Le forum de Sao-Paulo

, par LÖWY Michael

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En 1924, José Carlos Mariátegui, le plus grand penseur marxiste latino-américain — dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance — écrivait ceci, dans un article intitulé « Le Premier Mai et le Front Unique » : « Former un front uni c’est avoir une action solidaire face à un problème concret, face à une nécessité urgente. Ce n’est pas renoncer à la doctrine que chacun sert ni à la position que chacun occupe dans l’avant-garde. La variété des tendances et la diversité des courants idéologiques est inévitable dans cette immense légion humaine qui s’appelle le prolétariat. L’existence de tendances et la diversité des courants West pas un mal ; c’est, au contraire, le signe d’une période avancée du processus révolutionnaire. Ce qui importe c’est que ces groupes et tendances sachent coopérer face à la réalité concrète du jour. Qu’ils n’emploient pas leurs armes... pour s’agresser les uns aux autres, mais pour combattre le vieil ordre social, ses institutions, ses injustices et ses crimes » [1].

Soixante dix ans plus tard, cet appel semble enfin avoir été entendu, à l’échelle de tout le continent : pour la première fois de leur histoire — souvent traversée de conflits, exclusions et intolérances réciproques — les gauches latino-américaines ont réussi à constituer un lieu unitaire et pluraliste de débat, solidarité et action commune : le Forum de São Paulo.

Ce terme désigne un large rassemblement de partis et mouvements politiques d’Amérique Latine — à caractère progressiste, socialiste et/ou anti-impérialiste — qui s’est réuni pour la première fois à São Paulo, Brésil, par invitation du Parti des Travailleurs (PT) brésilien, en juillet 1990. Parmi les 48 organisations présentés à ce rendez-vous historique on trouve (outre le PT), le Front Farabundo Marti de Libération Nationale (FMLN) du Salvador, le Parti Communiste Cubain, le Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD) du Mexique, le Frente Amplio de l’Uruguay, lzquierda Unida du Pérou, Causa R du Venezuela, le mouvement Lavalas de Haïti — c’est-à-dire, des forces ayant une réelle représentativité sociale et un soutien populaire significatif dans leurs pays respectifs (auxquelles se joindra, peu après, le FSLN du Nicaragua). Trois autres réunions ont eu lieu depuis cette date : au Mexique, en juin 1991, à Managua en juillet 1992, à La Havane en juillet 1993.

Les tentatives antérieures de rassembler la gauche du continent ont été restreintes à un seul courant politique : le mouvement communiste, la mouvance castriste (I’OLAS, dans les années 60), ou la social-démocratie (les partis afiliés à l’Internationale Socialiste). Le Forum de São Paulo est le premier cadre unitaire effectivement pluraliste et démocratique, qui reflète la diversité des traditions, programmes et formes d’action des cette gauche : on trouve parmi les participants des partis communistes et des partis socialistes, des fronts de libération nationale et des coalitions électorales, des partis se réclamant du marxisme ou de la démocratie radicale, des organisations politico-militaires et des organisations trotskystes — ainsi que beaucoup de formations politiques d’un type nouveau, échappant aux paradigmes organisationnels habituels (comme c’est le cas du PT brésilien). Sans Etat-guide ou parti frère dirigeant, les principales « forces de progrès » du continent ont réussi non seulement à créer un lieu de discussion et d échange, mais aussi un lieu de renouveau de la pensée critique et un lieu de coordination d’initiatives. Les résolutions approuvées dans ces réunions constituent une sorte de plateforme unitaire qui traduit les intérêts et préoccupations communes de la gauche latino-américaine.

Cela ne veut pas dire que les divergences ont disparu : les options stratégiques (socialisme ou démocratie nationale) et tactiques (lutte armée ou élections) différentes continuent à susciter des confrontations, même si les termes du débat ont changé. A cela il faut ajouter les désaccords (qui ne se recoupent pas nécessairement avec les premiers) entre ceux qui ont tendance à privilégier les rapports diplomatiques avec certains gouvernements et ceux qui donnent la priorité aux liens avec les mouvements populaires oppositionnels.

Le contexte historique dans lequel s’est créé le Forum de São Paulo est à la fois celui de la fin de la guerre froide, de la crise ultime du « socialisme réel », et de l’offensive néo-libérale à l’échelle mondiale. Les tensions internationales se sont déplacés de l’axe Est/Ouest vers l’axe Nord/Sud, le grand capital multinational a étendu sa domination sans partage sur toute la planète, et les pays du Sud ont connu une nouvelle dégradation de leur situation économique et sociale.

