Une topique...
Comme Badiou l’indique à propos d’Althusser, la clé du dispositif catégoriel s’ordonne autour d’un certain appareillage topique. Il ne s’agit pas, on s’en doute, d’une simple coïncidence, ou d’une analogie superficielle : on se souvient que dans sa reformulation de la topique de Marx, le fameux schéma base-superstructure, Althusser lui imprimait une sorte de torsion, en introduisant cette notion, issue de la psychanalyse lacanienne, de surdétermination, d’une contradiction qui se présentait comme toujours- déjà spécifiée par l’ensemble des déterminations qui la relient, dans une unité de rupture, à l’ensemble des rapports du tout social. Althusser ne se contentait pas ainsi de « complexifier », d’apporter une souplesse ou un raffinement supplémentaire, à la fruste topique base-superstructure. Il la déséquilibre en quelque sorte de l’intérieur en en révélant à travers cette catégorie de surdétermination, l’incomplétude constitutive, l’ouvrant ainsi sur la véritable singularité, ce mauvais côté de l’histoire, imprévisible et anormal, ces exceptions qui en forment la trame même, bref, pour reprendre les termes de Badiou sur son événementialité.
De même pour enclencher en un point, que Badiou désigne comme un point d’excès (on pense ici à cette accumulation et exaspérations des contradictions qui font selon Althusser d’une contradiction une contradiction surdéterminée) cette torsion symptomale de l’être, Badiou met en place un appareillage topique sous-tendu dans sa totalité par le jeu de l’excès et de l’incomplétude qui se noue autour du décalage premier, de la béance incommensurable qui sépare l’être (i.e. la multitude infini qui se présente à notre expérience) et l’événement. Il est impossible de résumer ici la structure de l’être telle qu’elle se dégage de l’ensemble de la topique : il suffit pour l’instant de dire que toute situation, toute multiplicité consistante, comporte un principe de redoublement entre présentation et représentation : en tant que multiplicité consistante, et non pur multiple indifférencié, une situation est structurée par l’opération qui la compte pour une, qui l’inscrit en d’autres termes dans l’ordre symbolique, et l’identifie comme telle. Cette opération étant à son tour comptée pour une, ce qui nous fait passer d’une situation à l’état d’une situation, Badiou jouant ici avec les deux sens du terme état, avec ou sans majuscule.
Or, à ce niveau déjà, une première faille interne à cette structuration de l’être apparaît : en effet, ce qui fait d’une situation une situation historique, c’est la présence d’un élément, d’un multiple totalement anormal qui tout en y figurant, échappe à ce compte pour un de la représentation. Ce point désigne le site événementiel, puisque ce point est à la fois en excès sur la situation, puisqu’il ne peut résulter d’une combinaison interne à celle-ci, et à son bord inférieur en quelque sorte, plus précisément au bord de son vide, puisqu’en dessous de lui il n’y a rien, aucun terme qui puisse être compté. Le site événementiel, par exemple la convocation des États Généraux dans la France de 1789, le Congrès des conseils ouvriers dans la Russie de 1917, un certain état des tendances artistiques à tel moment , supposons en musique ou en peinture vers 1910, un site événementiel désigne donc bien la limite interne de la situation, limite qu’il faut comprendre à la fois par excès et par incomplétude, comme bord du vide qui la traverse et comme point fondateur, multiple indécomposable bloquant la régression à l’infini des combinaisons de multiple. Une situation est historique en ce qu’elle est au bord du vide en au moins un point, celui qui pointe précisément vers la possibilité d’un événement. Nous retrouvons là cette centralité de la catégorie du vide, béance mais béance fondatrice d’une situation, qui, comme le soulignait le dernier Althusser, est le signe distinctif de la grande, de l’unique tradition matérialiste, depuis Démocrite et Épicure jusqu’à Machiavel et Marx.
