectuel, celui de toute une époque ou presque en réalité, était devenu étranger à la tradition de l’idéalisme allemand. Dans son article « Pour le soixantième anniversaire de la mort de Hegel » [17], le seul que la Neue Zeit ait publié à cette occasion (ce qui en dit long sur l’état de la discussion philosophique à l’intérieur de la social-démocratie allemande), Plekhanov traite, à la manière d’une compilation encyclopédique, les vues de Hegel sur l’histoire universelle, la philosophie du droit, la religion etc. Le « fondement géographique de l’histoire universelle » [18] trouve quelque grâce à ses yeux — il y détecte sans doute un « germe de matérialisme » — tandis que la question de la dialectique est littéralement expédiée en moins d’une page [19], laquelle sert à introduire les deux ou trois citations de Marx lui-même toujours évoquées à ce sujet. Ce qui fait l’objet du refoulement ce n’est donc pas exactement Hegel en tant que tel (d’une certaine façon Hegel a beaucoup moins été refoulé dans l’intelligentsia russe, Plekhanov compris, qu’ailleurs en Europe), mais la question de la dialectique dans Hegel, le « fond de l’affaire » comme dira Lénine, réglant ses comptes philosophiques avec Plekhanov, peu après sa lecture de la Logique [20].
2. La seconde hypothèse sur le recours à Hegel dans cette conjoncture extrême renvoie à la conception proprement léninienne de l’intervention en philosophie. Il faut en effet voir également l’autre côté de cette image quasi-inversée entre l’intervention publique dans la mêlée philosophique ouverte la crise de 1908 et la quête privée, quasi-secrète même, dans les sentiers les plus ardus de la métaphysique impulsée par le désastre de 1914. S’il semble bien qu’un « abîme », pour reprendre le mot d’Henri Lefebvre, les sépare, et que les arguments « continuistes » qui ont marqué un certain « léninisme » [21] ne résistent ni à la lecture des textes ni à une perception minimale des conjonctures, il n’en reste pas moins que Lénine a effectivement retenu quelque chose de sa précédente descente dans l’arène de la philosophie. A savoir que dans des conjonctures de « crise », dont la spécificité réside dans les formes prises par le redoublement de la crise dans le sujet révolutionnaire lui-même (« une terrible débâcle frappe l’organisation social-démocrate »), la bataille philosophique peut se placer au premier rang de la lutte car ses enjeux théoriques touchent directement au statut de la pratique politique.
Dans la conjoncture du « désastre » de l’été 1914, ce syllogisme pivote en quelque sorte sur lui-même : l’implosion de toute la politique social-démocrate change tout dans le domaine de la théorie. L’orthodoxie, dans la figure emblématique du doublet kautsko-plekhanovien, a elle aussi sombré dans le vote des crédits de guerre et le ralliement à l’union sacrée. Pour penser cette faillite, et détruire théoriquement la matrice de la IIe Internationale, il faut commencer par détruire la métaphysique de ce dont l’organisation ouvrière fut la technique [22]. Et le « maillon faible » de la métaphysique social-démocrate c’est Hegel. Pas n’importe quel Hegel, justement pas celui qui a pu intéresser, au passage, un Plekhanov : pas le Hegel des écrits les plus immédiatement, extérieurement, politiques, mais bien le cœur spéculatif du système, la méthode dialectique consignée dans la Science de la Logique.
Lénine comprend parfaitement, en d’autres termes, que le véritable enjeu du « système » de Hegel est à rechercher non dans les textes les plus directement politiques ou historiques, mais dans les plus « abstraits », les plus « métaphysiques », les plus « idéalistes ». Il rompt ainsi de manière irrévocable avec la manière de traiter les questions philosophiques héritée du vieil Engels et consacrée par toute la IIe Internationale, y compris par sa propre « conscience philosophique antérieure » : la division de la philosophie en deux camps opposés et fondamentalement extérieurs l’un à l’autre, le matérialisme et l’idéalisme, qui expriment terme à terme les intérêts des classes antagonistes. Toutefois, et nous verrons que cela ne va pas sans soulever quelques questions, disons-même que c’est précisément ici que se trouve le punctum dolens des Cahiers, si la distinction matérialisme/idéalisme est ressaisie dialectiquement, et par là, en une certain sens, relativisée, elle n’est pas pour autant rejetée, mais (nous y reviendrons) reformulée, réouverte, ou, plus exactement : radicalisée dans le sens d’un matérialisme nouveau. Pour le dire autrement : en quittant le rivage de l’orthodoxie, Lénine ne « change » pas de « camp » philosophique, il ne devient pas idéaliste, pas plus qu’il n’adhère à l’un des « révisionnismes » philosophiques disponibles, quitte à inventer sa propre variante. Ce qu’il a toujours le plus catégoriquement refusé, c’est précisément cela, une « troisième voie », médiane ou conciliatrice, « entre » le matérialisme et l’idéalisme, ou « au-delà » de leur opposition [23]. Une telle posture reviendrait du reste à conserver les termes même du dispositif théorique qu’il s’agit de récuser en tant que tel. Lénine tente « simplement », mais c’est là bien entendu toute la difficulté, de lire Hegel en matérialiste et d’ouvrir ainsi la voie à un recommencement, une véritable refondation, du marxisme lui-même.
3. Face au désastre, Lénine cherche ainsi à remonter au moment constitutif, au texte même de Marx. Fût-il de commande, le texte destiné à l’encyclopédie Granat (O, XXI, 39-87) joue à cet égard un rôle de révélateur : chevauchant le moment du désastre, il reste fidèle, pour l’essentiel de l’exposé, à l’orthodoxie engelso-kautskienne (notamment dans la reprise des définitions canoniques du « matérialisme »). Il s’en distingue pourtant tant par la place accordée aux questions « philosophiques », placées au début de l’exposé, chose inhabituelle en soi (tout particulièrement dans le cadre d’un écrit à caractère pédagogique), que par l’existence d’un sous-chapitre séparé intitulé « la dialectique ». Même si, là aussi, le texte reprend les formules-type de l’orthodoxie, tout particulièrement le primat de l’« évolution « et du « développement » dans la nature et la société, à l’appui duquel sont évoquées (dans le plus pur style plekhanovien) le « développement moderne de la chimie, de la biologie », et même de « la théorie électrique de matière », il se caractérise néanmoins par une volonté de se démarquer du « matérialisme « vulgaire » ». Formulation fort suspecte, faut-il le rappeler, aux yeux de l’orthodoxie de la IIe Internationale, pour laquelle tout matérialisme était bon à prendre. Lénine n’hésite pas de le qualifier « métaphysique dans le sens d’antidialectique », accusation à peu près inconcevable pour un Plekhanov, pour qui l’ancien matérialiste n’est tout au plus qu’« inconséquent », insuffisamment matérialiste ou fidèle au monisme de la « matière » et au déterminisme par le « milieu » socio-naturel, ou encore, à l’extrême limite, « unilatéral » [24].
Dans ce même texte, Lénine tient également à distinguer avec une insistance peu ordinaire l’« évolution » selon Marx de l’« idée courante d’évolution » en ce qu’elle est une évolution « par bonds, catastrophes, par révolutions » (le mot-clé ici est bien sûr « catastrophe » [25]) ; il insiste sur la « dialectique » comme « aspect révolutionnaire de la philosophie de Hegel », et évite de reprendre la distinction consacrée entre la méthode et le système. Sa référence aux « thèses sur Feuerbach », pour partielle et déformée qu’elle soit, rend de ce fait un autre son que les commentaires orthodoxes, tout particulièrement plekhanoviens. De manière significative, elle permet de clore le sous-chapitre consacré au « matérialisme philosophique » par une référence à la notion, rigoureusement écartée par l’évolutionnisme déterministe de l’orthodoxie [26], d’« activité pratique révolutionnaire » .