En Amérique Latine il s’agit d’une période de relative démocratisation et de déclin (provisoire ?) des dictatures militaires (avec quelques sanglantes exceptions — Haïti !), qui est, en même temps une période de stagnation économique, aggravation de la dette externe, extension sans précédent du chômage et de l’exclusion sociale. La gauche, un premier moment désarçonnée par les événements - disparition de l’URSS, considérée par beaucoup sinon comme un modèle, du moins comme un « allié stratégique », isolement de Cuba, défaite électorale du sandinisme — a réussi cependant à se réorganiser, et apparaît dans beaucoup de pays (Brésil, Mexique, Uruguay, etc) comme un candidat sérieux au gouvernement. Le Forum de São Paulo a joué un rôle significatif dans le ré-armement culturel et le renouveau politique des forces émancipatrices du continent.

Ce n’est pas tout à fait un hasard si la première réunion du Forum a eu lieu au Brésil : le nouveau style d’organisation et de culture politique — à la fois pluraliste et unitaire — introduit par le PT brésilien a été sans doute un élément important dans la création d’une conjoncture favorable a une initiative de ce type. La « Déclaration de São Paulo », qui clôt cette première rencontre (juillet 1990), est un document important, qui montre l’existence d’un accord substantiel parmi les forces progressistes pour tirer les leçons du passé et rompre avec l’autoritarisme bureaucratique (le stalinisme et sa nombreuse progéniture politique) : « Les organisations de gauche pensent que la société juste, libre et souveraine et le socialisme ne peuvent surgir et se maintenir que s’ils s’appuient sur la volonté des peuples et leurs racines historiques. Nous manifestons notre volonté commune de renouveler la réflexion de gauche et le socialisme, de réaffirmer son caractère émancipateur, de corriger ses conceptions fausses, de dépasser toute expression bureaucratique et toute carence dans la véritable démocratie sociale de masse. La société libre, souveraine et juste, et le socialisme, sont indissociables de la véritable démocratie et de la justice ». Refusant « l’impérialisme et le capitalisme néolibéral, avec leur lot de souffrances, de misère, de retard et d’oppression », la gauche latino-américaine décide de « s’engager de façon active dans le combat pour les droits de l’homme, pour la démocratie et la souveraineté populaires, qui sont autant de valeurs stratégiques ».

Comme le dira un participant, « cette réunion a été une bouffée d’air frais, au milieu de la pire des crises de la gauche socialiste internationale » [2]. La rencontre, dans un climat démocratique et ouvert, de forces et courants politiques qui s’étaient mutuellement combattus ou ignorés pendant longtemps en Amérique Latine, a été ressentie par la majorité des participants comme un pas décisif vers un avenir nouveau.

Ce sentiment se retrouve dans la réunion de juin 1991 à Mexico, convoquée par le PRD de Cuauhtémoc Cardenas, qui compte avec la participation de 68 organisations provenant de 22 pays du continent et des Caraibes. La « Déclaration de Mexico » affirme explicitement à ce sujet : « On peut considérer comme des expressions de ce processus de renouveau l’effort croissant d’unité, la critique des conceptions dogmatiques et bureaucratiques, et le combat au sectarisme ». Elle insiste sur l’importance de la démocratie, non seulement dans la société et l’État, mais aussi à l’intérieur des partis, syndicats et organisations sociales de la gauche, en vue de la création d’une nouvelle culture politique.
Au moment où certains courants de la gauche, y compris au sein des fronts de libération nationale, commençaient à mettre en question la tradition anti-impérialiste du mouvement populaire en Amérique Latine, la Déclaration de Mexico insiste sur l’urgence de résister à l’offensive impériale des grandes puissances capitalistes du Nord. Le document de 1992 développe, de façon plus concrète que celui de 1990, l’analyse critique des politiques dites de « restructuration » imposées par le FMI à tous les pays du continent, avec leur absurde logique de subordination de toute l’économie au paiement de la dette.

Une autre décision importante de la réunion de Mexico a été la formation d’un groupe de travail chargé de promouvoir des études et des actions unitaires à partir des accords du Forum ; ce groupe est constitué par les principales organisations de gauche du continent : le FSLN, le FMLN, le PC cubain, Izquierda Unida du Pérou, le PT brésilien, le PRD mexicain, Lavalas (Haïti), le Movimiento Bolivia Libre et le Frente Amplio (Uruguay).