Un tel site désigne donc, on l’aura compris, la possibilité d’un événement. Mais nullement sa nécessité. Il le localise en un point singulier, qui concentre l’historicité de la situation, mais ne permet en rien d’en déduire l’advenir. C’est ce qui rend une situation singulière, historique, proprement indécidable. On peut le comprendre du reste de manière intuitive : un événement prédictible et à l’issue prévisible, dépourvu de contingence et d’ouverture, ne serait pas un événement. Mais il y a plus : en fait, et c’est de cet énoncé que dépend la compréhension de la rationalité événementielle, un site événementiel ne peut être qualifié tel que rétroactivement, par un acte de décision. La perception d’un site à l’intérieur d’une situation ne peut être que le résultat d’une décision, d’une intervention interprétante dit Badiou, qui seule peut reconnaître l’événement comme tel, précisément en le nommant. Ce qui caractérise un événement, c’est bien connu, est son caractère radicalement autoréférentiel : la Révolution française est ce qui s’autodésigne comme tel, transformant du même coup le sens du mot « révolution ». Par exemple lorsque, très vite d’ailleurs, se pose la question de savoir si on peut « arrêter la Révolution ». Sans cela, ce qui s’est passé entre 1789 et 1794 ne serait rien de plus qu’une multiplicité indéfinie de faits empiriquement constatables, mais non une révolution, et du reste, c’est bien à une opération rétroactive de ce type que se livrent ceux, notamment Furet, qui tentent de destituer la Révolution française de son événementialité.
Mais, et c’est bien l’autre versant de l’indécidabilité d’une situation, cette autoréférentialité de l’événement ne se constitue que rétroactivement, dans l’acte qui décide de sa reconnaissance. Ce n’est donc qu’en se plaçant déjà du point de vue de l’événement que l’on peut discerner le site événementiel lui-même. Voilà en quoi réside le « forçage », la torsion imprimée à la situation par l’événement : la décision exhibe le vide d’une situation dans l’acte même qui barre son irruption et fait surgir, dans l’éclat de l’événement, ce qui n’est-pas-l’être. Un tel acte relève à l’évidence d’un pari, et la référence pascalienne de Badiou est tout à fait explicite et systématisée : nommer l’événement est le résultat d’un pari dont peut connaître, en aval les conséquences, sans pouvoir cependant remonter à un au-delà de l’événement, qui fonctionnerait en quoi que ce soit comme une garantie, ou une procédure réglée qui en permettrait la maîtrise ex ante. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, selon le célèbre vers de Mallarmé. Insistons sur ce dernier point : ce n’est qu’en ce plaçant dans l’événement lui-même, dans le pari qui le prononce, que l’on peut discerner ses conséquences elles-mêmes, légiférer quant à leur connexion à l’événement.
Le déploiement, et notamment le déploiement dans le temps, des conséquences de cette intervention interprétante est ce qui constitue pour Badiou la fidélité à la vérité à l’événement. Une telle fidélité, lorsqu’elle est collective, se conçoit comme une figure militante, en ce qu’elle se place sous le signe du deux, de la scission. Elle sépare, trace une ligne de démarcation à l’intérieur d’une situation, entre les multiplicités qui dépendent de la nécessité rétroactive de l’événement de celles qui lui sont indifférentes. Elle ouvre sur la subjectivation, plus précisément sur la scission subjectivante entre le nom de l’événement et l’enclenchement d’une procédure de recollection de son devenir, de sa vérité immanente, à travers laquelle s’induit localement quelque chose comme du sujet. Enfin, un événement n’est jamais en partage : un processus de fidélité scinde entre ceux qui s’y laissent prendre, et, dans la contingence d’une rencontre en deviennent les supports, et les autres, les indifférents. Mais il scinde aussi entre ceux qui persévèrent dans cette fidélité, et les autres, les traîtres. Pour qui connaît un tant soit peu la situation française des dernières décennies, il ne saurait faire de doute que cette dernière figure se révèle d’une richesse d’investigation phénoménologique proprement infinie.
Nous voyons ici apparaître quelque chose que je nommerai, dans des termes que Badiou cherche en général à éviter, quelque chose comme la définition d’une pratique militante. Être militant de la vérité politique, c’est être suivre une procédure de fidélité, maintenir ce rapport fonctionnel à l’événement et la discipline réglée du temps qu’il enclenche. Cela consiste notamment à mener des enquêtes, on retrouve dans la langage spéculatif de L’être et l’événement ce terme-mot d’ordre de Mao, enquêtes qui établissent les connexions permettant à la scission de se déployer et qui traduisent un état donné des processus fidèles.
