Pays de l’Est et questions de transition

Europe de l’Est-URSS : quand le soleil s’est levé à l’Est…

, par SAMARY Catherine

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Le « Printemps de Prague », avec son rayonnement international, symbolise la dynamique des années 1968 à l’Est. La lutte pour une « Tchécoslovaquie libre et socialiste » – comme l’exprimait un des comités nés à l’Ouest, contre l’intervention des tanks soviétiques – s’engouffrait dans une des nombreuses failles qui ébranlaient alors le carcan du monde bi-polaire de la Guerre froide : les alignements « campistes » que voulaient imposer les PC staliniens (soutenir le « camp soviétique » sans critique, sous peine d’être taxé d’agent de l’autre camp, impérialiste) volaient en éclat.

Ailleurs et avant, il s’était passé depuis la seconde guerre mondiale bien d’autres crises dans les pays dits socialistes. L’ensemble révélait le grand écart entre idéaux socialistes proclamés par ces régimes et la réalité. L’explosion démocratique du Printemps de Prague comme le juin 1968 de Belgrade, moins « visible », ne respectait pas les bornes du parti unique, même réformateur, régnant au nom des travailleurs et des populations, sur leur dos. Ce « moment » de bifurcation historique condensait toute une accumulation de tensions qui, de la seconde guerre mondiale à l’après xxe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) avaient remis en cause la domination stalinienne sans être en mesure d’établir une alternative socialiste cohérente.

Ailleurs et avant...

L’issue de la guerre aux enjeux multiples avait été socialement et politiquement ambiguë au plan international, loin de l’alternative envisagée sur le cours terme par Léon Trotski – socialisme ou barbarie. Il n’y avait ni effondrement du stalinisme, ni sa consolidation réelle ; ni écrasement des luttes sociales, ni remise en cause du capitalisme dans les pays dominants... Et la transformation révolutionnaire par laquelle la Yougoslavie et la Chine s’inséraient dans « le camp soviétique » n’était ni une « absorption » par l’URSS ni même la consolidation de l’hégémonie du Kremlin sur le mouvement communiste mondial : une telle hégémonie ne pouvait être « stable » que dans le cadre de la « construction du socialisme dans un seul pays »...

De la deuxième guerre mondiale aux grands schismes du « monde soviétique »...

La capacité des PC yougoslave et chinois à prendre le pouvoir sur une base autonome de « l’Armée rouge » explique en substance la localisation des deux grands schismes du « camp socialiste ». Mais la présence physique du Kominform établi à Belgrade dès la fin de la guerre (en fait, dans le but de surveiller le nouveau régime yougoslave), et la capacité d’intervention directe du Kremlin sur le continent européen, explique pourquoi la rupture survint en premier et dès 1948 avec le régime de Tito et non pas de Mao.

Le schisme éclata en 1948 apparemment dans un ciel serein : Tito s’était proclamé « premier stalinien » et les dirigeants yougoslaves, avaient dénoncé voire réprimé, jusque dans les ultimes tentatives de conciliation en 1948, toute critique « trotskiste » de l’URSS. Mais bien des cadres du PCY dont Josip Broz dit Tito lui-même, avaient connu les prisons de la dictature sous la première Yougoslavie dominée par la royauté serbe. Ils n’étaient pas prêts à s’allier avec les Tchetniks qui prônaient le retour au pouvoir de cette royauté soutenue par les Alliés – c’est-à-dire aussi Staline.

Or, selon les accords de Yalta la Yougoslavie « devait » rester une monarchie avec des strapontins pour le PC, de même que la Grèce « devait » rester dans la sphère « occidentale »... Le PCY ne respecta pas les consignes du Kremlin visant à limiter et plier les luttes anti-fascistes à la diplomatie de l’URSS sans dynamique anti-capitaliste. Les Partisans et leur armée populaire de libération forte de quelque 500 000 combattants dont l’état-major était communiste, organisèrent des organes de pouvoir sur tous les territoires libérés : ces Comités de libération nationale distribuaient la terre aux paysans et annulaient les dettes des populations paupérisées. Ce sont les délégués de ces Comités, réunis en 1943 lors de la conférence du Conseil antifasciste de libération nationale de la Yougoslavie (AVNOI) qui proclamèrent la nouvelle Yougoslavie sur des bases fédératives, en rejetant la monarchie contre les choix des Alliés.

Parallèlement, les rencontres entre les PC de toute la région (de la Bulgarie à la Hongrie en passant par la Roumanie, l’Albanie et la Grèce) avec le PCY, préparaient des projets de confédération balkanique non subordonnés aux vues et au contrôle du Kremlin...

Voilà la cause de « l’excommunication » par Staline de la Yougoslavie titiste. Elle signifia l’arrêt de toute aide soviétique contre un régime taxé d’espion « pro-impérialiste »... Elle s’accompagna d’une vague de procès staliniens assortis de purges et pendaisons ou emprisonnements impulsés par le Kremlin contre tous les « titistes » réels ou présumés des PC d’Europe de l’Est et au-delà entre 1948 et 1954 notamment en Pologne (W. Gomulka), Hongrie (L. Rajk) et Tchécoslovaquie (A. London et R. Slansky). Les PC occidentaux s’alignèrent sur les thèses de Moscou.