La Troisième Rencontre du Forum de São Paulo a eu lieu en juillet 1992 à Managua, avec la participation de 61 organisations et partis politiques originaires de 17 pays d’Amérique Latine et des Caraïbes, ainsi que de nombreux observateurs d’Asie, Afrique, Europe et Amérique du Nord. La résolution adoptée, en cette année du Cinquième Centenaire de l’invasion et conquête de l’Amérique, se réclame de cinq siècles de résistance indigène, noire et populaire, pour dénoncer l’offensive néo-libérale des USA et du FMI et appeler les peuples du continent à l’organisation autonome et au combat pour « une transformation globale vers une nouvelle société ».

Refusant la prétention d’identifier la démocratie avec le capitalisme, le document de la Troisième Rencontre proclame de façon claire et dépourvue d’ambiguïté que le projet néolibéral proposé à lAmérique Latine n’est pas amendable, dans la mesure où le mal est enraciné dans la nature profondément injuste de tout l’ordre économique mondial. Menée sous la houlette d’institutions contrôlées par le grand capital comme le FMI et la Banque Mondiale, ce projet compte avec la complicité des oligarchies et des associés locaux du capital multinational. Cette offensive libérale se manifeste aussi sur le plan culturel, par la désagrégation des valeurs de solidarité enracinées dans les peuples du continent, et par l’imposition d’un modèle individualiste et compétitif qui oppose les uns aux autres dans une lutte pour la survie.

Comment mener le combat contre ce projet et pour une « démocratie intégrale », c’est-à-dire à la fois politique, économique et sociale ? Selon la résolution « la recherche d’alternatives populaires et révolutionnaires doit conjuguer la capacité de promouvoir la résistance à la politique néo-libérale avec la création d’espaces de pouvoir populaire... et la gestation d’une culture opposée à la culture de domination ».
La résolution de 1992 témoigne du refus, par la majorité des organisations socialistes et anti-impérialistes du continent, des orientations prétendument « réalistes » de certains courants social-démocrates (ou d’un certaine « nouvelle gauche ») qui se limitent à proposer des « correctifs » pour « diminuer les coûts sociaux » de la politique néo-libérale. En affirmant que celle-ci n’est pas « réformable » et qu’il faut lui opposer une alternative globale, les organisations du Forum de São Paulo ont choisi la voie de la transformation des structures sociales.
Cela n’empêche pas que des divergences importantes se sont fait jour lors de la rencontre de Managua, notamment autour de deux propositions qui ont suscité d’âpres débats. La première a été une initiative des quatre partis mexicains représentés dans le Forum - le PRD de Cárdenas, le Parti Révolutionnaire des Travailleurs (section mexicaine de la Quatrième Internationale), le Parti des Travailleurs et le Parti Populaire Socialiste — qui ont proposé à la rencontre une déclaration dénonçant (en termes mesurées) la nouvelle fraude électorale perpétrée par le gouvernement mexicain lors des élections dans l’État du Michoaca’n, conduisant à la maininise du parti officiel (le PRI) sur cette province, traditionnel fief des cardénistes. Plusieurs partis de gauche latino-américains, qui entretiennent des liens politiques avec le gouvernement mexicain, ont refusé de soutenir cette proposition, sacrifiant ainsi leur solidarité avec la gauche mexicaine à leur « diplomatie ». Finalement, pour éviter un conflit plus grave, la proposition fut retirée par ses auteurs.

Le deuxième incident fut similaire : après l’approbation d’une résolution de soutien au peuple irakien, demandant la levée du blocus imposé après la Guerre du Golfe, le PT brésilien a proposé une déclaration de solidarité « avec le peuple kurde, aujourd’hui réprimé par les gouvernements d’Irak et de Turquie ». Finalement, cette déclaration fut approuvée mais avec les votes contre du PC cubain et du FSLN.
Ces divergences témoignent d’un conflit non encore résolu entre une conception plus internationaliste et une autre, plus « pragmatique » et moins cohérente, de la solidarité internationale.

La quatrième rencontre du Forum a eu lieu à La Havane, en juillet 1993, avec la présence de 112 organisations membres — un véritable saut quantitatif et qualitatif. Quelques uns des principaux dirigeants de la gauche du continent étaient présents à la rencontre : Luiz Inacio « Lula » da Silva, président du FIT brésilien, Cuauhtémoc Càrdenas, président du PRD mexicain, et d’autres. Le choix de cette ville symbolisait la profonde solidarité de la gauche latino-américaine avec le peuple cubain et sa révolution, face au blocus et à lagression impérialiste — une solidarité qui n’exclut pas les critiques à la politique du gouvernement cubain (notamment sur le chapitre de la démocratie). La présence de Fidel Castro pendant tous les débats témoigne de l’intérêt de la direction révolutionnaire cubaine pour un dialogue avec les forces de progrès du continent, dans un rapport d’égalité et respect mutuel.

