La lutte des assistantes sociales : un mouvement de femmes salariées conjugué au masculin

, par TRAT Josette

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Le 16 septembre 1991, débutait la plus longue grève qu’ait connue la profession des assistant(e)s de service social. Neuf semaines plus tard, le 15 novembre 1991, les assistantes sociales (AS) d’Île-de-France, décidaient de reprendre le travail sans avoir obtenu satisfaction sur leurs revendications essentielles, résumées par trois mots d’ordre : homologation du diplôme d’Etat (DEASS) au niveau 2 (demande d’équivalence entre leur diplôme et une licence universitaire), salaire d’embauche à 10 000 francs nets, un service social de qualité. Cette grève s’inscrit, selon nous, dans un cycle de luttes ouvert par la mobilisation étudiante de 1986, qui a secoué le secteur public en particulier. Après les infirmières et comme bien d’autres, les AS ont créé une coordination nationale qui a impulsé la mobilisation, organisé la grève, assuré leur représentation et maintenu une certaine "vigilance" jusqu’à aujourd’hui [1].

Deux questions ont particulièrement retenu mon attention comment expliquer une telle combativité dans une profession réputée particulièrement bien intégrée dans les dispositifs de contrôle social (J. Verdès-Leroux, 1978) et pourquoi ce mouvement de femmes salariées s’est-il évertué à faire disparaître sa dimension féminine, à l’inverse de ce qui s’était produit au moment de la grève des infirmières en 1988 (D. Kergoat, F. Imbert, H. Le Doaré, D. Sénotier, 1992) ?

Pour mesurer la portée de ce mouvement, il est indispensable, selon nous, de le resituer non seulement dans un contexte général marqué par la récession économique, la déception à l’égard du gouvernement de gauche et la crise du mouvement syndical, commun aux autres conflits sociaux mais de le replacer également dans l’évolution des rapports sociaux de sexe depuis plus de vingt ans. Quelle signification , en conséquence, accorder à la lutte des assistantes sociales ? Les assistantes sociales, après les infirmières, en revendiquant une "reconnaissance professionnelle", expriment-elles avant tout leurs difficultés à "s’adapter" à la "modernisation" de leur profession ou témoignent-elles principalement, comme nous le pensons, d’une modification en profondeur du rapport des femmes à la division sexuelle et traditionnelle du travail ? Pour tenter de répondre à ces différentes questions et de cerner les caractéristiques de ce mouvement, il nous faut revenir dans un premier temps sur les facteurs de crise de cette profession.

I. La crise n’est pas nouvelle

En 1990, le nombre des assistant(e)s de service social étaient de 36000. Les femmes représentaient 94 % des effectifs (Données sociales, 1993 : 541-547). Une forte majorité des AS travaille dans le secteur public ou semi-public. Les AS sont néanmoins très atomisé(e)s, dispersé(e)s entre des lieux de travail aussi différents que les hôpitaux, les services de la Sécurité sociale, les établissements spécialisés pour personnes âgées ou enfants handicapés, les établissements scolaires, les associations de prévention, les services départementaux ou municipaux etc. Jusqu’à tout récemment, les assistantes sociales polyvalentes de secteur étaient considérées comme les piliers du service social départemental. Chacune d’entre elles était censée répondre aux besoins (en termes de prévention et d’action) de 3000 à 5000 personnes (le secteur). Selon une circulaire de 1965, citée par A. M. Arnault et B. Bouquet (1991) :

la polyvalence tend à mettre à la disposition des usagers, des assistants sociaux, capables d’avoir une vue d’ensemble de leurs problèmes sanitaires, sociaux, économiques, psychologiques et de les aider à mettre en oeuvre les moyens d’y porter remède avec le concours, le cas échéant, de services spécialisés, pour des situations particulières.

Les polyvalentes de secteur, comme le reconnaissent leurs collègues spécialisé(e)s, ont les conditions de travail les plus éprouvantes. Mais ce n’est pas nouveau comme le suggère ce texte, cité (sans précision de date) par A. M. Arnault et B. Bouquet :

"Nous manquons d’assistantes sociales et nous sommes souvent menacés du départ de nos collaboratrices qui sont sollicitées de quitter le service familial, difficile, fatigant et souvent fort austère, pour aller vers des services sociaux spécialisés, plus lucratifs et plus attrayants..."