Du côté du trotskisme, les analyses dominant jusqu’en 1948, tendaient à assimiler l’ensemble du « glacis », Yougoslavie incluse, à une simple absorption par l’URSS stalinisée ; et si une révolution avait eu lieu en Yougoslavie, c’était sans rôle actif du PC « puisque » celui-ci était stalinien... Rompant avec un tel schéma, Michel Raptis dit Pablo, dirigeant grec de la Quatrième Internationale (QI) souligna l’histoire moins visible des conflits réels d’orientation opposant au Kremlin les dirigeants communistes à la tête d’une effective révolution yougoslave, et stimulant d’autres résistances à l’échelle balkanique. La majorité de la QI notamment dirigée, avec Pablo, par Ernest Mandel, se rallia à cette analyse soutenue en France par la minorité de la section dirigée par Pierre Frank. Elle perçut là une crise majeure de la domination stalinienne et s’efforça d’y peser sur le plan idéologique et militant. En 1948 la direction de la QI adressa une lettre ouverte au PCY lui présentant son analyse de la dégénérescence stalinienne de l’URSS et prônant une radicalisation de la rupture, tournée vers le mouvement ouvrier ; et en 1950-1951, elle appela les sections de la QI à soutenir les Brigades de travail internationales organisées par la direction yougoslave pour briser l’isolement que le Kremlin voulait lui imposer dans le mouvement ouvrier.

Milovan Djilas dirigeant du PCY en 1948, sans citer les analyses trotskistes, fournit après la rupture avec Staline une interprétation du comportement du Kremlin, reprenant substantiellement la thèse de la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. Il soulignait comment la situation de « forteresse assiégée » et d’isolement de la révolution d’Octobre avait favorisé l’étatisation du régime et sa transformation en grande puissance essayant d’imposer son hégémonie aux partis frères.

Mais les pratiques répressives du parti unique yougoslave persistèrent, cette fois-ci retournées notamment contre les... partisans du Kremlin (comme l’illustrait le film d’Emir Kusturica, Papa est en voyage d’affaires...) et bientôt contre Milovan Djilas quand celui-ci développa sa thèse de la « nouvelle classe » bureaucratique en l’appliquant au titisme...

Pourtant l’introduction de l’autogestion (remettant en cause le statut de salarié en donnant aux travailleurs un droit de gestion de leurs entreprises) dès 1950, combinée à des formes moins administratives de planification ouvrit une dynamique de réformes majeures. Celles-ci visaient à consolider les soutiens ouvriers et intellectuels du régime au plan intérieur et international en se différenciant de l’étatisme soviétique dénoncé. Ce faisant le régime se réclamait de Marx (et de la Commune de Paris) contre Staline, ouvrant des marges importantes de réflexion critique et de débats sur le « modèle soviétique » dans l’intelligentsia et la jeunesse yougoslaves et au plan international...

C’est au contraire en se réclamant de Staline (contre Khrouchtchev) que la Chine de Mao rompit quant à elle avec l’URSS de Khrouchtchev quelque quinze ans après l’excommunication des « titistes »... Et c’est aussi pourquoi l’étatisme maoïste, tout en ayant un impact mondial important, ne trouva guère d’échos en Europe de l’Est, hormis dans l’Albanie d’Enver Hodja cherchant des contre-poids, d’abord du côté de Staline puis de la Chine, au « grand frère » yougoslave...

Les contradictions et ambiguïtés du titisme se testeront, quant à elles, à la grande bifurcation de 1956 puis de 1968...

De l’hypercentralisme stalinien au xxe congrès du PCUS...

En dépit des crimes commis, la victoire de Stalingrad avait donné une popularité certaine au régime. Mais elle avait aussi signifié des déséquilibres majeurs entre branches pesant sur les conditions de vie, l’intensification des rythmes de travail, et une politique grand’russe interne et extérieure.

La paix signifia la montée de tous les mécontentements. Le totalitarisme et la paranoïa stalinienne étaient sources d’instabilité pour l’appareil lui-même au plan interne et dans les rapports avec les pays frères.

Partout, le même « modèle » produisait les mêmes effets. Mais les procès et purges infligés aux « démocraties populaires », la présence policière soviétique et la subordination à l’URSS des équipes dirigeantes donnaient aux luttes sociales une dynamique de double rejet des dirigeants nationaux honnis et des rapports de domination et d’exploitation imposés par le Kremlin.

Entre 1948 et 1952 des arrêts de travail et défilés eurent lieu dans une vingtaine de villes et dans les zones industrielles de Tchécoslovaquie ainsi qu’en République démocratique allemande (RDA) sous occupation soviétique, confrontée au relèvement systématique des normes de travail.

La mort de Staline libéra davantage les protestations. Le 1er juin 1953 il y eut une violente agitation dans les principales usines de Bohême et Moravie, notamment à Plzen, où les portraits de Staline et du dirigeant tchécolovaque Klement Gottwald furent lacérés, le drapeau soviétique piétiné. A Berlin-Est, l’annonce d’une nouvelle hausse des normes de 10 % déclencha les premiers débrayages de juin 1953, l’exaspération se transformant rapidement en grève générale insurrectionnelle. L’état de siège fut proclamé par le haut commandement russe.

Les émeutes de Berlin-Est, durement réprimées coûtèrent son poste et sa vie ... au chef de la police secrète soviétique (la Tchéka), Lavrenti Béria, immédiat successeur de Staline...

La montée au pouvoir de Nikita Khroutchtchev s’effectuait dans ce contexte.

La répression frontale ne pouvait rien stabiliser nulle part. Pour ne pas perdre le pouvoir, les dirigeants du Kremlin cherchaient à régner autrement : remettre en cause le goulag en l’attribuant exclusivement à la paranoïa de Staline ; réhabiliter les victimes « excessives » ; désamorcer le mécontentement social en améliorant le niveau de vie donc la production des biens de consommation par de nouvelles priorités économiques se réclamant du socialisme proclamé et plus adéquates à la paix ; introduire quelques stimulants pour agir sur la productivité et la qualité de la production, en permettant davantage de recours aux compétences (réformes internes) ; écarter du pouvoir les dirigeants de la phase stalinienne les plus discrédités en s’excusant des principaux crimes de Staline...