La Déclaration de La Havane constate un changement important dans la conjoncture politique en Amérique Latine : un début de crise du projet néo-libéral, qui commence à perdre son hégémonie. Témoignent de ce tournant le renversement, par d’importants mouvements populaires, de présidents corrompus et identifiés à la politique du FMI — au Brésil, au Venezuela et au Guatemala — ainsi que le refus (au cours d’un référendum sans précédent), par 72 % des électeurs, de la politique de privatisation des entreprises publiques en Uruguay.

Comme les documents antérieurs du Forum de São Paulo, la déclaration de 1993 voit dans l’intégration des pays du continent, avec la formation d’une communauté latinoaméricaine et caribéenne de nations,, économiquement et politiquement intégrées, la seule réponse réaliste et cohérente à la domination du capital multinational sur l’Amérique Latine et aux projets nord-américains de « marché commun » sous la houlette des USA — dont le traité avec le Mexique représente le banc d’essai.

Enfin, la Déclaration de La Havane affirme, de façon plus explicite que par le passé, « la nécessité de reconnaître et incorporer la pluralité ethnique et culturelle, ainsi que l’égalité de genre, dans l’exercice de la démocratie ». Elle insiste aussi sur le fait que le projet de développement économique alternatif, fondé sur les intérêts et la force organisée des mouvements populaires, devra éviter « la dégradation écologique provoquée par la recherche démesurée du profit ».

Une des interventions les plus importantes dans le débat au cours de la Quatrième Rencontre a été celle de Marco Aurelio Garcia, du Parti des Travailleurs brésilien, qui a analysé le paradoxe d’une croissance de la production accompagnée d’une réduction drastique de la force de travail : « Ce phénomène ne se limite pas à l’Amérique Latine, mais peut aussi être observé en Europe et aux USA, ce qui montre le caractère socialement pervers du capitalisme, surtout quand il entre dans ce que l’on appelle sa troisième révolution industrielle. Cela met en évidence l’actualité, aujourd’hui plus que jamais, d’une perspective anti-capitaliste pour la gauche, ainsi que la nécessité, pour la pensée et la pratique socialistes, de formuler un projet alternatif au capitalisme » [3].

Quels sont les principaux défis qui se présentent pour la gauche latino-américaine, organisée autour du Forum de São Paulo, au cours des prochaines années ?

Tout d’abord il faudrait que la théorie et la pratique de la gauche se mettent à l’écoute des nouveaux mouvements sociaux surgis dans le continent : l’écologie, le féminisme, la théologie de la libération, les mouvements indigènes et noirs, etc. Il est vrai que la Déclaration de La Havane prend en considération, plus que les antérieures, les demandes de ces mouvements, mais on est encore loin du compte. Par exemple, les femmes présentes à la Quatrième Rencontre (25 sur 217 participants...) se sont réunies à part pour rédiger un document critiquant la prédominance masculine dans le Forum et le sexisme dans la gauche latino-américaine, trop souvent incline à confondre l’universel avec le masculin.

L’autre défi évident est représenté par la possible arrivée de la gauche, dans plusieurs pays (Brésil, Mexique, Uruguay notamment), au gouvernement. Comment articuler laction gouvernementale avec la mobilisation sociale populaire autonome ? Comment tenir ses promesses et réaliser des réformes structurelles profondes — suspension du paiement de la dette, démocratisation de l’Etat, réforme agraire, distribution de la rente — face à l’hostilité active (et probablement agressive) du grand capital, des propriétaires fonciers, de l’armée, du FMI et des puissances impériales (US en tête) ? Lors de la rencontre de la Havane un des participants, Hugo Cores du Parti pour la Victoire du Peuple (Uruguay), a posé une question explosive : quelle sera l’attitude des forces armées en cas de victoire de la gauche ? [4]

P.-S.

Paru dans Futur Antérieur, n° spécial juin 1994 (Amérique latine : démocratie et exclusion).

Notes

[1José Carlos Mariátegui, « El 1er de Mayo y el Frente único », 1924, tr. française dans M. Löwy, Le marxisme en Amérique Latine (anthologie), Paris, Maspero, 1980, p. 67.

[2Sergio Rodriguez, du PRT mexicain, article dans Inprecor, no. 314, de septembre 1990.

[3Marco Aurélio Garcia, « Organizar la resistencia social a partir de programas radicales de reformas », Inprecor no. 35, Mexico, septembre 1993.

[4Cité par Priscilla Pacheco Castillo, « Encuentro en período especial », Inprecor n° 35, septembre 1993.

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