Lénine devient donc conscient de la nécessité de remonter au nœud théorique Feuerbach-Hegel pour reprendre la question du marxisme par ses fondements, pour se débarrasser radicalement de l’orthodoxie et de sa vulgate, ce que Marx appellerait le « point de vue du matérialisme ancien » (thèse 10 sur Feuerbach). Il ne faut donc guère s’étonner de le voir demander en cours d’édition, et alors qu’il a commencé la lecture de la Science de la logique, la possibilité de modifier des parties de l’article, tout particulièrement celles qui concernent la dialectique.
4. Un autre élément intervient cependant dans la configuration de ce moment refondateur : dans la radicalité théorique que lui autorise sa solitude, Lénine se voit inévitablement confronté à la nécessité d’une reconstruction du rapport à la tradition révolutionnaire nationale, le fameux « héritage », selon le terme consacré au sein de l’intelligentsia oppositionnelle, des figures fondatrices de l’Aufklärung russe et de la démocratie révolutionnaire. Un héritage dont il s’est toujours fièrement réclamé en même temps qu’il en refusait la confiscation par le courant populiste de son époque et affirmait la légitimité, et la nécessité, d’une reconsidération critique. Pour le dire autrement, c’est précisément la solitude du cabinet de lecture bernois qui permet à Lénine de dialoguer librement, par Hegel interposé d’une certaine façon, avec les grands ancêtres, et plus particulièrement avec la figure fondatrice de Herzen.
Ce renvoi d’un geste fondateur à un autre, réactivé par ce rapport reconstruit au présent, et pleinement assumé comme tel, doit s’entendre dans un double sens : Herzen est tout d’abord le maillon qui relie l’héritage révolutionnaire russe au grand courant des révolutions européennes de 1848. Nourri d’hégélianisme, plus exactement de jeune-hégélianisme [27] (phénomène de « contre-temps » caractéristique d’un pays « tardif » : quand Hegel arrive à Russie, c’est à la fois précocement et tardivement, c’est déjà le Hegel du mouvement jeune-hégélien), marqué plus particulièrement par la lecture révolutionnaire impulsée par Bakounine et par Heine, qu’il rencontrât lors de son exil parisien, Herzen est incontestablement le premier à poser les termes de ce que l’on désignera plus tard comme la « non-contemporanéité russe » [28]. Reformulant, non plus dans le contexte euphorique d’avant 1848 mais dans celui de la défaite et du désespoir ; la thématique « allemande » du renversement du « retard » — extrême — (de la Russie) en possible « avance » (sur les autres pays européens), il trace les contours d’une « voie russe » comme voie singulière d’accès à l’universel. Protégée, du fait même de son retard, des effets conjoints de l’écrasement de la révolution démocratique et du développement capitaliste, la Russie, aux formes sociales communautaires encore vivaces dans son immensité rurale et pourrait ainsi ouvrir la voie à une émancipation plus avancée encore que celle initiée par la Révolution française de 1789, entrevue concrètement en 1793-1794, et dont la défaite sanglante de 1848 a sonné le glas pour le reste du continent balayé par la vague réactionnaire. Dans la solitude de la défaite, dans le vide créé par la contre-révolution partout triomphante, Herzen découvre, selon ses propres termes, une voie nouvelle, une possibilité historique proprement inouïe : « mes découvertes me donnaient le vertige, un abîme s’ouvrait devant mes yeux, et je sentais le sol se dérober sous mes pieds » [29].
Cette possibilité d’ouverture historique radicale a d’emblée partie liée, nous l’avons vu, avec le rôle historique de Herzen dans la réception de Hegel, dès avant 1848, en Russie [30]. Dans les années 1840, contre la génération précédente de l’intelligentsia moscovite, pétrie de Schelling, il défend la Logique hégélienne. Nourri de saint-simonisme avant même de se mettre à l’étude de la philosophie, lecteur de A. Cieszkowski, dont l’idée d’une « philosophie de l’action » l’enthousiasme, avant même d’avoir lu Hegel, il suit de près, à l’instar d’autres intellectuels russes (notamment Bielinski), l’évolution de la gauche hégélienne à travers les deux revues phares dirigées par A. Ruge (Les Hallische Jahrbücher, qui deviennent après leur expulsion de Saxe, les Deutsche Jahrbücher). Persuadé du rôle révolutionnaire de la philosophie, de sa capacité à intervenir activement dans l’actualité politique, Herzen mise dès 1842 sur le prolétariat comme acteur central de la révolution à venir (avant de s’en détourner sous l’effet massacres de juin 1848 et de la défaite généralisée). C’est lui qui forge notamment l’expression d’« algèbre de la révolution » pour désigner la dialectique hégélienne, formule que Plekhanov aimait répéter, et qu’il a sans doute transmis à Lénine, tout en la transformant souvent en « algèbre de l’évolution » [31].
Jeune-hégélien radical donc avant même que d’être hégélien, Herzen introduit dans le bastion du despotisme européen l’ensemble de la problématique jeune hégélienne, y compris Feuerbach. Les conséquences de ce geste sont proprement incalculables pour toutes les générations de l’intelligentsia radicale russe. Elles expliquent pourquoi, dans le climat de réaction généralisée qui succède aux échecs des révolutions de 1848, et dont le refoulement de Hegel sert de point de ralliement à l’échelle européenne (à commencer par l’Allemagne où il est traité en « chien crevé » selon le célèbre mot de la préface du Capital), l’esprit quarante-huitard survit précisément dans cette périphérie européenne, en pleine Russie tzariste [32].
Après la débâcle, Herzen se tourne plus particulièrement vers l’étude des sciences [33], et écrit Les lettres sur l’étude de la nature, qui baignent dans un climat de finalisme natutaliste, où la Naturphilosophie hégélienne se dispute la place à un panthéisme aux accents feuerbachiens et même ouvertement schellingiens. Mais l’enjeu est nettement politique : en fait, Herzen fournit un récit qui fonde la possibilité de l’action humaine et ses effets transformateurs dans le vaste récit des processus naturels saisis dans leur finalité interne et leur médiations réfléchissantes. Là aussi, il fait œuvre fondatrice, et on peut dire que le matérialisme russe, qui se situera dans la continuité de ces Lettres sur l’étude de la nature et accentuera l’aspect feuerbachien, en partage aussi l’ambiguïté constitutive. Tchernichevski (dont l’impact sur Lénine sera, on le sait, considérable) est en ce sens un cas emblématique, au même titre que Plekhanov, qui lui a consacré plusieurs études, dont un ouvrage soigneusement annoté par Lénine vers 1910-1911 (CP, 466-502). La référence à Herzen reconduit ainsi, de manière multiple, au nœud théorique Hegel/Feuerbach, médié par l’exceptionnelle tradition de réception russe des deux penseurs. Et c’est bien en ces termes, ceux du rapport du matérialisme à la révolution, que Lénine, tout en restant dans le cadre de l’orthodoxie, dresse le bilan de Herzen dans son article de 1912 dédié « à sa mémoire ». Nous retrouvons ici le Lénine d’avant le désastre, qui, tout en rappelant son « assimilation de la dialectique de Hegel », condensée par la formule « l’algèbre de la révolution », loue aussitôt après l’éditeur du Kolokol, dans la plus stricte orthodoxie plekhanovienne, d’« être allé plus loin que Hegel, suivant Feuerbach vers le matérialisme » [34]. Cela alors que, peu avant l’écriture de ce texte, les notes marginales que Lénine consacre à l’ouvrage de Plekhanov sur Tchernichevski révèlent qu’il était conscient du caractère foncièrement contemplatif de ce matérialisme, qu’il allait même jusqu’à en reconnaître les traces chez Plekhanov lui-même [35]. Reste le constat, persistant, que, dans toute discussion sur la voie révolutionnaire en Russie, Hegel et sa descendance intellectuelle sont d’entrée de jeu impliqués.