Deux points méritent ici d’être soulignés, car ils ont touchent directement aux paradoxes des limites que j’évoquais dans l’introduction de mon propos, et qui découlent de la ligne strictement suivie par Badiou de penser l’événement en intériorité, uniquement à partir de lui-même, ou, si l’on veut, dans son autoréférentialité radicale.
Le premier concerne ce qu’on peut appeler le cercle herméneutique badiousien, à savoir la circularité que la rétroactivité constitutive de la décision confère au rapport entre l’événement et l’intervention interprétante qui le reconnaît comme tel. Tout se passe en effet comme si un événement ne faisait que renvoyer à cet autre événement qu’est l’intervention elle-même. La seule issue à cette circularité, précise Badiou, réside dans l’assignation de cette capacité intervenante aux conséquences d’une décision antérieure, sur laquelle elle prend appui. L’intervention interprétante se situe toujours- déjà dans une entre-deux événementiel. Une telle solution permet d’éviter précise Badiou, le gauchisme spéculatif : un événement est certes rupture mais non pas commencement absolu, Apocalypse ou Parousie. En contrepartie, l’installation dans cet entre-deux conduit la figure militante à scruter dans le présent de la situation les traces d’un événement antérieur, mais qui ne peuvent naturellement se régler telles que du point de vue de la décision interprétante elle-même. Le temps de la fidélité militante n’est donc pas ni futur, ni même l’à-venir cher à Derrida, car cela bloquerait la décision, mais il n’est pas non plus le présent, car nous sommes reconduits au cercle herméneutique dont je parlais à l’instant. Le temps de la vérité politique est donc le futur antérieur.
Pris donc entre l’indécidabilité d’une situation et le toujours-déjà de l’intervention qui le précède, mais qui n’est repérable que rétroactivement, le processus de fidélité se comprend, et c’est le deuxième point, comme réfutation de la finitude. Toujours en excès sur ces résultats finis, qui n’en sont que des projections instantanées, insérées dans l’état de la situation, une fidélité est à la mesure de la situation. Elle est donc infinie si la situation l’est, ou plutôt elle engage une décision politique sur l’infinité des situations, de même que la décision ontologique se prononce sur l’existence de multiplicités infinies. L’« école de la décision », pour reprendre les termes de Badiou ouvre l’homme à l’infini d’une vérité, à l’immortalité dont il est capable.
... dans ses limites
Essayons maintenant, malgré la difficulté de l’exercice, de faire, ou plutôt d’esquisser, quelque chose comme une analyse badiousienne du dispositif catégoriel que j’ai très schématiquement et partiellement, mais, j’espère !, point trop partialement, condensé dans ce qui précède. Peut-on, en d’autres termes, considérer la pensée de Badiou comme un événement, localisable en un site, engageant une intervention interprétante et enclenchant une procédure de fidélité qui ouvre sur de nouvelles subjectivations ?
Oui, incontestablement, les catégories badiousiennes conviennent très bien au déploiement de la pensée leur auteur ; en ce sens, autoréférentialité de l’événement Badiou saute aux yeux, rétroactivement naturellement. Nous avons là un bel exemple de rupture immanente au site désertique de la philosophie française contemporaine, dont elle exhibe rétrospectivement le vide. Un acte de pensée, qui est un pari politique, d’une fidélité inébranlable aux événements que son intervention désigne, et d’une fidélité rare à cette processus de fidélité même. Un acte qui pointe lui-même vers des sujets politiques réels, ceux de l’« organisation politique » dont Badiou est la figure de proue bien sûr, mais aussi ceux qui portent les énoncés surgis dans les éclats de politique qu’on a pu discerner en France aujourd’hui, de la lutte des sans-papiers au refus de la guerre dite « humanitaire », dont Badiou avait, dès 1993, quasiment prédit l’occurrence et décrit le nihilisme éthique dans des pages d’une exceptionnelle lucidité et clarté. On ne saurait le souligner suffisamment : le simple fait de proférer aujourd’hui, dans le champ de la philosophie française, les noms de Lénine et de Lacan, de Mao et de Saint-Just, qu’on est presque prêts à accorder à Badiou d’avoir effectivement, comme il le proclame, libéré la politique de l’histoire pour la rendre à l’immanence de l’événement, celui en l’occurrence de sa propre pensée.