"Nous savons que nous ne payons pas assez les assistantes." (Vie sociale, 9-10, 1991 : 5-15)

Dans une circulaire du 26 juillet 1962 citée par les mêmes auteurs, l’administration reconnaissait également que : "les travaux de secrétariat sont très absorbants pour la plupart des assistantes". Cette circulaire recommandait donc d’alléger le travail administratif des AS, d’améliorer leurs conditions de travail pour éviter : " ... que certaines jeunes assistantes soient rebutées et tentées d’abandonner leur activité ...". Problèmes toujours d’actualité pour les AS d’aujourd’hui.

Plus récemment, dans une enquête réalisée en 1970 auprès d’un échantillon de trois mille assistantes sociales, L. Brahms et N. Courtecuisse relevaient plusieurs motifs d’insatisfaction. Ainsi, 85% d’entre elles, par exemple, se déclaraient prêtes à revendiquer pour de meilleurs salaires. Concernant l’attitude des AS à l’égard de leur profession, ces deux sociologues écrivaient :

Si les AS semblent avoir trouvé dans leur profession, une réponse à certaines de leurs attentes, entre autres en ce qui concerne la considération au niveau des clients (59%) et la richesse des contacts humains (58%), elles regrettent l’importance des aspects administratifs (53%) ainsi que le manque d’efficacité dans l’action (63%) et le peu de participation au mieux-être de la collectivité (60%). (1972)

et tiraient cette conclusion prémonitoire :

"Les AS sont profondément insatisfaites du statut dont elles jouissent" compte tenu de la durée et du niveau de leurs études et des responsabilités qu’elles assument !

Mais pour comprendre le mouvement qui s’est développé depuis mars 1990, on ne peut se contenter de faire référence à la crise chronique que connaîtrait le service social depuis toujours. Il faut se demander, en effet, pourquoi cette crise a débouché cette fois sur une mobilisation collective et massive des AS des différents secteurs.

Des mutations profondes

Dans leur enquête L. Brahms et N. Courtecuisse soulignaient deux évolutions majeures dans les caractéristiques sociales des AS, rappelées par Gisèle Morand. D’une part, les origines sociales des AS sont devenues plus populaires :

... chez les assistantes sociales dont le recrutement social est traditionnellement le plus élevé en regard des autres professions sociales, les filles de professions libérales, cadres supérieurs, et patrons de l’industrie et du commerce représentaient 64% des diplômées d’avant 1946, contre 41 de la promotion 1970 et 31% des diplômées de 1980. (...) L’on constate que le mouvement de démocratisation du recrutement s’accompagne d’un accroissement sensible de la part des filles d’ouvriers bien que les origines sociales les mieux représentées soient celles des couches moyennes et supérieures (1992 : 133-135).

Nous ne disposons pas de chiffres globaux concernant les origines sociales des assistantes sociales aujourd’hui, seulement d’indications sur celles des AS en lutte, grâce à un questionnaire que nous avons diffusé lors des Etats Généraux nationaux, les 15 et 16 mai 93 (cf. annexe 2).

Parmi les AS, on constate en outre un recul du célibat officiellement recommandé autrefois et un alignement progressif du statut matrimonial des AS sur celui de la population active féminine :

Alors qu’au recensement de 1968, 84% de la population féminine active de plus de 50 ans est mariée, c’est le cas de seulement 36% des assistantes sociales. A l’opposé, d moins de 29 ans, 39,7% des assistantes sont mariées et se rapprochent ainsi des 49,3% de l’ensemble de la population féminine active d âge égal (1992 : 133).

Relevant en outre que le "rajeunissement de l’âge au mariage est beaucoup plus marqué chez les assistantes sociales que dans l’ensemble de la population féminine française", L. Brahms et N. Courtecuisse s’interrogeaient sur la signification de ce changement :

Signifie-t-il une évolution du modèle traditionnel de l’Assistante Sociale, c’est-à-dire la transformation d’une "profession-vocation" en "profession-métier" ? ou bien est-ce l’indice d’un recrutement différent (...) ?

l’âge au mariage étant "plus précoce en milieu ouvrier et employé". G. Morand parle sans hésitation de ce "recul de l’idéologie vocationnelle". C’est tout le sens, d’après nous, de la récente mobilisation des AS.