Ce chemin de Lénine vers Hegel nous ramène ainsi aux trois autres, selon ses modalités propres certes, mais aussi de nécessité interne. Indépendamment l’un de l’autre, mais largement issus d’un tronc théorique commun, Herzen et Marx ont à résoudre une même énigme politique, qui n’est autre que celle de la non-contemporanéité de leurs formations sociales respectives, du renversement de leur retard en avance, du l’initiative qui transformera les termes mêmes du trop tôt et du trop tard pour poser l’actualité propre du processus révolutionnaire dans une conjoncture déterminée. Mais cela, Lénine le redécouvre à son tour, ce n’est pas autre chose que la question de la dialectique.
Textures
Nous voilà donc arrivés au texte même des Cahiers sur la Logique. Avant d’aborder ce que Lénine trouve dans cette lecture de Hegel, il convient de s’attarder quelque peu sur ce que la plupart des commentateurs ne mentionnent qu’en passant, quand ils ne le réduisent pas à une simple limite du texte, ou un écart par rapport aux normes philologiques exigibles d’un commentaire philosophique. Il faudrait donc plutôt commencer par dire que les Cahiers de Lénine sur la Science de la Logique de Hegel n’existent pas ! Ils partagent en cela le statut d’autres textes mythiques de la tradition marxiste, et pas seulement [36], à savoir d’être des manuscrits à usage privé, ou du moins non destinés à la publication dans l’état où nous les connaissons. Dans ces cas de figure, la forme même de leur publication constitue toujours un enjeu théorique à part entière, et même un enjeu directement politique, notamment pour les textes de la tradition marxistes, et plus particulièrement les Cahiers : faut-il les inclure, les diluer diront certains, dans une masse d’autres notes et de matériaux, de périodes très diverses, comme le feront les premières éditions soviétiques ? Les séparer pour mieux les mettre en valeur, comme dans la tentative pionnière de Lefebvre et Guterman [37] ? Adopter une solution médiane comme le feront les éditions soviétiques à partir d’une certaine date (1955) et, dans leur sillage, celle impulsées par le mouvement communiste international ?
Il y a cependant bien davantage dans ces questions de forme : les Cahiers sur la Logique sont un texte très étrange, unique même dans la tradition marxiste. En tant qu’ensemble de notes et de montage d’extraits de l’ouvrage de Hegel, ils se présentent comme un incroyable collage, un texte constitutivement fragmenté, hétérogène car constitué de plusieurs niveaux qui s’enchevêtrent sans cesse et fonctionnent comme autant de textes, de sous-textes ou d’intertextes relativement autonomes. Ils renvoient eux-mêmes en permanence à d’autres, et notamment à un (sous-)texte absent, i. e. tout ce qui n’est pas recopié de la Science de la Logique. L’aspect radicalement éclaté et inachevé, ou plutôt inachevable du texte, son effet montage, au sens du cubisme synthétique ou du cinématographe vertovien, est encore accentué par le babélisme linguistique qui en est la marque distinctive : se trouvent en effet mélangés des extraits de Hegel généralement en allemand, mais parfois traduits en russe, avec les annotations se référant aux dits extraits, qui sont en russe mais aussi, et parmi les plus marquantes, en français, en allemand, parfois avec des bouts de phrase en anglais... Sans même parler de leur forme en tant que telle, les annotations marginales de Lénine recourant à toute sorte de schémas, d’abréviations, de tableaux, de graphismes, mêlant allègrement le résumé quasi-scolaire au commentaire le plus élaboré et le tout à un art consommé de l’aphorisme. On retrouve ici le Lénine qui n’hésite pas à recourir à l’ironie, voire à l’insulte.
L’hypothèse que je vais risquer ici, c’est que cette très improbable construction des Cahiers, cette texture matérielle de l’objet, ne peut pas être sans rapport avec le statut explicitement revendiqué par leur auteur, celui d’une tentative de lecture matérialiste d’un texte canonique de la philosophie classique allemande. Pour le dire autrement, c’est dans leur forme même, ou plutôt dans leur totale absence de forme préétablie, dans leur dimension intégralement expérimentale, que les Cahiers sont l’expression de ce paradoxe qu’est le surgissement de quelque chose comme du « matérialisme » dans la philosophie (mais il faudrait sans doute dire : dans ses « trous », ses béances internes).
Avant de revenir à cette question du matérialisme, il convient d’esquisser une première présentation des lignes de forces autour desquelles s’organise ce matériau extrêmement disparate. Qu’est ce qui intéresse donc Lénine dans la Science de la logique, quels sont les points où son geste radical et solitaire de recommencement théorique vient croiser, voire percuter, le texte hégélien ? Il semble possible d’en distinguer au moins trois, tous placés sous le signe de la dialectique comme logique de la contradiction, qui leur permet de communiquer avec les notes consacrées au reste de la littérature philosophique dépouillée par Lénine autour de la même période [38]. Ils signalent autant les lignes de rupture aussi bien avec l’orthodoxie qu’avec sa propre conscience philosophique passée.
1. La dialectique non comme « méthode » extérieure à son objet, ou dissociable du « système » (selon les formulations du dernier Engels) [39], mais comme la position même de l’immanence, l’auto-mouvement des choses saisi par la pensée traversée par ce même mouvement et se retournant sur elle-même. Toute chose étant à la fois elle même et son autre, son unité éclate, elle se scinde en se réfléchissant en elle-même et devient autre en s’arrachant à ce moment de la différence elle-même, en l’annulant d’une certaine façon par l’affirmation de son identité « absolue » dans le mouvement même de son automédiation.
2. Cet automouvement doit lui-même se comprendre non pas dans le sens trivial du « flux », du cours des choses, et toutes sortes de métaphores hydrauliques chère à l’orthodoxie, mais comme unité de contraires, contradictions internes aux choses mêmes et déploiement de cette contradiction dans la plus stricte immanence. Donc position des extrêmes et montée aux extrêmes, passage d’un extrême à l’autre dans le mouvement même qui les oppose, renversement brutal des situations. L’affirmation de puissance créatrice de la scission, du travail du négatif, élimine toute vision évolutionniste du « passage », tout particulièrement des « bonds » comme accélération de l’« évolution » et des « contraires » comme simples termes complémentaires à l’intérieur d’une totalité.
3. L’auto-mouvement est activité transformatrice et saisie de cette activité dans sa processualité, comme pratique révolutionnaire.