Tout se passe cependant comme si cette événementialité se payait d’un prix assez lourd, comme si, en d’autres termes, chacune de ses catégories était, à un autre niveau, rattrapée par ce avec quoi elle tente d’organiser la rupture, comme si, d’une certaine façon l’ombre portée par l’être sur l’événement ne cessait de hanter l’éclat de ce dernier. À vrai dire, la vision badiousienne de la fragilité constitutive de la politique ne me paraît pas si éloignée de celle de la praxis en permanence menacée par l’antipraxis et la rechute dans le pratico-inerte chez le Sartre de la Critique, le paradigme du nom remplaçant ici celui du travail. On pourrait d’ailleurs, comme Étienne Balibar l’avait naguère suggéré, pousser plus loin la recherche de correspondances entre les catégories de Sartre et celle de Badiou, par exemple celle de vide et celle rareté, celle de collectif défini par un même processus de fidélité et celle de groupe en fusion etc. Badiou reconnaît d’ailleurs au moins sur un point précis, mais il est d’importance, le caractère « incontestable » de la phénoménologie sartrienne des mouvements de masse, à savoir la réversibilité de la démocratie de masse comme principe interne du groupe en élément immédiatement autoritaire à l’œuvre dans la fraternité-terreur. S’il s’agit d’autres chose que de rapprochements superficiels, Badiou pourrait ainsi se retrouver à occuper une position unique, assurément une position-limite, dans le champ de la philosophie contemporaine, que l’on pourrait nommer « entre Sartre et Althusser », ce qui permet à coup sûr d’intéressantes interventions interprétantes sur le maoïsme occidental.
Mais reprenons le fil de notre propos, à savoir le spectre de l’être qui rôde dans l’éclat même de son abolition dans l’événement. Ainsi de l’infini des situations, qui intervient dans toute procédure de vérité, mais que seule la politique convoque immédiatement comme universalité subjective. Cette définition de la politique comme réfutation de la finitude et de l’être-pour-la mort s’accompagne cependant d’une insistance, de plus en plus nette d’ailleurs au fil des ouvrages, sur la rareté de la politique, la brièveté des séquences ouvertes par l’événement, son retrait lorsque la cessation emporte le nom qui l’identifiait, ne laissant derrière elle que les traces, certes indélébiles, de ce nom dans les lieux qu’il a habités.
D’ailleurs, il faut bien dire que, sur ce point, les choses ne sont pas toujours très claires : quelles sont précisément les séquences sur lesquelles se prononce l’intervention interprétantes de Badiou. Un relevé rapide concernant l’ère moderne, et qui figure dans deux passages d’un ouvrage relativement récent (Abrégé de Métapolitique) donne ceci : pour le premier passage, et en rapport avec les analyses de Lazarus, sont mentionnées les séquences suivantes : 1792-94, 1848-1871, 1902-1917, 1928-1958. Plus loin, Badiou, qui se limite apparemment au XXe siècle, propose l’énumération suivante : 1902-1917, 1920-1947, 1965-1975. La durée totale des séquences politique désignée par la première liste donne 75 ans, répartie sur un peu plus d’un siècle et demi, soit environ la moitié de la période considérée, la seconde 52 ans, soit plus de la moitié du siècle qui s’écoule. Le total cumulé des deux donne 112 ans de politique en intériorité pour la période qui débute avec la Révolution française. À ce compte, ce n’est pas la rareté mais plutôt le caractère quasi-ininterrompu des séquences politiques qui doit être interrogé, tout aussi bien que les raisons de leur cessation. Raisons sur lesquelles à vrai dire on ne saura pas grand chose, sinon que le sentiment la normalisation étatique, dont la définition de l’événement avait établi la possiblité toujours ouverte, mais nullement la nécessité, que la normalisation étatique donc finit toujours par l’emporter.
C’est tout particulièrement ??? [phrase incomplète] ???
