Ces notes [1], publiées en Suisse en 1934, sous le pseudonyme de Heinrich Regius, (elles ne seront rééditées qu’en 1974), sont intéressantes non seulement parce qu’elles annoncent quelques uns des grands thèmes de l’École de Francfort, mais aussi par ce qu’elles ont de spécifique, en tant qu’expression d’un moment d’engagement moral et politique radical de leur auteur. Dans une écriture volontairement aphoristique et fragmentaire, Horkheimer produit une mosaïque qui se transforme peu à peu, comme le soulignent dans leur excellente préface Sabine Cornille et Philippe Ivernel, en fresque de la société bourgeoise, du point de vue d’une sorte de « marxisme schopenhaurien », qui tente de concilier la compassion et la lutte de classes.
La première chose qui frappe le lecteur qui ouvre aujourd’hui, en 1995, ces pages, c’est le caractère intransigeant, irréconciliable, catégorique de son anticapitalisme. En notre fin de siècle un peu conformiste, qui semble avoir fait du néo-libéralisme capitaliste l’horizon de l’histoire, ce livre apparaît comme une lumineuse fenêtre ouverte sur un paysage oublié. La critique de Horkheimer au système existant n’est pas fondée sur des critères opérationnels ou d’efficacité : elle s’avoue, sans fausse honte, comme un jugement moral. Le maintien du système capitaliste, écrit-il, « détermine des souffrances incommensurables » : l’exploitation de la majorité, la misère, les bains de sang – « les Saint-Barthélemy de l’impérialisme » – les guerres. Cela vaut non seulement pour l’Europe mais aussi, à fortiori, pour les pays périphériques, « le véritable socle du dénuement, sur lequel s’élève cet édifice » : dans un passage étonnant par sa distance envers tout « euro-centrisme », Horkheimer dénonce le fait que l’existence des métropoles capitalistes « est supportée par ce terrible appareil d’exploitation qui fonctionne dans les territoires à moitié ou entièrement colonisés par la misère des masses indiennes, chinoises, africaines qui « dépasse tout ce que l’on peut concevoir ».
Comme beaucoup d’observateurs de cette époque, Horkheimer croit assister à la fin d’une époque (« le crépuscule » du titre de l’ouvrage) : « Plus creuses se révèlent les idéologies nécessaires, plus cruels doivent être les moyens de les protéger. Le degré de zèle et de terreur avec lesquels on défend les idoles chancelantes montre à quel point le crépuscule est déjà avancé. » Toutefois, ne partageant pas l’optimisme facile de la gauche officielle, il se demande avec angoisse si ce crépuscule annonce « l’aube d’un jour nouveau » ou prélude à « la nuit de l’humanité ».
La critique morale du jeune philosophe s’adresse avant tout à la façon dont l’esprit capitaliste pénètre la vie quotidienne et façonne le comportement et les attitudes des individus. C’est le cas, par exemple, de la volonté inflexible avec laquelle le possédant cherche à garantir sa propriété et sa sécurité, qui imprime à toutes ses actions « la marque d’une mortelle insensibilité », et qui réduit les autres êtres humains au rang de fonctions, calculables pour l’essentiel.
Il n’est pas tendre non plus pour les intellectuels conformistes : dans un commentaire mordant qui aurait pu être écrit en 1995, il observe : « porter une livrée culturelle conforme à l’esprit du temps » signifie aujourd’hui un éloignement considérable, sinon définitif, par rapport à la cause de la liberté. Ce qu’il leur reproche avant tout, c’est - comme dans le cas des capitalistes - le péché d’indifférence : « Ni leurs discours sur l’esprit, le cosmos, Dieu, litre, la liberté, etc. ni leur propos sur l’art, le style, la personnalité, la forme, l’époque, ou même sur l’histoire et la société, ne trahissent... l’indignation devant l’injustice ou une compassion pour les victimes. »
L’anticapitalisme de Horkheimer est explicitement d’inspiration marxiste. C’est en partant de Marx qu’il met en question la fétichisation et la « naturalisation » des faits sociaux par la pensée bourgeoise et leur oppose la perspective socialiste d’une prise en main consciente du processus social grâce à ce qu’il appelle « une économie planifiée sans classes ». L’enjeu de la lutte de classes c’est « la naissance du sujet libre façonnant consciemment la vie sociale », c’est-à-dire l’avènement d’une « société socialiste, rationnellement organisée, régissant elle-même son être ».