Ce troisième point est le plus délicat : il touche directement aux questions de la lecture matérialiste à laquelle Lénine entend soumettre le texte hégélien. Pour dire les choses très schématiquement, Lénine cherche à prendre appui sur le « côté actif/subjectif » du concept hégélien, qu’il lie directement à l’appréciation portée sur le « côté actif/subjectif » de l’idéalisme en général dans les thèses sur Feuerbach [40]. Mais il refuse catégoriquement, au nom du matérialisme, l’abolition de l’objectivité dans l’auto-mouvement des catégories, la toute-puissance d’une pensée capable, dans son déploiement intérieur, de s’ériger en surplomb jusqu’à digérer le réel lui-même. Pour briser toute tentation ontologique dans le mode d’exposition des catégories, Lénine réintroduit dans cette tentative nouvelle, une pièce issue du dispositif antérieur d’intervention philosophique, la théorie du « reflet » de Matérialisme et empiriocriticisme. Et même une pièce centrale, parée de tous les gages de l’orthodoxie engelsienne et plékhanovienne qui fournit pourtant la cible des Cahiers philosophiques. Cette non-contemporanéité des problématiques au cœur même la lecture de la Logique a historiquement concentré toutes les difficultés de l’interprétation du geste léninien, alternativement rejeté au titre de méprise persistante quant au sens des catégories hégéliennes, ou, au contraire, loué en tant que continuité fondamentale avec le « matérialisme » du Lénine de 1908.
C’est sur ce point qu’il nous faut introduire l’hypothèse qui ordonnera les repérages qui suivent. Incontestablement, les Cahiers que tient Lénine lisant la Logique sont le « journal de bord » d’une expérience qui se présente tout à fois comme une découverte de et une résistance à Hegel. Il n’est point illogique, dans cet ordre d’idées, de voir dans la présence de la catégorie de « reflet », posée d’entrée de jeu comme la pierre de touche de la « lecture matérialiste que Lénine se propose de mener, un élément de « matérialisme primaire », de résidu de l’orthodoxie plekhanovienne que Lénine s’efforce par ailleurs de dépasser, bref l’indice même de la limite de la lecture léninienne de Hegel, ou, en d’autres termes, de sa rupture avec l’orthodoxie de la IIe Internationale.
Les termes de la question sont formulés de façon claire dans ces remarques de Slavoj Zizek : “the problem with Lenin’s “theory of reflection” lies in its implicit idealism : its compulsive insistence on the independent existence of material reality outside consciousness is to be read as a symptomatic displacement, destined to conceal the fact that consciousness itself is implicitly posed as external to the reality it “reflects” [...] Only a consciousness observing the reality from the outside would see the whole of reality “the way it really is” [...], just as a mirror can reflect an object perfectly only if it is external to it [...] The point is not that there is an independent reality out there, outside myself ; the point is that I myself am “out here”, part of that reality” [41]. Pour le dire dans la langue de la Logique hégélienne, ce que Lénine ne voit pas, selon cet argument, c’est que cette extériorité première de l’être et de la conscience est dépassée/abolie par l’activité subjective que connote précisément le concept. Et le « reflet », ou plutôt la « réflexion » (Reflexion) se comprend dès lors non comme une copie de la réalité extérieure mais comme le moment de la médiation, du négatif : du mouvement qui, dans la multiplicité de ses moments, exhibe la présupposition réciproque de l’extériorité et de l’intériorité, et l’immanence de la première à la seconde, dès lors réellement posée comme intérieure, médiation interne essentielle : non pas autre chose que l’être, mais l’être lui-même révélé, mis en abîme, dans le mouvement réfléchissant de sa profondeur propre.
On sait pourtant que ce qui a intéressé de manière déterminante Lénine dans la Science de la Logique, c’est justement l’économie de la « Logique subjective » (la « théorie du concept »), en tant que saisie de la rationalité de la pratique, du travail et de l’activité de connaissance comme modalités de la transformation du réel. Le point décisif sur lequel nous faut insister c’est que c’est précisément en résistant à Hegel que Lénine transforme ses propres catégories et se transforme lui-même. Par là même se laisse saisir la fonction véritable de cet extraordinaire « collage » que sont les Cahiers : conduire une expérience de pensée en introduisant, sur le mode d’une scandaleuse parataxis, du « matérialisme vulgaire » au cœur même de la Summa Theologica de l’idéalisme, à la manière d’un Adorno réaffirmant, tout particulièrement dans ses écrits esthétiques, par des références de classe très directes et des rappels très « orthodoxes » de la primauté de l’objet, l’omniprésence de la totalité sociale (répressive et même cauchemardesque) dans la texture même des éléments qui cherchent à la briser [42]. S’il en est ainsi, alors la persistance d’éléments de « matérialisme vulgaire » dans les Cahiers doit être elle-même comprise comme la trace de la violence sans précédent portée par l’irruption de la guerre impérialiste au sein même du dispositif le plus « abstrait » de l’entreprise philosophique moderne, la science pure, ou science du penser pur, dont la Logique de Hegel s’est voulue l’accomplissement.
Ainsi, la notion de « reflet », il faut d’emblée le souligner, sera non pas abandonnée, mais, nous le verrons par la suite, elle-même « dialectisée », dans un dispositif à double détente : faire ressortir le contenu de vérité de la logique de Hegel pour reconstruire le rapport Hegel-Marx, massivement refoulé par l’orthodoxie, et restituer du même coup la portée proprement révolutionnaire du marxisme lui-même, son cœur dialectique. Dans ce processus, le « reflet » deviendra tout autre chose que l’affirmation initiale (contenue dans les premières pages des Cahiers sur la Logique) de l’extériorité de la matière à la conscience, ou de l’irréductibilité de la nature à l’esprit. Pour anticiper quelque peu sur la suite, le résultat auquel Lénine parviendra est que la véritable « inversion matérialiste » de Hegel ne réside pas, comme le pensait le dernier Engels et le répétaient à satiété les Plekhanov et autres gardiens du temple de la IIe Internationale, dans l’affirmation du primat de l’être sur la pensée mais dans la compréhension de l’activité subjective consignée dans la « Logique du concept » comme « reflet », idéaliste, donc inversé, de la praxis révolutionnaire, qui transforme le réel en y révélant le résultat de l’intervention du sujet. Et c’est justement ce en quoi Hegel est infiniment plus près du matérialisme que les « matérialistes » de l’orthodoxie (ou de ses versions antérieures, pré-marxiennes, du matérialisme), parce qu’il est plus près du matérialisme nouveau, celui de Marx, qui affirme non le primat de la « matière » mais de l’activité de transformation matérielle comme praxis révolutionnaire. La promesse d’une « lecture matérialiste de Hegel » sera ainsi tenue, mais d’une manière fort éloignée de celle initialement envisagée par son auteur.
Repérages
Dans ses notes sur le premier livre de la Logique, la « Doctrine de l’Être », Lénine fixe son protocole de lecture dans un encadré qui commence par cette exclamation : « sottises sur l’absolu » et se poursuit comme suit : « d’une manière générale, je m’efforce de lire Hegel en matérialiste : Hegel, c’est le matérialisme mis sur la tête (d’après Engels) — c’est-à-dire, j’élimine en grande partie le bon Dieu, l’Absolu, l’Idée pure, etc. » (CP, 102). A la fin de sa lecture de l’ouvrage, et surtout : après avoir consacré des dizaines de pages de notes à ce qu’il s’était précisément engagé à « éliminer » (à savoir la troisième section, « L’Idée », de la « Logique subjective », dont la majeure partie à son troisième et dernier chapitre : « L’Idée absolue » qui occupe pourtant moins du tiers de cette section), Lénine se livre à ces célèbres remarques conclusives : « il est remarquable que tout le chapitre sur l’“Idée absolue” ne dit presque pas un mot de Dieu [...] et en outre — ceci NB — ce chapitre ne contient presque aucun idéalisme spécifique, mais il a comme sujet essentiel la méthode dialectique. Le total et le résumé, le dernier mot et l’essence de la Logique de Hegel, c’est la méthode dialectique — ceci est tout à fait remarquable. Et encore ceci : dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d’idéalisme, le plus de matérialisme. « C’est contradictoire », mais c’est un fait ! » (CP, 222) C’est dans ce véritable renversement de perspective que l’on mesure le chemin parcouru par Lénine [43]. La transformation qui s’opère de la catégorie de « reflet » nous servira de panneau indicateur, signalant les résultats atteints lors de chacune des étapes franchies.