Telle fut la logique du XXe congrès de 1956. Le « soi-disant rapport secret » de Khrouchtchev (comme l’évoquait en France L’Humanité, journal du PCF qui ne croyait pas à l’authenticité d’un tel rapport), fut un choc frontal pour le mouvement communiste officiel, ouvrant des brèches majeures où pouvaient s’engouffrer bien des protestations.

En URSS, le physicien soviétique Andreï Sakharov exploita le dégel khrouchtchevien et son propre prestige comme père de la « bombe H » pour s’exprimer publiquement dès la fin des années 1950 sur les questions de l’enseignement, puis de la recherche enfin des libertés. Il critiqua la subordination de la recherche scientifique à la ligne du Parti et au poteau d’exécution stalinien. Le XXe congrès donna aussi une immense portée à la deuxième voix puissante de la contestation interne de cette époque, l’écrivain Alexandre Soljenitsyne : son ouvrage Une journée d’Ivan Denissovitch dénonçant les horreurs du goulag, fut publié à Moscou en 1962.

Mais un objectif essentiel du Kremlin était la stabilisation des rapports avec les partis frères. Avant même le XXe congrès, l’inimaginable survint : Nikita Khrouchtchev vint lui-même à Belgrade en mai 1955 exprimer des excuses publiques aux communistes yougoslaves et y signer une déclaration promettant des rapports fraternels et égalitaires. La réhabilitation des « titistes » exécutés ou emprisonnés au tournant des années 1950 dans les diverses « démocraties populaires » s’en suivit. Ainsi en fut-il du dirigeant polonais Wladislaw Gomulka. Mais il fut sorti des prisons du régime sans que les dirigeants staliniens au pouvoir à Varsovie ne soient encore écartés...

Le mécontentement ouvrier face aux normes de travail devint donc explosif au printemps 1956 à Poznan. Encouragées par le rapport Khrouchtchev les grèves avec occupation des usines, soutenues par la population, se radicalisèrent rapidement vers des exigences politiques de démission des dirigeants en place... et de retrait des troupes soviétiques qui les avaient appuyés.

L’intervention soviétique en Pologne fut écartée par la contagion en cours, encore moins contrôlable, en Hongrie, et par la possibilité de s’appuyer à Varsovie sur l’arrivée au pouvoir de Wladislaw Gomulka le 21 octobre 1956 : celle-ci fut fêtée par les travailleurs et la population en liesse comme « la victoire du printemps polonais en octobre »... Elle permit au régime Gomulka une canalisation des conseils ouvriers limitant la répression frontale, contrairement à la Hongrie...

À Budapest, comme à Varsovie et plus tard à Prague, les dirigeants du PCUS étaient loin d’être hostiles aux réformes et réformateurs... s’ils les mettaient eux-mêmes en place et/ou si leur dynamique restait contrôlable. Le Kremlin força ainsi le stalinien hongrois Matyas Rakosi à démissionner le 17 juillet 1956. Mais Moscou eut peur du soutien « trop » actif que le réformateur Imre Nagy recevait. Le choix par Moscou d’un autre dirigeant stalinien (E. Gerö) ne pouvait que radicaliser la colère des intellectuels du cercle Petöfi et de la Gazette littéraire, en même temps que les conseils ouvriers se déployaient en solidarité avec les soulèvements polonais...

La première intervention soviétique échoua sur des fraternisations en russe, grâce à l’apprentissage imposé de cette langue en Hongrie... Pour réussir la seconde, les soviétiques envoyèrent des soldats recrutés dans des communautés qui ne parlaient pas le russe... La répression fit environ 3000 morts. Imre Nagy, réfugié à l’ambassade yougoslave, fut remplacé par Janos Kadar – et exécuté deux ans plus tard.

L’organe de l’agence yougoslave d’information, Les nouvelles yougoslaves du 10 juillet 1958 (n° 222) protestant contre « l’exécution d’Imre Nagy », ne disait mot de l’acceptation par Tito des arguments soviétiques, légitimant en 1956 l’intervention contre les « débordements réactionnaires ». Le journal dénonçait par contre la nouvelle campagne soviétique anti-yougoslave et le non respect des accords de 1955 soviéto-yougoslave de collaboration et respect mutuel. Le Kremlin cherchait en effet par des mesures de répression économiques à étouffer le nouveau programme du PCY qui proclamait comme universelle la « voie autogestionnaire au socialisme ». Le régime titiste, tirant les conséquences d’un interventionnisme soviétique désormais perçu comme un danger permanent, avec ou sans Staline, s’efforçait de consolider son autonomie et sa légitimité intérieure et internationale. Entre 1956 et 1961, Tito prit la tête du Mouvement des non-alignés résistant au monde bi-polaire, alors que s’élargissaient au plan intérieur des marges de libéralisme réformistes.

Les limites et contradictions de ce libéralisme avaient été visibles dans l’acceptation de l’intervention soviétique. On les retrouvera en 1968, cette fois-ci contre des « débordements » intérieurs.

De l’après 1956 aux années 1968...

Du titisme à l’autogestion par en bas : le juin 1968 yougoslave...