Outre l’évolution du recrutement, des changements dans le contenu même des études préparant au diplôme d’Etat (DEASS) ont favorisé une certaine réflexion critique des AS par rapport à leur travail : il y a eu, en effet, une part de plus en plus importante réservée, dans le programme, à l’étude des sciences humaines. Cela a ébranlé, selon G. Morand, les "certitudes" de l’ancienne génération :

Autrement dit, la "mise en doute" des assistantes sociales procède de l’effet corrosif du discours des sciences humaines (...).

Cette "démocratisation" relative du recrutement des AS, le type de formation qu’elles reçoivent aujourd’hui, ont contribué à réduire la distance sociale qui pouvait exister entre les AS de la première génération et les usagers, distance, hauteur, parfaitement décrites par Mme Fuster en 1937 :

La plupart de nos élèves sortent d’un milieu bourgeois dont l’éducation sociale est encore souvent tout à faire. A leur entrée à l’école, elles considèrent volontiers le Service social comme une sorte de patronage à exercer sur des individus plutôt inférieurs et qu’il ne faudrait pas hésiter, le cas échéant, à contraindre doucement... pour leur bien. Convaincues d’ailleurs que les opinions de leur propre milieu ne sauraient être contestées, elles sont tout étonnées d’apprendre qu’on peut penser autrement sans être un faible d’esprit ou un malhonnête homme. Un de mes élèves m’a demandé, il y a quelques semaines, si je croyais vraiment qu’un incroyant pouvait être moral ! Rien ne leur est plus étranger, en général, que le respect de la personne humaine... (citée par R. H. Guerrand et M. A. Rupp, 1978 78).

Cette distance s’est même transformée en proximité en raison non seulement de l’origine populaire d’une partie des AS mais également en raison de l’augmentation du nombre de personnes qui ont recours au service social, à cause du chômage et du manque de logements sociaux [2].

Crise économique, déceptions politiques

Avec le développement de la crise économique, les AS ont dû faire face à une demande sociale croissante à laquelle elles ne pouvaient pas répondre, faute de moyens. Ce sentiment d’impuissance a été bien résumé par C. Bachman, M. Chauvière et J. N. Chopart :

Pour les jeunes professionnels, le quotidien vire au cauchemar. D’un côté, faire face à une inflation de demandes sociales sans réponse. Insérer les RMIstes (...), former les jeunes, loger les moins jeunes, remédier à la noyade des endettés, réduire le chômage et empêcher la délinquance. De l’autre, satisfaire à des exigences d’un autre âge, pour un salaire qu’ils jugent ridicule et sans l’espoir d’un réel développement de carrière (...) (ASH, N° 1769, 24.1.92).

Ce mouvement des AS exprime donc un "ras-le-bol", face à un travail qu’elles ressentent de plus en plus comme du "bricolage", selon leurs propres termes, pour un salaire d’embauche dérisoire inférieur à 6000 francs en septembre 1991, pour les AS du secteur public, en particulier. "Non au raccommodage du tissu social" proclamait l’une des banderoles suspendue au square Boucicaut, en septembre 1991...

Cette exaspération des AS est à resituer dans un contexte politique marqué par une désillusion profonde à l’égard de la gauche. L’arrivée de la gauche au gouvernement en 1981 avait suscité un véritable espoir : le service social (comme d’autres services publics) allait enfin disposer de moyens adaptés à ses missions et faire reculer les inégalités sociales. De cet espoir, E. (AS dans le Val de Marne), témoignait en octobre 1991 :

En ce qui me concerne, ce qui a aussi dirigé ce choix (vers le service social), c’est l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste. Je me suis dit qu’il y avait plus de possibilités d’avoir une politique sociale en accord avec les choses auxquelles je croyais et que, dans mon travail, je pourrais peut-être faire des choses, en accord avec mes propres idées, en faveur des populations les plus défavorisées.