Peu après l’énoncé du protocole de la « lecture matérialiste de Hegel » mentionné auparavant, le reflet reçoit sa première définition : coextensif à la « dialectique » elle-même, il existe en tant qu’il reflète « le processus matériel dans tous ses aspects et dans son unité », devenant ainsi « le juste reflet du développement éternel du monde » (CP, 109). Il y a donc, d’une part, le monde matériel et son « développement éternel », de l’autre le « reflet » dudit monde, et de son développement, dans la « souplesse multiforme et universelle » des catégories proprement dialectiques — souplesse « qui va jusqu’à l’unité des contraires » ajoute Lénine. En conclusion de ses notes sur la première section de la « Doctrine de l’essence », Lénine, ébranlé par les développements consacrés à la catégorie de « réflexion », tente une dernière fois de trouver dans cette modalité de recours au « reflet » la confirmation du « renversement matérialiste de Hegel » [44]. Cette confirmation est étroitement liée à la conception de la dialectique comme « tableau de l’univers ». Et c’est la métaphore d’inspiration héraclitéenne du fleuve et de ses gouttes, et des concepts comme autant d’« inventaires » des « aspects particuliers du mouvement » et de leurs composantes, qui lui servira d’illustration (CP, 139). Cette métaphore se situe dans le droit fil du « développement éternel du monde », pour reprendre la formulation déjà citée, i. e. d’un flux ou d’un mouvement fondamentalement extérieurs à l’observateur, qui ne fait que les contempler à partir du rivage. C’est d’un tel mouvement dont il était question dans la définition initiale du « reflet », celle d’un monde assimilé à un « grand tout » duquel l’histoire et la pratique humaines paraissent étrangement absents.
Jusque-là, nous sommes dans la stricte continuité avec le dernier Engels, tout particulièrement du Ludwig Feuerbach, canonisés par l’orthodoxie de la IIe Internationale : distinction entre le « système » (idéaliste et conservateur) et la « méthode », i. e. la dialectique, critique et révolutionnaire, celle-ci étant comprise comme science des « lois générales et universelles du mouvement » et du développement tant de la nature que de l’action humaine. Ces lois ne sont à leur tour que le reflet du mouvement réel et objectifs dans la tête du penseur, et non l’inverse comme le pensait Hegel, pour qui l’Idée absolue s’aliène et par là se dégrade en nature. Ainsi « remise sur ses pieds », la dialectique des concepts est le reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel et objectif [45].
Pour Lénine, les choses commencent toutefois à se compliquer assez rapidement, et très sérieusement, dès la « Doctrine de l’essence ». Certes, ses notes, assez brèves, sur la « Doctrine de l’être » s’étaient terminées sur les exclamations bien connues sur les « sauts » [46] et leur nécessité, donc sur une prise de distance par rapport au gradualisme que l’orthodoxie associait immanquablement à sa conception de la grande totalité organiquement liée d’un l’univers en perpétuel mouvement. Ses remarques sur les préfaces de l’ouvrage lui avaient également fait sentir la difficulté de la dissociation entre « système » et « méthode » dans la mesure où la Logique, selon Hegel, exige des formes qui « soient des gehaltvolle Formen, des formes au contenu réel, vivant, des formes inséparablement unies au contenu » (CP, 90). Mais ce n’est qu’avec la lecture de la doctrine de l’essence que Lénine commence à prendre la mesure du caractère insatisfaisant, à vrai dire naïf et bricolé, de ses dualismes « matérialistes » et à pénétrer dans le plan d’immanence déployé par les catégories de la logique hégélienne.
En tant que « réflexion dans elle-même », l’essence s’identifie au mouvement réfléchissant interne à l’être lui-même. L’apparence extérieure n’est que le reflet de l’essence en-soi, non pas autre chose que l’être, mais l’être qui se pose dans l’extériorité et comme extériorité pour reconnaître que ce mouvement de position de soi procède de lui-même, de son intériorité. Ce « retour sur soi » ne veut pas dire que l’extériorité est simple projection, ou reduplication de l’intériorité, mais bien un déjà-là, un présupposé inscrit dans l’intériorité même et qui permet à la totalité d’engager le mouvement de sa propre détermination. Revenant à la métaphore du fleuve, Lénine comprend que si l’on peut distinguer l’« écume » et les « courants profonds », « l’écume aussi est expression de l’essence » (CP, 124). Pour le dire autrement, l’apparence essentielle, le « reflet », n’est pas plus l’illusion qu’il faudrait réduire (en la ramenant au véritable être matériel dont elle ne serait que le décalque) que l’image projetée d’un mouvement externe. Elle est le premier moment d’un procès d’auto-détermination conduisant au déploiement du réel en tant qu’effectivité (Wirklichkeit). D’où les problèmes de terminologie que Lénine se pose quant à la traduction du terme de « réflexion » [47]. D’où aussi son enthousiasme, consécutif à la lecture des pages consacrées aux trois formes du mouvement réfléchissant — formes qu’il trouve par ailleurs « développées très obscurément » (CP, 129) —, lorsqu’il découvre le véritable plan d’immanence déployé par le « mouvement » hégélien. Non pas le flux, l’écoulement de l’univers observé d’une position externe, mais l’automouvement (Selbstbewegung) : « le mouvement et l’“automouvement” (ceci NB ! mouvement autonome (indépendant), spontané, intérieurement nécessaire) », voilà le « fondement » de l’« hégélianisme », « abstrait et abstrus » que Marx et Engels ont précisément découvert, compris, décortiqué, épuré et ainsi sauvé (CP, 133-134).
S’il en est ainsi, c’est alors le concept de « loi » qui doit être dégagé de la « simplification » et de la « fétichisation » [48] : il fait l’objet des remarques de la section suivante de la « Doctrine de l’essence », consacrées au « phénomène ». Lénine comprend tout à fait la portée anti-relativiste et anti-subjectiviste de l’analyse hégélienne de l’Erscheinung, du phénomène en tant que reprise de l’être selon sa consistance essentielle, unité de l’apparence et de l’essence (là où le subjectivisme néo-kantien s’acharne à les dissocier). Première expression de l’essence comme fondement, c’est en effet au niveau du phénomène que se situe le concept de loi. Pour Hegel, la loi est « la réflexion du phénomène dans son identité avec soi-même », co-présente de manière immédiate au phénomène en tant que son « image calme ». Lénine approuve : « c’est une définition remarquablement matérialiste et remarquablement juste (par le mot ruhige [calme]). La loi prend ce qui est calme — et par là, la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approchée » (CP, 143).