La « Ligue des communistes yougoslaves » (nouvelle appellation du PCY) assouplit et décentralisa le régime entre 1956 et 1968. Mais pour répondre aux pressions des républiques les plus riches ainsi qu’aux tensions surgies au sein d’une autogestion limitée par le plan central, les réformes s’orientèrent au début des années 1960 vers une confédéralisation croissante de l’État et une décentralisation marchande plutôt qu’une effective démocratisation économique et politique qui aurait donné à l’autogestion une cohérence et de véritables pouvoirs d’ensemble : le « socialisme de marché », adopté en 1965, supprima les fonds d’investissement et le plan au lieu d’assurer leur gestion publique pluraliste et autogestionnaire, comme le prônaient les critiques de gauche marxistes. Les réformes signifiaient un accroissement des droits autogestionnaires d’embauche et de gestion des fonds d’entreprise. Mais ces droits restaient enfermés dans le cadre étroit des entreprises atomisées et mises en concurrence sur le marché. Ce système produisit rapidement des inégalités sociales et régionales ainsi que des tensions entre travailleurs autogestionnaires et directions d’entreprises associées aux banques tendant à se privatiser.

Parallèlement, le régime ouvrit les frontières. Certes, cela permettait d’exporter un chômage croissant associé aux réformes marchandes ; mais au cours des années 1960, il y eut également une grande circulation des idées. Les œuvres de Léon Trotski et d’Ernest Mandel furent publiées en serbo-croate, grâce aux libertés autogestionnaires des maisons d’éditions, qui tinrent tête aux tentatives de censure... La revue Praxis des philosophes marxistes organisa à cette époque chaque année dans l’île de Korcula des conférences internationales ouvertes à tous les débats qui traversaient la « nouvelle gauche » internationale antistalinienne... On pouvait y rencontrer notamment Ernest Mandel, Livio Maitan ou Tariq Ali. Mais n’y prenaient part, parmi les trotskystes, que ceux qui avaient porté une attention sérieuse au conflit opposant Tito à Staline en 1948, puis aux réformes autogestionnaires, tout en critiquant le « socialisme de marché », le système de parti unique et le caractère bureaucratique du régime.

Dans la deuxième moitié des années 1960, la jeunesse étudiante politisée de Belgrade, Zagreb ou Ljubljana partageait avec celle de France l’admiration pour Che Guevara, la solidarité avec la résistance anti-impérialiste au Vietnam, l’intérêt pour la contre culture ou les courants du marxisme non officiel. Dans un contexte de très nombreuses grèves ouvrières, les étudiants avec les enseignants de la revue Praxis, dénonçaient les inégalités croissantes associées aux réformes de marché, notamment à Belgrade et Zagreb, dans les université de philosophie et sociologie, bien que des courants favorables au contraire à plus de décentralisation libérale s’exprimaient aussi en Slovénie et Croatie. En juin 1968, un certain nombre d’universités étaient occupées à Belgrade comme à Paris le mois précédent et les Cahiers Rouge (du nom du journal de la Ligue communiste) « de formation communiste », édités par François Maspero, y étaient en circulation... Les étudiants les plus actifs y réclamaient l’envoi de brigades au Vietnam contre l’intervention américaine. Le mouvement critiquait les formes de privatisations frauduleuses associées au « marché socialiste » et à la « bourgeoisie rouge » ; il revendiquait « l’autogestion de bas en haut ". Un mouvement autonome de jeunes fut lancé, concurrent du mouvement officiel...

Les évènements de Prague occultèrent ces développements qui trouvaient peu de relais internationaux car ils exprimaient une contestation de gauche d’un régime titiste lui-même « à part » dans le monde communiste. Alors que le mouvement en cours en Tchécoslovaquie surgissaient en plein cœur du « camp soviétique », et impulsé par une aile réformatrice du parti dirigeant – avec donc une tout autre ampleur au plan national et international...

Du Printemps à l’Automne de Prague...

Le Parti communiste de Tchécoslovaquie était un des plus importants de la région, fort de plusieurs centaines de milliers de membres. Il n’avait guère connu que de timides changements dans les équipes staliniennes au pouvoir – notamment la nomination d’Alexandre Dubcek comme premier secrétaire du parti slovaque en 1963.

La Tchécoslovaquie initialement plus développée que les autres pays du glacis avait connu dès le milieu des années 1960 un ralentissement fort de sa croissance, signe des limites d’une croissance extensive sur la base d’une planification hypercentralisée sur le mode soviétique. En outre cette structure au bénéfice des pouvoirs de Prague était perçue en Slovaquie comme brimant la diversité nationale – un sentiment dénoncé comme « nationaliste bourgeois » par le dirigeant conservateur Antonin Novotny. Dans la littérature (avec Milan Kundera ou Vaclav Havel), le cinéma ou encore le journalisme (avec le nouveau directeur de la télévision Jiri Pelikan), de nombreux intellectuels militaient contre la censure.

Au plan économique, les réformes préconisées notamment par l’économiste Ota Sik, étaient comparables au « nouveau mécanisme économique » (NEM) alors impulsé en Hongrie par le régime Kadar : il recherchait une responsabilisation et des stimulants monétaires axés sur les directeurs d’entreprise (et non pas comme en Yougoslavie, un système donnant aux travailleurs des droits d’autogestion). L’introduction de certains mécanismes de marché visant à améliorer la qualité et la diversité des productions ainsi que la productivité du travail signifiait notamment des augmentations de prix pour les biens de consommation, davantage d’inégalités en fonction des résultats et une plus grande insécurité d’emploi. La libéralisation politique et culturelle alors prônée par l’aile réformiste visait à « faire passer » les mesures économiques dont l’impopularité était exploitée par l’aile conservatrice. Les réformes prônées ne remettaient pas en cause le parti unique mais elles séparaient les organes du parti et de l’État, assouplissaient la planification, introduisaient des libertés culturelles et religieuses.