En 1988, Stéphane Aron avait déjà noté cette "lueur d’espoir" et bientôt la "déception" et le "scepticisme" suscités par la politique de la gauche. En effet, loin de régler les problèmes de fond, les dispositifs nationaux, tels la loi sur le RMI ou la loi Besson sur le logement, ont été ressentis à la fois comme une source de tâches administratives supplémentaires et un "miroir aux alouettes" pour les usagers.

C’est ce décalage entre les déclarations d’intention gouvernementales et la réalité sur le terrain qu’ont analysé de plus en plus précisément les AS mobilisées, dans leurs États Généraux régionaux en 1992 et leurs Etats Généraux nationaux, en mai 1993. Voici ce qu’écrivaient les AS du service social de la CAF du Rhône pour les États Généraux de Lyon (3/4 avril 92) :

L’État se désengage des actions directes , mais intervient par le mode de grands dispositifs nationaux (RMI, FSL ... ). L’assistant de service social, du fait de ces diverses commandes politiques, voit son travail évoluer :

  • d’un travail de "haute couture" (analyse de chaque situation, recherche de solutions adaptées, avec la famille, mise en place d’un travail de suite et de prévention...)
  • il passe à un travail de "prêt-à-porter" (faire rentrer une situation dans les cases des dispositifs — on morcelle, on saucissonne... )
  • il n’est plus possible de faire du suivi car les enquêtes et les tâches administratives prédominent.
    Le service social assailli par les urgences et les prescriptions sociales, avec mise en cause publique (lors d’une expulsion, ou d’un enfant maltraité pour donner quelques exemples) ne peut plus prendre le temps de la concertation. Pourtant ce temps est nécessaire pour pouvoir mettre en place des actions collectives qui peuvent souvent traiter plus à fond les problèmes.

Dans le cadre de la commission "logement" des États Généraux nationaux, les AS ont dénoncé les effets pervers de la loi Besson. En l’absence d’un nombre suffisant de logements sociaux, les services sociaux sont conduits à payer des loyers fort élevés en hôtels, pour des familles à la rue, ce qui est ressenti par les AS comme une véritable gabegie. Les AS ne risquent-elles pas non plus de se transformer en "agent de recouvrement des dettes de loyer", sous la pression des HLM ou d’autres organismes ? De fait, toute personne à la recherche d’un logement social est tenue de passer par les services sociaux pour constituer un dossier de demande prioritaire. N’y a-t-il pas là le risque de faire passer "en tutelle", toute une population en raison de ses revenus modestes ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées à cette occasion. C’est donc sur une interrogation profonde sur le sens de leur travail, "accompagner la précarité ou promouvoir la citoyenneté ? " qu’a débouché cette lutte [3].

On comprend ainsi pourquoi l’entretien de P. Bourdieu paru dans Le Monde, le 14.1.92, a circulé très largement dans les différents collectifs départementaux d’AS. Elles se retrouvaient parfaitement dans cette analyse :

Une des raisons majeures du désespoir de tous ces gens (les "travailleurs sociaux" au sens large) tient au fait que l’État s’est retiré, ou est en train de se retirer d’un certain nombre de secteurs de la vie sociale qui lui incombaient et dont il avait la charge : le logement public, la télévision et la radio publiques, l’école publique, les hôpitaux publics, etc. conduite d’autant plus stupéfiante ou scandaleuse pour certains d’entre eux, qu’il s’agit d’un État socialiste dont on pourrait attendre au moins qu’il se fasse le garant du service public comme service ouvert et offert à tous, sans distinction...

La décentralisation en cause

En se mobilisant, les AS ont exprimé un double refus. D’abord celui d’être submergées par des tâches administratives liées à la nécessité de remplir des dossiers pour chaque demande de subvention (même si celles-ci concernent le même individu, et qu’elles n’ont aucune chance d’aboutir), de travailler dans l’"urgence" sans moyens réels, celui également d’être soumises de plus en plus à la pression des élus locaux . Par la loi du 22 juillet 83 sur la décentralisation, appliquée à partir du ler janvier 84, c’est en effet le Conseil général qui a dorénavant la responsabilité du service social polyvalent, c’est lui qui est "payeur et décideur", selon les termes des AS de la CAF du Rhône. Elles décrivent ainsi les conséquences qui en découlent pour le travail social :

  • Il y a dépendance directe (à l’égard) des élus politiques, qui ont un mandat court, d’où un besoin d’efficacité immédiate.
  • Les populations touchées par le service social ne sont pas forcément des populations intéressantes électoralement.