Tout se passe donc comme si ce refus de la finitude portée par l’immortalité de la vérité politique devait se payer d’une vacillation permanente de la séquence événementielle elle-même, prise d’un côté entre l’instantanéité a- ou trans-temporelle de l’éclat événementiel et, de l’autre la temporalité infini du processus de fidélité qu’elle enclenche. Cette vacillation conduit du reste à un renversement intéressant : pari sur l’infinité des situations, la politique doit néanmoins affronter la menace permanente de leur normalisation, dont l’ontologisation portée par les ex-États du socialisme réel représente la forme aboutie. Elle est ainsi conduite à se réclamer donc d’une « action restreinte », « nom possible pour les séquences réellement pensantes de la politique en acte » dit Badiou [1], qui fait cependant irrésistiblement penser à une figure de l’autolimitation de la politique.
Mais n’avions nous pas rencontré le problème déjà auparavant, et toujours à propos de la temporalité propre au processus de fidélité ? Prise dans le rapport circulaire de l’événement et de l’intervention, celle-ci se basculait déjà vers l’interprétation des traces laissées par l’événement antérieur, dont elles attestent rétroactivement l’advenue. Mais, ainsi posée, cette intervention interprétante ressemble étrangement une procédure vivement rejetée par ailleurs, à savoir au déchiffrement kantien du signe nouménal de la liberté laissé par l’événement révolutionnaire, déchiffrement qui consacre la position du spectateur en même qu’elle la place sous condition de l’enthousiasme subjectif qui met le spectateur en résonance avec l’événement révolutionnaire lui-même. Combinée au constat portée sur le présent, comme temps où le nom de la subjectivité politique est suspendu, cette posture de retrait ne permet-elle pas de retourner contre Badiou la critique que celui-ci adresse à Rancière, à savoir de « partager l’idée commune d’un retrait ou d’une absence de la politique » [2] et, ce faisant, de « répéter sur ce point l’essence de notre temps » [3] ?
Mais c’est sur la question de la méta-structure des métastructures des situations, à savoir sur l’État, que le dispositif de la politique autolimitée déploie entièrement son paradoxe. Se tenir dans la singularité des situations, signifie en effet discerner, en le qualifiant rétroactivement, l’élément qui lui échappe, du fait précisément de sa non représentation, qui renvoie elle-même à la non-présentation de ses termes. On retrouve ici la dialectique de l’excès et de l’incomplétude : il y a de l’historicité, à savoir la possibilité d’un événement, la localisation d’un point d’excès dans l’après-coup de la décision, lorsque que quelque chose est soustrait à la représentation, lorsqu’il résiste en tant que tel au compte-pour-un, à son inscription dans l’espace symbolique lui-même rebouclé en permanence par la metastructure étatique soucieuse de combler la faille de la situation. Car l’excès rejaillit aussi de l’autre bord du vide, du côté de la puissance de compte de l’État qui agit comme principe de forclusion du vide révélé le surplus événementiel.
De cette critique radicale de la représentation découle tout naturellement une exigence, constamment réitérée, de mise à distance radicale de l’État par la politique. L’énoncé politique doit se tenir sur cet écart qui repousse la normalisation étatique toujours menaçante en veillant à se soustrayant à l’emprise de la représention. Inutile de dire que chez Badiou la critique de toutes les institutions représentatives, tout particulièrement du parlementarisme, des partis qui y sont intégrés et des syndicats, qui se chargent de leur côté de normaliser ce site événementiel décisif qu’est l’usine, est aussi constante que radicale.
Au-delà de cette normalisation disons « faible » de la politique par le parlementarisme, ou le « capitalo-parlementarisme » selon les termes de Badiou (sur lequels je reviendrai dans un instant), normalisation qui le soustrait à toute vérité et le dépouille de son événementailité, ce qu’il s’agit donc tout autant d’éviter, on l’aura compris, c’est disons la normalisation, ou ontologisation, « forte » de la politique lorsque, dans les États qui se sont prétendus socialistes, on a voulu incorporer le nom de la politique, faire de la vérité une affaire d’État, écrasant ainsi la multiplicité singulière sous l’Un du Parti-État.