Stimulée par ces réformes, l’explosion des mouvements (politiques, sociaux et culturels) d’en bas que l’on appela Printemps de Prague ouvrait une dynamique que les partis frères inquiets et le Kremlin en premier lieu, allaient juger incontrôlable...

L’impact du mouvement était sans précédent, marqué par son époque. Les rencontres internationales de jeunes communistes dans les festivals organisés à Moscou au cours des années 1960 et de premiers voyages à l’occident avaient permis bien des ouvertures intellectuelles et culturelles et de nouer des contacts... Andreï Gratchev alors âgé de 27 ans, représentait l’URSS en 1968 à la direction de la Fédération mondiale de la Jeunesse démocratique, basée à Budapest. Il rappela lors du trentième anniversaire de cet événement dans un entretien au Nouvel Observateur (semaine du 20 août 1998) : « Je suis allé à Prague en mai. C’était, dit-il, Woodstock en territoire socialiste : les beatniks sur la place de l’hôtel de ville, le soleil, des délégations venues de tous les coins du monde, un bouillonnement de pensée permanent. Nous étions dans un pays frère, mais ce pays était une île de liberté. Nous n’avions jamais vécu cela et tout cela, pourtant, se passait en territoire socialiste » : nous étions ivres du Printemps »... Les premiers liens noués nourrissaient bien des débats...

Liens diffus avec les luttes d’Amérique latine, avec le Mai 1968 français, avec le juin 1968 de Belgrade, avec la « lettre ouverte au Parti ouvrier polonais » de Kuron et Modzelevski [1969, Paris] qui leur avait valu de premières années de prison, sans les empêcher de participer, à nouveau en 1968, aux luttes étudiantes de Varsovie réprimées sur des bases antisémites. Cette même année 1968, en Hongrie, Miklos Haraszti [1976, Paris] avait été renvoyé de la faculté de sociologie pour « gauchisme ». Cette année-là, encore, l’ex-général de l’Armée rouge Piotr Grigorenko incitait les Tatars à se mobiliser de façon indépendante du pouvoir pour reconquérir la République autonome socialiste de Crimée , et les funérailles du vieux bolchevik Alexis Kosterine se transformaient en un meeting de l’opposition de gauche dont les textes sont publiés en « samizdat » [cf. Renaissance du bolchevisme en URSS édité par François Maspero à Paris en 1970]. On y entend notamment pour slogans : « Bas les pattes devant la Tchécoslovaquie !, Liberté aux détenus politiques ! Léninisme oui, stalinisme, non ! »...

Dans le contexte de « cette époque » l’ivresse du Printemps de Prague risquait fort d’être contagieuse. C’est pourquoi elle fut intolérable à Moscou. L’intervention des troupes du Pacte de Varsovie, sous le pouvoir de Brejnev, avait les mêmes motifs qu’en 1956. Mais le contexte et les effets étaient différents, au plan interne et international.

L’impossible normalisation...

La tentative de normalisation politique se traduisit d’abord par des centaines de milliers de militants communistes expulsés du parti – dont une partie choisirent de se réfugier auprès du Parti « eurocommuniste » italien, d’autres en France où pour la première fois le PCF dénonça l’intervention soviétique. Aucun des grands partis communistes occidentaux ne soutint cette fois la façon dont le Kremlin prétendait « défendre le socialisme »...

Et en Tchécoslovaquie même, l’occupation soviétique radicalisa un Automne marqué par l’éclosion de comités de grèves dans les entreprises et les universités, et le début de jonction entre eux. Un Mouvement de la jeunesse révolutionnaire tchécoslovaque fut lancé dont le Manifeste exprimait l’exigence d’une « société socialiste débarrassée de la bureaucratie et fondée sur les conseils ouvriers ».

La répression tomba interdisant toute organisation autonome et emprisonnant une première fois Petr Uhl soutenant ce mouvement, pour soi-disant « complot trotskiste ».

Mais les résistances et solidarités internationales se déployèrent, envers et contre le régime policier.

Au cours des années 1970, face à la censure, de nombreux ouvrages et brochures furent éditées en tchèque à l’Ouest et diffusées en Tchécoslovaquie, dont un Inprekor en tchèque, liée à la QI, qui traduira les textes du congrès de Solidarnosc encore plus vite qu’ils ne le furent en français, ou Listy, organe de l’opposition socialiste tchécoslovaque animé par l’ancien directeur de la télévision, Jiri Pelikan, avec l’aide en France de Jean-Jacques Marie.

En 1977 résistant à la « normalisation » soviétique, des intellectuels de diverses sensibilités politiques, la plupart d’entre eux licenciés pour raison politique, lancèrent à Prague la Charte 77 agissant au grand jour en défense des libertés, puis le VONS – Comité de défense des personnes injustement poursuivies –, impulsé notamment par Petr Uhl... ce qui lui valut de nouvelles années d’emprisonnement...

Des liens Est-Est (notamment entre opposants polonais et tchécoslovaques) se nouaient dans les montagnes frontalières ; des revues en français, anglais, allemand, comme L’Alternative, pour les Droits et les Libertés en Europe de l’est ou Labor Focus on Eastern Europe développaient l’information appuyées sur les résistances à l’Est et aidaient aux solidarités.

Les « partis frères » au pouvoir optèrent pour des orientations différenciées – allant du soutien stalinien à l’intervention, comme en RDA, jusqu’à une critique ouverte de l’intervention (Roumanie, Albanie, Yougoslavie)...

On était loin d’une normalisation soviétique mais dans une logique de consolidation dans chacun de ces pays du rôle dirigeant du parti unique.