Ce qui le sépare de la vulgate marxiste dominante c’est le refus du scientisme, de l’optimisme de commande et des « lois d’airain de l’histoire » qui garantissent l’avenir : « Le socialisme ne “découle” pas des lois économiques découvertes par Marx. Il existe, certes, nombre de prédictions scientifiques possédant la plus haute vraisemblance : par exemple, que demain le soleil se lèvera. [...] Mais qui va croire qu’il en est de même pour la prédiction du socialisme ? ». Refusant aussi bien le scepticisme pessimiste que l’optimisme dogmatique, Horkheimer leur oppose la pratique transformatrice : « Si le socialisme est improbable, il faut une résolution d’autant plus désespérée pour le rendre vrai. [...] Si le scepticisme est mauvais, la certitude n’est nullement meilleure. L’illusion que l’ordre socialiste adviendra comme une nécessité naturelle est à peine moins dangereuse pour l’agir juste que l’incrédulité sceptique. Si Marx n’a pas prouvé le socialisme, il a montré qu’il y a dans le capitalisme des tendances évolutives qui le rendent possible ».
Il se distingue aussi par l’importance qu’il attribue - suivant en cela Schopenhauer – à la pitié – un sentiment proscrit par les théoriciens marxistes, mais qui ne. joue pas moins « comme un mobile secret dans leurs propres pensées et actions ». La compassion pour les victimes, en particulier pour les enfants martyrisés, traverse toute sa réflexion sur le monde contemporain. Elle s’étend aussi aux animaux, parfois d’une façon maladroite, qui ne fait pas de distinction entre victimes humaines et animales : « En cet instant même, une quantité d’individus sont dans ce monde délibérément tourmentés, torturés, physiquement et moralement assassinés : hommes, femmes, enfants, vieillards, animaux, dans une indescriptible souffrance ».
Enfin, son idée du socialisme se différentie de celle qui prédomine dans la gauche par l’importance qu’il attribue à l’individu : « la présente forme de société, ce qu’on appelle l’individualisme, est en vérité une société du nivellement et de la culture de masse, et ce qu’on appelle le collectivisme, le socialisme, est au contraire le développement des dispositions et des différences individuelles ».
Cet idéal est-il en train d’être réalisé en URSS ? Horkheimer ne tranche pas, mais laisse transparaître à la fois un doute et une volonté littéralement désespérée d’y croire malgré tout. Après avoir décrit l’état de choses en « Russie comme hautement problématique » et après avoir avoué « ne pas savoir où va le pays », il proclame son credo ambigu et déchiré : « Quiconque n’est pas aveugle à l’absurde injustice du monde impérialiste... considérera les événements de Russie comme une... douloureuse tentative pour venir à bout de cette terrible injustice sociale, ou du moins se demandera le cœur battant si cette tentative dure toujours. Les apparences seraient-elles contraires qu’on se cramponnerait encore à l’espoir, comme un malade du cancer à la douteuse nouvelle selon laquelle le remède à sa maladie serait probablement trouvé ». Cette métaphore curieuse montre l’étendue de ses doutes mais est assez révélatrice d’un certain état d’esprit qu’on pourrait dénominer « sceptique/croyant » envers l’URSS au cours des années 30.
La principale faiblesse des notes réside, à mon avis, dans sa sous-estimation du fascisme. Horkheimer semble le reconnaître lui-même, puisqu’il écrit dans une « remarque préliminaire » datée de février 1933 (un mois après la prise du pouvoir d’Adolf Hitler) : « Ce livre est vieilli. Les pensées qu’il contient sont des notes occasionnelles datant des années 1926 à 1931 en Allemagne. [...] Comme elles appartiennent à l’époque d’avant la victoire définitive du national-socialisme, elles concernent un monde aujourd’hui dépassé ».
Le problème n’est pas tellement qu’il n’ait pas prévu la résistible ascension du nazisme — en 1931 très peu de personnes l’avaient fait. Mais il n’attribue pas beaucoup d’importance à ceux qu’il appelle Völkischen, qu’il semble assimiler à un avatar moderne de l’obscurantisme religieux : « les bûchers de l’Inquisition étaient aussi étroitement liés à la vénération de la croix que les revolvers des Völkischen le sont à leur doctrine idéaliste ». Il s’intéresse de près aux différences subtiles entre l’idéalisme chrétien et « l’idéalisme völkisch » : « L’idéalisme völkisch réinculque aux masses l’au-delà, parce que la motivation économique ne peut plus se satisfaire ici-bas. Mais il n’est pas une simple rechute dans la religiosité pré-bourgeoise, car l’au-delà n’existe en lui qu’à côté d’autres idéologies aux multiples contradictions ». Quant à l’antisémitisme, il semble le considérer comme une préoccupation qui ne concerne que les « capitalistes juifs ».
Le moins qu’on puisse dire c’est que Horkheimer n’a pas vu venir le danger, et n’a pas compris la signification du nazi-fascisme dans ce qu’il introduisait de radicalement nouveau dans ces années de « crépuscule » et déclin de la société de Weimar.
Si, par cet aspect, le livre a effectivement « vieilli », la lucide et pénétrante critique morale de la société capitaliste qui anime ces notes n’a rien perdu de son actualité, ainsi que la profonde solidarité (je préfère ce terme à celui de « pitié ») de leur auteur avec les victimes du système.