Bien sûr, on peut voir là une simple reprise de la théorie du « reflet », copie approximative, mais toujours plus « fidèle », « proche » de la réalité « objective » « matérielle » [49]. Mais cette perception du caractère fondamentalement limité des lois extérieures représente un déplacement considérable par rapport à la thèse cardinale de l’orthodoxie, martelée dans Matérialisme et empiriocriticisme, qui posait, d’un côté, « les lois nécessaires de la nature » comme « l’élément primordial », et, de l’autre, la « volonté et connaissance humaine » comme « l’élément secondaire », « ces dernières devant nécessairement et inéluctablement s’adapter aux premières » (ME, 185 ; je souligne). De cette ontologie, Lénine déduisait l’exigence pour la « conscience sociale et la conscience des classes adaptées de tous les pays capitalistes » de « s’adapter » à la « logique objective de l’évolution économique », logique qui se reflète dans les « lois du développement historique » [50]. En réalité, dans la reprise de la conception hégélienne des lois dans les annotations des Cahiers, il y a déjà, aux antipodes du relativisme, une première saisie de la préinscription de la subjectivité, de l’activité de connaissance, au cœur même de l’objectivité, dans le mouvement intérieur de l’essence : « la loi est un rapport. Ceci NB pour les machistes et autres agnostiques et pour les kantiens, etc. Un rapport des essences ou entre essences [...] Le commencement de tout peut être considéré comme passif et extérieur. Mais ce qui est intéressant ici, ce n’est pas cela, mais autre chose : le critère de la dialectique qui a échappé par mégarde à Hegel : « tout développement naturel, scientifique et spirituel » : voilà où est le grain de vérité de profonde dans la gangue mystique de l’hégélianisme ? » (CP, 145-146).
Ce n’est que par la suite, dans ses notes consacrées à la « Logique subjective », que Lénine comprendra que ce critère n’a pas « échappé par mégarde » à Hegel, mais qu’il représente ce « côté actif » de l’« activité humaine sensible », « développé de façon unilatérale par l’idéalisme » et non par le matérialisme, dont il était question dans la première thèse de Marx sur Feuerbach. Il reformulera alors le processus de connaissance non comme rapprochement vers le concret, mais, à l’inverse, comme procès d’abstraction croissante (incluant parmi ses résultats les lois naturelles en tant qu’« abstraction scientifique »), procès qui ouvre lui-même à la pratique et, saisi dans son ensemble, à la connaissance de la vérité [51]. Il n’hésitera pas dès lors à identifier « le sens véritable, la signification et le rôle de la Logique dans Hegel » à la révélation de la puissance de la pensée en tant qu’abstraction, dans la distance donc qui la sépare de l’objet. Distance qui n’est à proprement parler distance du rien, dépourvue d’épaisseur propre et que désigne désormais le « reflet », assimilé au travail de pensée (la « formation de concepts abstraits et les opérations faites avec eux ») en tant processus révélant l’objectivité de la connaissance subjective à même l’auto-déploiement du monde [52].
Aphorismes
C’est ce constat qui amène Lénine à formuler trois des plus fameux « aphorismes » (c’est le terme qu’il emploie) figurant dans les Cahiers : le premier assimile Plekhanov, et à travers lui, implicitement, la métaphysique de la IIe Internationale tout entière, au « matérialisme vulgaire » car sa critique de Kant et de l’« agnosticisme » demeure une critique extrinsèque, en deçà du travail d’(auto)rectification des catégories atteint par Hegel dans sa critique de Kant. Le second désigne, cette fois explicitement, « les marxistes [...] du début du XXe siècle » pour avoir critiqué les « kantiens et les humiens plutôt à la Feuerbach (et à la Büchner) qu’à la Hegel » (CP, 169). C’est sans doute ici qu’il faut situer le franchissement du seuil décisif dans le cheminement de Lénine. Plekhanov, autorité philosophique incontestée de toute la social-démocratie russe et inventeur du « matérialisme dialectique », métaphysique officielle de la IIe Internationale, est irrévocablement destitué. Et la racine de son « matérialisme vulgaire » est pointée : elle réside dans son incompréhension de la dialectique qui le ramène en deçà du niveau atteint par Hegel dans sa critique immanente de Kant, devenue le modèle de référence nouveau d’intervention en philosophie [53]. En remplaçant Hegel par Feuerbach (geste qui avait la pleine approbation du Lénine d’avant 1914 [54]), Plekhanov avait en fait régressé au niveau du « matérialisme vulgaire ». Son « monisme », qu’il avait érigé en fondement d’une philosophie matérialiste achevée, se situait donc en deçà du matérialisme de Marx.
Lénine fait de ce constat le pivot d’un véritable règlement de compte avec sa propre « conscience philosophique d’autrefois », en en généralisant la portée à l’ensemble des marxistes de la IIe Internationale. Y compris, assurément, lui-même, puisqu’il renvoie explicitement, à deux reprises, à la bataille philosophique de la décennie précédente (contre le « kantisme et le machisme contemporain », la critique menée par « les marxistes » au « début du XXe siècle » des « kantiens et [des] humiens), bataille dont, avec Matérialisme et empiriocriticisme, il fut l’un des principaux protagonistes. Dans un important manuscrit légèrement postérieur à ces notes de lectures de la Science de la logique, Lénine ira même jusqu’à prendre des distances avec le dernier Engels, à qui il reproche, tout comme à Plekhanov, d’aplatir la dialectique à une « somme d’exemples », et cela à des buts « de vulgarisation » (CP, 343).
Le troisième « aphorisme » de Lénine lui permettra d’ouvrir une piste inédite, entièrement inconcevable dans l’horizon intellectuel de l’« orthodoxie », celle de l’étude de la Logique de Hegel comme clé indispensable pour la compréhension du Capital (et « en particulier son chapitre I »), ce qui le conduit à la célèbre conclusion : « Donc pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui ! ! » [55]. La question du rapport Hegel/Marx quitte ainsi le terrain du formalisme et des généralités sur la « méthode dialectique » et la « gnoséologie » pour se situer au cœur des découvertes fondamentales consignées dans la théorie du mode de production capitaliste. Lénine est, le fait a déjà été souligné [56], non seulement le premier marxiste du XXe siècle à ouvrir le chantier des lectures du Capital, et plus particulièrement de son mode d’exposition, à la lumière de la Logique hégélienne. Lénine donnera lui-même quelques indications en ce sens, parsemées tout au long des Cahiers, et reprises par la suite de manière plus ramassée dans un écrit de 1915 consacré au « plan de la dialectique (logique) de Hegel » (CP, 302-305). Il y identifie l’objet de la fameuse première section, la marchandise, au moment de l’Être, et le couple valeur/prix à celui de l’essence et du phénomène (CP, 304-305). Intuitions fragmentaires, à peine esquissées, abondamment discutées cependant par la tradition marxiste, et certainement discutables, qui ne sauraient cependant faire oublier l’essentiel : que, par ces collages de citations et de notes prises dans une bibliothèque bernoise, c’est quelque chose du xxe siècle tout entier qui commence.