Dans un autre texte, une autre AS dénonce "le retour terrifiant d’une "normalisation" des populations devant le fonctionnement des CLI (commissions locales d’Insertion, mises en place avec le RMI)" :

Comment avons-nous pu nous accoutumer comme travailleurs sociaux et comme citoyens au fait que l’on impose des soins psychiatriques dans le cadre de contrat RMI ? Pourquoi avons-nous accepté, dans un département voisin, de débattre en pleine lumière des attributions d’allocations mensuelles en présence d’un conseiller général... ?

Cette pression des élus locaux est d’autant plus insupportable pour les AS qu’elle va à l’encontre d’un acquis professionnel obtenu au lendemain de la deuxième guerre mondiale : leur droit à une certaine autonomie dans les actes de leur profession formalisé par le droit légal au secret professionnel.

Enfin comme l’analyse subtilement G. Morand, cette décentralisation se fait sur la base d’une division sexuelle et traditionnelle du travail (aux femmes le social, aux hommes le politique), division hiérarchique qui risque d’avoir ses prolongements dans le secteur professionnel où s’accélère la mise en place de nouvelles formes d’organisation du travail qui menacent les AS, sur le plan "symbolique" et "pratique" :

les assistantes sociales se heurtent à une définition des "nouvelles qualifications" qui met l’accent sur des trait de comportements traditionnellement dévolus aux hommes sens de la stratégie, art de la communication publique, (...) il y a le risque qu’une nouvelle forme de gestion de la main-d’oeuvre, dans le travail social, fixe les postes sur des pôles masculins et féminins sous l’argument idéologique de la différence "naturelle" des compétences. On assisterait alors à une forme de mise au travail spécifique des femmes, forme qui les cantonnerait dans des tâches idéologiquement et pratiquement dévaluées, les hommes se situant dans le "social noble" (1992 : 64-65).

Cette réorganisation du travail social heurte de plein fouet une "culture professionnelle" qui s’est élaborée sur plusieurs décennies sous l’impulsion notamment de l’Association Nationale des Assistants de Service social (ANAS) (cf. Gisèle Morand, 1992). Il s’agissait pour les AS de faire reconnaître leur activité comme une profession à part entière alors qu’elle était encore largement considérée, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale du moins, comme le prolongement naturel des fonctions exercées par les femmes dans la famille (cf. R. H. Guerrand et al, 1978). Avec la remise en cause de la relation personnelle au "client" dans le respect du secret professionnel, de la reconnaissance de "l’autonomie" de l’usager et de l’autonomie de l’AS dans son activité, c’est tout le système de références des AS qui part en lambeaux. Les présidents de Conseils généraux (principaux employeurs des AS aujourd’hui) l’ont bien compris. En janvier 1993, ils ont publié un document en vue d’une réforme des études des AS. Dans ce texte, ils mettent en cause "un manque de maturité professionnelle" des AS, ce "manque de maturité" se traduisant selon eux par un trop gros attachement des AS à cette relation individualisée avec leurs clients et par "la méconnaissance des contraintes économiques, sociologiques, culturelles, politiques et juridiques qui pèsent sur l’exercice du travail social". En outre, elles auraient "une difficulté à comprendre et accepter une hiérarchie". En clair, il s’agit de rendre un peu plus dociles et moins "idéalistes" ces salariées trop indépendantes [4].