On connaît le caractère particulièrement répressif et autarcique de l’Albanie d’Enver Hodja...

Le cas du régime roumain, fidèle soutien de l’URSS au cours de la décennie précédente, était significatif. Il avait commencé au cours des années 1960 à résister à la dépendance économique et politique envers Moscou – non sans appui sur son pétrole puis sur un endettement massif auprès des créditeurs occidentaux. Attentifs à cette nouvelle « dissidence », De Gaulle puis Nixon vinrent en 1968 rendre visite à Ceaucescu qui refusa de soutenir d’intervention du Pacte de Varsovie à Prague, dénonçant avec virulence la doctrine dite de la « souveraineté limitée » émise par Leonid Brejnev... On connaît ensuite ce qu’il advint de la « souveraineté » du peuple roumain...

... Le socialisme emprisonné

Le régime titiste choisit cette fois, contrairement à 1956, de dénoncer l’intervention. Mais confronté aux grèves et au mouvement jeune autogestionnaires, il se servit en fait de l’interventionnisme soviétique, pour appeler la population à resserrer les rangs contre un pseudo risque externe. Il introduisit un système de « défense populaire », avec liens organisés de tous les habitants adultes avec les casernes de toutes les républiques – mais écartant les étudiants contestataires... répondit aux revendications de la gauche marxiste par la combinaison de concessions ambiguës et de répression sélective qui lui était propre.

Les leader du mouvement étudiant autogestionnaire de 1968 furent emprisonnés... alors même que Tito vantaient les aspirations socialistes exprimées par les jeunes ; les enseignants de Praxis, tenus pour responsables des débordements jeunes trop indépendants des organisations officielles du régime, furent écartés de tout enseignement (après une résistance des structures d’autogestion universitaires pendant plusieurs années). Et les conférences de Korcula furent interdites...

Tito lança parallèlement une mini « révolution culturelle » au début des années 1970, donnant en quelque sorte raison aux dénonciations contre la « bourgeoisie rouge » pour mieux en désamorcer la portée critique. Des amendements constitutionnels substantiels entérinèrent des mesures... qui reprenaient largement ce qui avait été revendiqué par la gauche marxiste réprimée : renationalisation du système bancaire ; introduction d’une planification contractuelle autogestionnaire et de Chambres de l’autogestion (au plan des républiques et provinces) basées sur un système de délégations ; « Communautés d’intérêt autogestionnaires » associant usagers et travailleurs des services... Cette nouvelle constitution de 1974, œuvre d’Edouard Kardelj le théoricien slovène du régime, intégra, de façon similaire, des concessions au mouvement croate qui en 1971 revendiquait la décentralisation du commerce extérieur et des devises... après en avoir également réprimé les dirigeants. Et il donna au Kosovo un statut de quasi-république allant partiellement dans le sens de ce que réclamaient les manifestations albanaises... réprimées en 1968.

Pour tenter de colmater un tout peu cohérent, le rôle de l’armée et du parti fut aussi inscrit dans la nouvelle constitution et ses institutions...

Mais ce parti s’était vidé de sa substance la plus militante et critique. Il était rongé par tous les mécanismes de la corruption et par la montée des nationalismes visant à élargir les privilèges de pouvoirs à la tête des républiques et provinces...

Le titisme fut donc son propre fossoyeur... Il avait, dans la révolution puis dans les réformes autogestionnaires, pris appui sur (et stimulé) des aspirations populaires à une démocratie sociale et économique, reconnu la diversité nationale et accordé la dignité d’un statut rompant avec le salariat étatiste. Mais tous ces gains avaient été sapés en même temps par le bureaucratisme du parti unique et l’absence de cohérence, de pouvoir réel d’une autogestion dont l’horizon était borné. Les réformes, introduites et supprimées par en haut sans bilan par les intéressé-e-s, étaient de moins en moins « lisibles » et cohérentes, marquées par la répression préalable des acteurs qui en avaient revendiqué le besoin de façon autonome...

Autrement dit, la répression des « débordements » de Hongrie en 1956, se prolongeait sous diverses formes par celle de 1968, en Yougoslavie comme en Tchécoslovaquie, en Pologne ou en Hongrie, en RDA ou à Moscou...

Quelques-uns des auteurs censurés et réprimés pour leurs écrits et actions se revendiquant du socialisme contre les régimes en place furent publiés en Occident : Le socialisme emprisonné de Petr Uhl, paru à Paris en 1980 quand son auteur était dans les prisons tchécoslovaques. Il exprimait l’exigence d’un socialisme autogestionnaire, « la démocratie indirecte » étant devenue, ajoutait-il « un frein »... De même, en prison pour « espionnage » en RDA depuis l’annonce de la parution de son ouvrage L’alternative en août 1977 (publié à Paris en 1979) en Allemagne de l’Ouest, le marxiste allemand de l’est Rudolf Bahro exprimait ce que le Printemps de Prague révélait à ses yeux : « Voilà que l’utopie devient à nouveau indispensable » écrivait-il en affirmant que « l’émancipation générale est devenue une absolue nécessité ».

L’apparition d’une nouvelle opposition agissant au grand jour en URSS en s’emparant des droits et libertés reconnus par la Constitution de 1936 et exigeant le retrait des troupes soviétiques de Tchécoslovaquie allait se heurter à de nouvelles formes de répression.

La montée de la dissidence soviétique et de son soutien international

En 1968-1970, le Printemps de Prague conforta la ligne de reprise en main idéologique commencée avec le procès de 1966 contre Andreï Siniavski, collaborateur de la revue Novy Mir, et celle du traducteur Iouri Daniel, accusés d’avoir envoyé des manuscrits à l’étranger sous les pseudonymes de Terz et Arjak et condamnés respectivement à sept ans et à cinq ans de réclusion.