Praxis
Revenons à la mutation de la catégorie de « reflet » : Lénine est à présent en mesure de la définir comme un processus, saisi dans l’immanence du réel en mouvement : « la connaissance est le reflet de la nature par l’homme. Mais ce reflet n’est pas simple, pas immédiat, pas total ; c’est un processus fait d’une série d’abstractions, de la mise en forme, de la formation de concepts, de lois etc. — et ces concepts, lois, etc. (la pensée, la science = « l’idée logique ») embrassent relativement, approximativement les lois universelles de la nature en mouvement et développement perpétuels » [57]. L’idée de connaissance comme processus actif se déployant historiquement commence à émerger, mais ce n’est qu’en abordant, au cours de la section suivante (« l’objectivité ») l’analyse hégélienne du travail en tant qu’activité orientée vers un but, une finalité (zweckmässig) que Lénine parvient à réélaborer une notion plus satisfaisante de pratique, qui lui permettra de revenir sur le processus-reflet. Dans son analyse du procès de travail en tant que syllogisme, Hegel insiste sur l’éminence de la médiation, de l’instrument, de l’outil de travail en tant que moyen de dépasser le caractère externe et limité de la fin subjective par la manifestation de son contenu rationnel. Dans cet aspect d’une certaine façon immédiatement et familièrement « matérialiste » de l’analyse (« la charrue est plus honorable que ne le sont les jouissances qui se préparent par elle et qui sont des fins » écrit Hegel) Lénine voit des « germes de matérialisme historique », et va même jusqu’à poser « le matérialisme historique comme une des applications et un des développements des géniales idées-semences qui existent chez Hegel » [58].
Cet aspect des choses est assez connu, mais l’essentiel n’est d’une certaine façon pas là. La conclusion que Lénine va tirer de cette analyse de la rationalité de l’activité téléologique (orientée vers une fin) est double. D’une part, il saisit la portée de l’analyse hégélienne de l’activité humaine en tant que médiation vers la « vérité », l’identité absolue du concept et de l’objet, une vérité objective qui inclut et reconnaît en elle-même le travail de la subjectivité. C’est donc par là, (et non simplement par la réhabilitation de l’outil, qui n’est après tout qu’une première forme de médiatisation de la rationalité de la fin subjective) que Hegel est « sur le bord » du matérialisme historique défini, dans la lignée de la deuxième thèse sur Feuerbach, comme primat de la pratique : « c’est par sa pratique que l’homme prouve la justesse objective de ses idées, de ses concepts, de ses connaissances, de sa science » [59] : la « justesse » est immanente aux pratiques, qui produisent leurs critères propres de validité.
Du même coup, le « renversement matérialiste » de Hegel change de sens : ce n’est plus le rapport de la nature et de l’esprit, de la pensée et de l’Etre, ou de la matière et de l’Idée qui sont en jeu mais le rapport, l’« identité » entre la logique et l’activité pratique. C’est là qu’il convient de chercher le « contenu très profond, purement matérialiste » des énoncés hégéliens. Le « renversement matérialiste » consiste alors à affirmer le primat de la pratique, qui produit jusqu’aux axiomes de la logique elle-même (par la répétition « des milliards de fois » des différentes figures logiques dans l’activité humaine). Lénine formulera cette idée de manière plus précise dans ses abondantes notes sur la dernière section (« L’Idée ») de l’ouvrage : « Pour Hegel, l’action, la pratique est un “syllogisme” logique, une figure logique. Et c’est vrai ! Bien entendu, pas en ce sens que la figure logique a pour être-autre la pratique humaine (= idéalisme absolu) mais vice versa : la pratique humaine, en se répétant des milliards de fois, se fixe dans la conscience humaine en figures logiques. » (CP, 205) Se trouve ainsi récusée toute prétention onto-logique de la Logique, non pas de manière « vulgaire », extérieure, mais en partant de son identité à la pratique et en la retournant sur elle-même, en la saisissant à partir de la processualité de la praxis, dont elle représente un moment d’extériorisation, de devenir-autre, d’« aliénation » même lorsqu’elle se laisse emporter par la tentation onto-théologique.
Les conditions sont dès lors remplies pour un ultime retour à la notion de « reflet » : le processus de connaissance qu’elle désigne se comprend désormais comme activité de transformation matérielle du monde dont les catégories logiques « fixent » la matrice conceptuelle : « le concept humain ne saisit “définitivement” cette vérité objective de la connaissance, ne la perçoit et ne l’assimile que lorsque le concept devient “être-pour-soi” au sens de la pratique. C.-à.-d. que la pratique de l’homme et de l’humanité est la vérification, le critère de l’objectivité de la connaissance ». « Est-ce bien cela la pensée de Hegel ? » se demande aussitôt Lénine, sentant l’importance de la chose, avant de finir cette note par un significatif « il faut y revenir » (CP, 201). La réponse viendra quelques lignes plus loin, dans le commentaire consacré au passage du chapitre II (« L’idée du connaître ») au chapitre suivant (« L’idée absolue »). Ces formulations représentent sans doute l’expression la plus aboutie de la rupture avec l’orthodoxie : « sans aucun doute, pour Hegel, la pratique se situe, comme chaînon, dans l’analyse du processus de connaissance, et précisément comme passage à la vérité objective (“absolue” selon Hegel). Marx rejoint donc directement Hegel en introduisant le critère de la pratique dans la théorie de la connaissance : cf. les thèses sur Feuerbach. » Et, donnant le coup de grâce à la conception « vulgaire » du reflet comme adaptation graduelle de la conscience à une impassible réalité objective, il ajoute aussitôt en marge : « la conscience humaine ne reflète pas seulement le monde objectif, mais aussi le créé » (CP, 201).
« Pas seulement », « mais aussi » : en effet, si la connaissance est bien pratique, Lénine n’oublie pas le rappel de ces mêmes thèses sur Feuerbach quant à son caractère de transformation matérielle : si, « en opposition au matérialisme », « le côté actif fut développé de façon unilatérale par l’idéalisme », celui-ci « ne connaît naturellement pas l’activité effective [wirklich], sensible [sinnlich], comme telle » [60]. La reprise de la catégorie de « reflet » dans les Cahiers fonctionne ici comme un rappel de la Sinnlichkeit (« sensibilité »), catégorie typiquement feuerbachienne que Marx recycle dans ses thèses, pour la transformer en sensibilité qui rompt avec la contemplation (marque aussi bien de Feuerbach que de tout le matérialisme antérieur). Est ainsi désigné le caractère matériel de l’activité transformatrice « effective » (wirklich) aux prises avec un monde extérieur qui lui résiste. « Traduisant » de manière matérialiste une phrase hégélienne, Lénine écrit en ce sens que « “l’activité du but n’est pas dirigée contre elle-même... mais par l’intermédiaire de l’abolition de certains (aspects, traits, phénomènes) déterminés du monde extérieur [là où Hegel parle de l’abolition des « déterminations du monde extérieur » tout court] elle cherche à se donner la réalité sous forme de réalité effective extérieure !”... » (CP, 203). Formulation bricolée certes, révisée quelques pages après (voir le passage ci-dessous, où Lénine reconnaît que l’activité de l’homme enlève jusqu’aux « traits d’extériorité » du monde), mais qui renseigne sur les services attendus de cet exercice de maintien.
La connaissance est donc un moment (et un moment seulement) de la pratique, elle est transformation du monde selon les modalités qui lui sont propres. La métaphore du reflet en tant que « tableau objectif du monde » revient, renversée dans la dimension de la praxis : « l’activité de l’homme qui s’est fait un tableau objectif du monde change la réalité extérieure, abolit sa détermination (= change tel ou tel de ses aspects, de ses qualités) et ainsi lui enlève les traits d’apparence, d’extériorité et de nullité, la rend existante en soi et pour soi (= objectivement vraie) » (CP, 207). Il n’y a plus de « tableau » à proprement parler, celui-ci se dissout, en quelque sorte, sous nos yeux, il s’abolit dans l’activité matérielle de sa fabrication. Ou plutôt, comme l’annonçait déjà, de façon pratique, la révolution picturale de Manet [61], c’est le tableau lui-même qui devient moyen de connaissance et d’intervention sur les apparences et les significations du monde, et en ce sens, processus de transformation, de mise à l’épreuve, de ce même monde par la matérialité propre des techniques mises en œuvre par le peintre.