Pour s’écarter résolument de l’ontologisation, la politique doit donc préserver son altérité, sa capacité à se lier aux situations d’une façon autre que l’État. Ni assaut contre l’État donc, ni intégration douce dans les mécanismes du jeu parlementaire, la « troisième voie » d’Alain Badiou se présente donc comme la stricte antithèse de la thèse de Gramsci qui lie intérieurement la capacité hégémonique, ou constitution politique du sujet, à son « devenir-État ». La question se pose cependant de savoir si, par ce geste de constante mise à distance à l’État, ce retraçage permanent d’une limite à ne pas franchir, quoique sous des modalités antithétiques, de part et d’autre, ne sont pas reconduits les termes d’un face-à-face permanent entre l’État et la politique, qui conduirait à un renversement de la politique initiale. Pour le dire autrement, la politique n’aurait-elle pas d’une certaine façon besoin de ce face à face avec l’État pour se constituer comme telle ? Cette compulsion de répétition dans la mise à distance de l’État ne se révèlerait-elle pas ainsi comme une mise sous condition paradoxale de la politique par la puissance de compte étatique.
Nous retrouvons là, sous des modalités différentes, quelque chose du problème posé par le dispositif d’un autre penseur de l’immanence, Michel Foucault, i.e. le rapport entre Pouvoir et résistances. Sans même parler de leur très problématique enracinement, si les résistances sont l’autre radical du pouvoir, et celui-ci pure immanence à la texture des rapports intersubjectifs, n’est-il pas vrai que les résistances ont, elles aussi, besoin de son existence pour mener leur guerilla incessante contre son dispositif ?
Le paradoxe suprême de cette position n’est-elle pas finalement qu’elle accorde, d’une certaine façon, trop à l’État ? Et notamment, et avant tout dans la conjoncture actuelle, la tâche de s’occuper des questions dites de l’économie considérées comme le domaine de la pure objectivité du capital, dont la politique en intériorité devrait radicalement s’abstenir. Rappelons à cet égard, que dans les quatre procédures génériques, d’où peut surgir de la vérité, la politique, l’amour, la science et l’art, l’économie est absente. Pourtant, on pourrait penser que s’il y a une leçon de Marx qui demeure encore valable c’est que justement il n’y a rien de tel que l’« économie » comme domaine purement objectif, que même les catégories les plus simples (la marchandise, la valeur, la subsomption réelle) sont des catégories qui engagent un acte politique. Pour le dire de manière simple, l’exploitation capitaliste, et c’est à dessein que je me réfère à ce terme considéré comme le plus « économiste », voire « vulgaire » des concepts de Marx, ne relève jamais du donné, ou du fait. L’exploitation est toujours, ou plutôt elle est-toujours déjà, un exploit, le site d’une lutte secrète et d’une expérience traumatique dont l’automatisme de la valorisation cherche à effacer les traces. En d’autres termes, que la terrible machinerie du Capital, livre et rapport social, repose aussi sur un vide constitutif, ou, pour être plus précis, cette machinerie ne peut se présenter comme pure positivité, multiplicité pleine et objective, qu’au prix d’un bouclage incessant, mais toujours raté, du vide qui en est la condition positive. Ce vide qui ne cesse de résonner dans les procès de production et de reproduction, celui que la marchandise doit franchir pour réaliser sa valeur, celui que la force de travail doit affronter pour devenir capital-variable, celui que la valeur doit sauter pour se transformer en prix etc.
La politique comme expérience des limites
Récapitulons à présent les paradoxes, ou plutôt les oscillations de la politique à l’intérieur des limites produites par le fonctionnement même l’appareillage topique que nous avons esquissé auparavant. Nous avons donc une politique dont la fulgurence événementielle se paie d’une rareté, ou plus exactement d’une raréfaction aux attendus inexpliqués. Une politique qui réfute la finitude mais se réclame d’une action restreinte ; une politique qui se place à l’école de l’intervention mais ne peut la pratiquer qu’en posture de retrait herméneutique ; une politique qui se veut mise à distance radicale de l’État de sa puissance normalisatrice mais qui ne peut aussi s’en passer. Une politique dirigée bien sûr contre le capital mais à condition de pouvoir en ignorer les présupposés. Tout se passe donc comme s’il s’était agi d’une politique qui se veut force de rupture immanente mais qui ne cesse de se heurter à des limites, qui ne sont autres que les limites internes, et pourtant inavouées, de l’appareillage topique qui en régit le déploiement.