En 1971, Vladimir Boukovsky s’adresse, en vain, « aux psychiatres du monde entier » réunis en congrès à Mexico pour dénoncer le placement de dissidents dans des établissements psychiatriques gérés par le ministère de l’intérieur. Son ouvrage, Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition, paru en France aux éditions du Seuil la même année s’inscrit dans cette campagne reprise en France par Esprit et Le Nouvel Observateur. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir reprocheront à Boukovsky de détourner la jeunesse du socialisme...

En novembre 1972, l’académicien Andreï Sakharov s’adresse, à son tour, un appel aux psychiatres pour qu’ils prennent la défense de leur confrère ukrainien Sémion Glouzman qui venait d’être condamné à sept ans de camp et à trois ans d’exil pour avoir rédigé une contre-expertise sur documents de l’ex-général de l’Armée Rouge Piotr Grigorenko, alors interné en hôpital psychiatrique.

Un Comité de psychiatres contre les hôpitaux psychiatriques spéciaux se met en place à Paris qui deviendra par la suite le Comité contre l’utilisation de la psychiatrie à des fins répressives. Y siègent notamment à sa création, à titre personnel, puis avec l’accord de leurs organisations respectives, les secrétaires généraux du Syndicat des psychiatres des hôpitaux, Jean Ayme, du Syndicat des psychiatres français, Charles Brisset, et du Syndicat des psychiatres d’exercice privé, Gérard Blès.

Parallèlement, un Comité des mathématiciens déclenche une action publique pour la libération de Léonid Pliouchtch, mathématicien placé par décision de justice à l’hôpital psychiatrique de Dniepropetrovsk en juin 1973 pour « agitation antisoviétique ». Ce comité, animé par Michel Broué, Henri Cartan et Laurent Schwartz, mène une campagne nationale et internationale pour qu’il soit mis fin à ce « traitement forcé ». Deux académiciens soviétiques apportent leur soutien : Andreï Sakharov et Iouri Orlov.

À l’initiative des deux comités, un meeting se tient à Paris, salle de la Mutualité le 23 octobre 1975. De nombreuses associations, dont Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme, des personnalités et des syndicats se joignent à l’appel. La CGT s’abstient d’y prendre part, organisant le même jour à la même heure une réunion à la porte de Versailles sur les libertés... Mais le comité recueille 150 signatures de psychiatres et les messages de soutien affluent. Des brèches s’ouvrent dans la CGT et le PCF : Pierre Juquin, puis l’éditorialiste de L’Humanité, René Andrieu, et même Georges Marchais se joignent aux protestations. Vladimir Pliouchtch quitte la prison-hôpital de Dniepropetrovsk le 6 janvier 1976 pour arriver à Paris le 11 où il sera accueilli par le Comité international contre la répression que dirige Jean-Jacques Marie.

En décembre de la même année, Leonid Brejnev et le général Pinochet échangent Vladimir Boukovsky contre le dirigeant du Parti communiste chilien Louis Corvalan. Nathalia Gorbanevskaïa et Victor Fainberg qui avaient été arrêtés pour avoir manifesté sur la place Rouge après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars russes se retrouvent également à Paris. Au tournant des années 1980 se réfugient également à Paris les marxistes Piotr Eguidès et Tamara Samsonova, deux des animateurs de la revue samizdat Poïsky (produite et circulant clandestinement en 1979 à Moscou) : ils sont les très rares dissidents soviétiques militants pour les droits de l’homme et expatriés à l’Ouest à cette époque qui se sont toujours dans leurs actions réclamés d’un socialisme autogestionnaire et émancipateur – déniant à l’URSS de mériter un tel qualificatif.

... Et les travailleurs ?

En 1978, une tentative de syndicat indépendant – le SMOT – restera marginal en URSS, contrairement à Solidarnosc en Pologne, deux ans plus tard, qui regroupera près de neuf millions de membres. La différence majeure entre les deux situations est la tentative (récurrente en Pologne au cours des années 1970) d’introduire des réformes modifiant les prix et mécanismes marchands – produisant, en 1970, 1976 puis 1980 des explosions sociales bloquant ces réformes par leur dynamique politique : car dans un système où les changements de prix sont des décisions d’un appareil d’État/parti, la moindre réforme économique désigne les responsables politiques de ces choix... Face à ce type de résistances exploités par les ailes conservatrices des appareils, les courants réformateurs (de Dubcek à Gorbatchev) voulurent introduire une libéralisation politique plus attractive – avec le risque récurrent des débordements d’en bas...

L’alternative était l’augmentation des droits d’autogestion ouvrière à l’échelle des entreprises mise en compétition (variante yougoslave avec ses propres contradictions) ; ou bien... le gel des réformes. Mais cette dernière « orientation » (dominante) s’accompagna de la volonté de chaque « communisme national » de gagner une certaine stabilité, donc popularité. Elle produisit dans les années 1970 deux variantes : de la Roumanie à la Pologne en passant par la Yougoslavie, l’abandon des réformes fut « compensé » par une politique d’importations de biens occidentaux à crédit. Cela se traduisit par un fort endettement extérieur en devises fortes donnant dans la décennie 1980 un pouvoir de pression externe des créditeurs auquel les divers régimes endettés répondront différemment (de la Roumanie de Ceaucescu à l’explosion yougoslave, des privatisations hongroise, à l’unification allemande). En Pologne, les mesures visant à résorber cet endettement produiront le soulèvement de Solidarnosc...