Le véritable renversement matérialiste
Lénine est maintenant prêt à aborder le chapitre ultime sur la « l’Idée absolue », car celle-ci, il le note d’emblée, n’est rien d’autre que « l’unité de l’idée théorique (connaissance) et de la pratique — ceci NB — et cette unité précisément dans la théorie de la connaissance » (CP, 208). L’unité de la théorie et de la pratique dans la théorie elle-même, voilà le point de vue de la « méthode absolue ». « Il reste maintenant, ajoute-t-il, à considérer non plus le contenu mais “l’universalité de sa forme — c’est-à-dire la méthode » (Ibid.) : l’universalité est donc à rechercher du côté de la forme et non du contenu. Ce que Lénine entrevoit ici, malgré les limites de sa compréhension de certains points essentiels de Hegel [62], c’est le caractère autoréférentiel de l’Absolu, le fait que contrairement à ce que pensait Engels dans le Ludwig Feuerbach [63], l’Idée absolue n’est pas « un contenu dogmatique » (identifié au « système de Hegel » comme fin ultime de la connaissance), persistant dans son impassibilité, mais le processus lui-même porté à son point d’autoréférence, celui où il se rencontre lui-même parmi ces propres moments. C’est le moment fulgurant du renversement de perspective, celui où on comprend que « dans » la théorie elle-même, il y a toujours déjà l’unité de la théorie et de la pratique (thèse que Gramsci développera de manière extraordinaire), que la question de l’unité de la « forme » et du « contenu » est elle-même une question de forme, de forme « absolue » en dehors de laquelle aucun contenu ne subsiste.
Saisir la dialectique en tant que « méthode absolue », ce n’est donc pas rendre une somme de catégories « souples », fluides, dans une constante tentative d’embrasser un processus qui les déborde, c’est « localiser la force motrice de leur mouvement dans l’immanence de leur propre contradiction » [64]. Voilà pourquoi, en fin de compte, le chapitre sur l’« Idée absolue », selon la remarque finale de Lénine, « ne dit presque pas un mot de Dieu », « ne contient presque aucun idéalisme spécifique ». Nul besoin en effet d’« Idée absolue », au sens de Vérité ou de Sens ultime au-delà du monde, car ce monde est déjà en lui-même, réduit au mouvement de son automédiation, la vérité que l’on cherchait au-delà de lui. Ce chapitre délivre donc restrospectivement le sens de la Science de la logique tout entière : « dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d’idéalisme, le plus de matérialisme ». Le paradoxe du « passage de l’idéalisme au matérialisme » ne consiste pas à « enlever » de l’idéalisme mais, au contraire, à « en rajouter ». Si « Marx rejoint Hegel », pour reprendre la formulation de Lénine, c’est en absolutisant l’idéalisme absolu lui-même.
Pour le dire autrement, le renversement matérialiste se comprend comme l’événement dont l’idéalisme se révèle être le porteur : non pas le passage (graduel ou brusque) à un camp adverse, défini en extériorité, comme on se déplacerait d’une armée à une autre, mais le résultat d’une transformation interne déclenchée par l’irruption de l’antagonisme au sein même du « champ de bataille » philosophique et jusque dans la matérialité de la forme écrite : voir le contrecoup de l’insurrection des tisserands silésiens de l’été 1844 pour le Marx des manuscrits parisiens, de la guerre mondiale pour le Lénine des Cahiers ou de la montée du fascisme pour le Gramsci des Quaderni del carcere. Nul hasard si, dans chacun de ces cas de figure, nous nous retrouvons face à des écrits qui nient la notion même d’« œuvre », fragmentaires et incomplets à l’extrême, l’extrême des situations dont ils portent, ou même sont, la trace, et dans lesquelles ils sont appelés à s’éteindre, par les effets qu’ils auront contribué à produire.
Méthode absolue, la dialectique n’est donc pas autre chose que l’ensemble de ses résultats. C’est en bonne logique dialectique que Lénine n’écrira plus de livre, ni même à proprement parler de texte philosophique un tant soit peu comparable à Matérialisme et empiriocriticisme. Autant dire que cette position nouvelle que Lénine conquiert en lisant Hegel n’est pas à chercher ailleurs que dans l’intervention politique et théorique de Lénine dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale. Pour ne pas répéter des démonstrations que d’autres ont déjà brillamment menées [65], je me limiterai à ce qui me paraît en être le noyau irréductible. Il réside dans les deux thèses qui scellent la séquence des années 1914-1917 :
— la thèse de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, dans sa double dimension de lutte de libération nationale dans les colonies et les peuples opprimés et de révolutions anticapitalistes au sein des métropoles. Véritable renversement dialectique, cette thèse suppose la compréhension de la guerre comme un processus antagoniste, et non comme une conflit interétatique classique, dans lequel il s’agit de « retourner » l’irruption des masses dans la « guerre totale » en insurrection armée, de renverser en d’autres termes la puissance des masses canalisée dans l’industrie du massacre en la tournant vers l’ennemi interne, puissance coloniale ou bourgeoisie dominante.
— la thèse de la transformation de la révolution « démocratique-bourgeoise » en révolution prolétarienne formulée dans les « Lettres de loin » » et les « Thèses d’Avril », qui débouchent sur l’initiative d’Octobre 17. Là encore, il s’agit de se placer dans l’immanence des contradictions du processus révolutionnaire, dans une situation déterminée, aux antipodes aussi de la vision « étapiste » de l’orthodoxie social-démocrate (que Lénine partageait avant la guerre) que des visions abstraites (ou abstraitement justes) sur l’incapacité de la bourgeoisie russe à résoudre les tâches d’une révolution démocratique. Le renversement de la révolution démocratique en révolution prolétarienne, n’est en rien développement organique, ou radicalisation linéaire, passage de l’horizon du « programme minimum vers celui du « programme maximum » mais décision vitale face à « l’imminence de la catastrophe ». C’est dans le retournement des revendications immédiates, démocratiques, non-directement socialistes, des masses (la paix, la terre, le contrôle ouvrier et populaire) contre le cadre « démocratique bourgeois », que se résout concrètement la situation du double pouvoir : par une initiative des masses sous direction prolétarienne visant la conquête du pouvoir politique, i. e. le bris de l’appareil d’État existant et son remplacement par un État contradictoire, porteur de la tendance à son propre dépérissement. Comme Slavoj Zizek l’a souligné avec force, le passage du moment de « Février » à celui d’« Octobre » n’est en rien passage d’une « étape » à une « autre », symptôme de « maximalisme » ou de saut volontariste par dessus l’« immaturité » des conditions, mais remise en cause radicale de la notion même d’« étape », renversement des coordonnées fondamentales qui définissent les critères mêmes de « maturité » d’une situation.
Dans l’événement qui porte le nom de Lénine, les Cahiers eux-mêmes, manuscrits privés publiés cinq ans après sa mort, sont cette « médiation évanouissante » [66] qui s’éteint dans la trajectoire qui mènera Lénine, selon la judicieuse formulation de M. Löwy, « de la Grande Logique à la gare de Petrograd », du désastre de l’été 1914 à son renversement dans la « grande initiative » d’Octobre, au seuil de la première révolution victorieuse du siècle commençant.