Telles sont, à mon sens, les paradoxes d’une politique qui paie son immanence d’une volonté de pureté qui fonctionne comme dénégation de son clivage interne. De manière significative, L’être et l’événement s’achève sur l’énoncé de la décision suivante : « Le Néant parti, reste le chateau de la pureté ». Pureté de l’éclat événementiel qui enclenche une séquence pure intériorité de la politique en pure intériorité, exhibant son caractère radicalement autoréférentiel. Ce que rate une telle pensée de la politique, c’est ce qu’il est convenu d’appeler le travail du négatif, et la négation pure et simple de la finitude et de l’être-pour-la mort acquièrent à cet égard valeur de symptôme. On peut même dire qu’elle rate doublement la négativité.
D’une part, en refusant l’idée, qu’avant même de surgir du vide de la situation, d’où elle tire son nom, la décision politique surgit d’une rencontre avec la négativité radicale, à savoir avec les présupposés non-politiques de la politique. C’est un tel mouvement de rencontre que Marx tente dans ce qu’Étienne Balibar a désigné, de manière à mon sens très judicieuse, comme le « court-circuit de l’économique et du politique » consigné dans le Capital : la remontée du politique reconnu, artificiellement séparé, jusqu’aux conditions « non politiques », donc, en dernière instance éminemment politiques, c’est-à-dire aux contradictions de la production et de la reproduction sociales, pour avoir prise sur elles de l’intérieur. On le voit, dans un tel schéma, c’est la reconnaissance des limites, et du vide qu’elles dé-limitent, qui est la condition même de leur déplacement, et de l’expansivité du politique. En tant que mouvement expansif, sans limites de droit, le politique se compend donc comme déplacement continu de la ligne qui le sépare du non-politique, donc comme processus de politisation. Si vous me permettez de pousser un peu la métaphore de Balibar, c’est en « pettant les plombs » dans le court-circuit du politique et de l’économique, dans le traumatisme que constitue l’expérience ds limites minutieusement décrite dans les pages du Capital, que surgit la possibilité de quelque chose comme de la politique, ou plus exactement la possiblité de sa possibilité. Et c’est sans doute un raccord, plus ou moins solide, qui s’établit à ce nouveau qui entre en jeu dans la cessation de la possibilité ainsi libérée.
C’est aussi cette reconnaissance des limites, l’assomption de la finitude comme condition d’expansivité illimitée qui permet à la politique d’assumer jusqu’au bout les conséquences de sa force de rupture, en ne reculant pas devant la puissance de la metastructure étatique. Si, comme le dit Badiou, proche sur ce point de Gramsci, Lénine est la figure politique par excellence du marxisme, comme Saint-Paul l’a été du christianisme, c’est parce qu’il s’est assumé comme marxiste victorieux. En d’autres termes, parce que lui, le penseur de la conjoncture et de la décision, qui reprend à son compte jusqu’à la fin la maxime napoléonienne « on avance et puis on voit », pense aussi la révolution comme création d’un ordre nouveau. Non pas comme construction d’une harmonie métapolitique ou acheminement vers une synthèse, mais précisément parce que Lénine assume la négativité radicale qui est la condition de cet ordre nouveau. Jusque dans cet ignoble appareil bureaucratique, qu’il ne cessera de qualifier de « merde » au seuil même de sa mort, lorsqu’il lance le mot d’ordre d’une révolution nouvelle, la révolution cuturelle.
Inaudible aujourd’hui, cette leçon de Lénine a pourtant suscité des échos. Je pense notamment à des penseurs comme Gramsci, déjà cité, et comme Brecht, un dirigeant révolutionnaire et un homme de théatre, qui ont tenté précisément de penser ce court-circuit de la révolution et de l’« ordre nouveau » (Gramsci), ou du « grand ordre » (Brecht). C’est par quelques lignes de ce dernier que je voudrais terminer cette intervention, car elle me semble énoncer sous une forme très ramassée cette dialectique des médiations disparaissantes, dont le déploiement signe aussi la perte. Cela se passe dans une Chine imaginaire et c’est la maître Ken Yeh, alias Brecht lui même qui parle : « si nous voulons mettre sur pied un État fort à caractère transitoire, c’est-à-dire un État s’atrophiant à mesure que sa fonction s’atrophie, c’est-à-dire un État qui meure de son succès, il faut donner au gouvernement la forme dialectique, c’est-à-dire instituer un conflit salutaire ».