En URSS, sous Brejnev, il n’y eut ni importations ni réformes. Mais l’immobilisme bureaucratique s’accompagna d’une augmentation considérable du « salaire social » (non marchand) et des protections sociales échappant à toute logique de marché au sein des grandes entreprises, avec une économie qui se compartimentait de façon quasi « féodale ». Comme l’analysait David Mandel (cf. Inprecor, novembre 1997), « l’importance du salaire social, largement administré par l’entreprise (y compris le logement, les congés-maladie, les loisirs subventionnés, la santé, les gardes d’enfants...), tout comme la pratique de plus en plus courante de la distribution de biens de consommation rares par les entreprises, renforçaient aussi les attitudes corporatistes des travailleurs, auxquels la direction demandait souvent de considérer la situation particulière de l’entreprise, c’est-à-dire de faire des concessions (par exemple sur les heures supplémentaires ou les vacances) pour atteindre l’objectif de production. Derrière ces appels les menaces étaient présentes : refuser était risqué. Mais la réponse généralement positive des travailleurs reposait aussi sur leur perception de communautés d’intérêt avec l’entreprise et le management. Bien sûr, pour que ce système fonctionne, les managers devaient donner quelque chose en échange. Outre le salaire social géré par l’entreprise, ils offraient des facilités en matière d’horaires et de discipline, ainsi que la garantie que les primes (une large fraction du salaire total) seraient versées quels que soient les résultats réels obtenus par l’entreprise ». Ce sont en réalité les syndicats officiels qui dans tous les pays d’Europe de l’Est géraient, pour l’essentiel, ce « salaire social » – conditionné par l’appartenance obligatoire au syndicat... Et là se trouvait la principale cause de marginalité des tentatives de syndicats indépendants...

De façon structurelle, la gestion bureaucratique au nom des travailleurs avait supprimé les mécanismes capitalistes d’exploitation et avec eux le droit de mise en faillite des entreprises et le risque de licenciement associés à la logique de profit marchand. Mais elle avait créé de nouvelles formes de domination très spécifiques se traduisant par une impasse historique : les réformes ne sont jamais parvenues à faire passer ces économies à un régime de croissance intensive (c’est-à-dire augmentant la productivité du travail)... Un tel constat ne peut s’expliquer, alors qu’il n’y avait aucun droit d’organisation indépendante des travailleurs, sans un pouvoir considérable de résistance ouvrière locale à l’intensification du travail associé à l’absence de réel risque de marché et l’absence de propriétaire réel des moyens de production. Toutes les aspirations à une « appropriation sociale » réelle des choix se sont heurtées aux privilèges de pouvoir du parti unique. La démocratie socialiste qui se cherchait, de 1956 au Printemps de Prague, de l’autogestion « de bas en haut » aux conseils ouvriers, avait pour logique une responsabilisation radicale et égalitaire des êtres humains pour la satisfaction de leurs besoins dans toutes les sphères de la vie.

... Une logique aux antipodes de ce que la restauration capitaliste voudra imposer.

Bibliographie

Revues et brochures, documents

Politique et psychiatrie, 2004, n° 19, Jean Ayme « L’utilisation de la psychiatrie comme instrument de répression politique en URSS et le combat mené par les psychiatres en France ».

Cahiers « Rouge », 1969, n° 4, Jacek Kuron et Karol Modzelewski, « Lettre ouverte au parti ouvrier polonais » (F. Maspero).

Cahiers « Rouge », 1970, n° 5, « L’intervention en Tchécoslovaquie, pourquoi ? » - Annexe : Manifeste constitutif du Mouvement de la Jeunesse révolutionnaire tchécoslovaque. (F. Maspero).

Cahiers « Rouge », 1970, n° special, « Le complot trotskiste » en Tchécoslovaquie » (F. Maspero).

Revue Quatrième Internationale notamment de 1948 à 1951, en 1956, en 1968...

Cahiers du CERMTRI, 2003, n° 111 : « Berlin 1953 ».

Cahiers du CERMTRI, 2006, n° 122 : « Pologne, Hongrie, 1956 ».

Renaissance du bolchevisme en URSS, Paris : F. Maspero, 1970 (Collection « Livres Rouge »).

Procès à Prague - Le VONS devant ses juges, 22-23 octobre 1979. Paris : F. Maspero.

Livres

Rudolf Bahro, L’Alternative, Paris, Stock, 1979.

Milovan Djilas, Une guerre dans la guerre, Paris, R. Laffont, 1979.

François Fejtö, L’Histoire des Démocraties populaires, Paris, Éd. du Seuil, 1969.

Miklos Harazsti, Le salaire aux pièces, Paris, Éd. du Seuil, 1976.

Robert Havemann, Être communiste en Allemagne de l’Est, Paris, F. Maspéro, 1979.

Moshe Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard ; Le Monde diplomatique, 2003.

Jean-Jacques Marie, Listy, 1979, n° 11 (l’opposition socialiste tchécoslovaque).

Kryzstof Pomian, Pologne : défi à l’impossible ? De la révolte de Poznan à « Solidarité », Paris, Éd. Ouvrières, 1982.

Andreï Sakharov, La liberté intellectuelle en URSS et la coexistence, Paris, Gallimard, 1969.

Catherine Samary, Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, Paris, Publisud ; La Brèche, 1988.

Daniel Singer, The Road to Gdansk, Poland and the USSR, New York, Monthly Review Press, 1982.

Jean-François Soulet, L’histoire de l’Europe de l’Est de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, Paris, A. Colin, 2006.

Svetozar Stojanovic, Critique et avenir du socialisme, Paris, Éd. du Seuil, 1969.

Petr Uhl, Le socialisme emprisonné, Paris, Stock, 1980.

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