L’homologation, une question explosive

Pourquoi le décret d’homologation du diplôme au niveau III (à bac + 2) en juillet 89 a-t-il mis le feu aux poudres ? Pourquoi les AS se sont-elles mobilisées avec tant d’ardeur pour un simple "bout de papier", pour reprendre l’expression de l’une d’entre elles ? Le décret d’homologation ne se contentait pas de situer le DEASS dans la grille des qualifications, il introduisait une nouvelle définition fort restrictive des AS, personnels "qui intruisent les décisions aux prestations et aux aides". Or, cela venait contrecarrer les efforts entrepris sur plusieurs décennies par les AS pour faire reconnaître leur apport dans le développement "du mieux-être des populations", leurs responsabilités, leurs compétences en matière d"évaluation" des situations, voire dans l’élaboration des politiques sociales. Ce n’est pas que les AS se sentent suffisamment formées pour assumer l’ensemble de leurs tâches. Elles sont les premières au contraire à réclamer des stages de formation permanente (G. Morand, 1992). Mais ce décret rendait explicite la dévalorisation d’une formation suivie en dehors du cadre universitaire et la fonction de subordination qui était assignée aux assistantes sociales. Or ce processus de dévalorisation, voire de "déclassement" entrait en contradiction directe avec une aspiration largement répandue aujourd’hui chez les femmes salariées, l’aspiration à la "reconnaissance professionnelle". Cette aspiration, nous l’avons constatée chez les AS que nous avons interrogées [5] ; À la question : "à quoi correspond la revendication sur l’homologation à bac+III", une grande partie d’entre elles était d’accord pour répondre que cela correspondait à leurs années de formation (trois années d’études après le bac) ou/et que c’était un moyen de revendiquer un salaire plus élevé. Mais un grand nombre d’entre elles insistait spontanément sur leur souhait de voir reconnaître également leur qualification professionnelle.

Cette aspiration est liée aux transformations du marché du travail depuis une trentaine d’années en France et dans la plupart des pays européens. Comme le précise l’INSEE :

de 1968 à 1990, le nombre de femmes ayant un emploi s’est accru de 36% alors que le nombre d’hommes actifs occupés a diminué de 2%. La part des femmes dans l’emploi total est passée dans le même temps de 34,7% à 42,4%. C’est une tendance de fond qui se retrouve dans les pays étrangers et qui est à relier à la tertiarisation de l’économie. Cette évolution se confirme dans les années quatre-vingt (...). Pour la tranche d’âge 25-54 ans, le taux d’activité féminin a fait un bond de 63,5% à 74,4% (entre 1982 et 1990) (Données sociales, 1993 : 496).

Les femmes en effet, quand elles sont mères de un ou deux enfants, n’interrompent plus leur activité professionnelle pour les élever. Par ailleurs, étant massivement salariées, elles ne travaillent plus comme c’était très souvent le cas pour les femmes d’agriculteurs ou de commerçants, dans la dépendance de leur mari. Comme l’écrit Claude Zaidman :

On passe ainsi en trente ans d’un modèle dominant de femme au foyer dont l’activité est entièrement dépendante du groupe familial (...) à un modèle de femme active "continue" (1991).

Ce mouvement a été concomitant avec une fréquentation de plus en plus importante de l’école par les filles (cf. C. Baudelot et R. Establet, 1992). Les nouvelles générations de femmes ne considèrent plus leur travail comme un "travail d’appoint". Elles se sentent en situation parfaitement "légitime" quand elles travaillent. Ainsi, dans un sondage réalisé en février 1990 (Libération, 5 mars 1990), 80% des femmes interrogées répondaient qu’elles préféreraient avoir une activité professionnelle, si elles avaient le choix de travailler ou pas ; de plus, la majorité d’entre elles exprimait son désaccord avec l’idée suivant laquelle : "en cette période de chômage, il est normal qu’une priorité soit donnée à un homme pour un travail plutôt qu’à une femme". Ce désaccord était particulièrement manifeste (75%) chez les jeunes femmes de 18-24 ans. Les femmes ne s’interrogeant plus sur leur " droit au travail", il est logique qu’elles veuillent être "reconnues" dans leur activité professionnelle, ce qui passe, bien évidemment, par un salaire correspondant à leur diplôme, leurs responsabilités et à leur "utilité sociale". Massivement représentées dans des professions où l’on invoque le sens du "dévouement" des personnels pour faire fonctionner le service public, les femmes (quand elles ont une certaine sécurité d’emploi) acceptent de moins en moins d’être mal payées sous prétexte qu’elles ont "la vocation". C’est cela aussi que traduisaient, selon nous, des luttes comme celles des institutrices, des infirmières ou des AS. Ce recul de l’esprit de sacrifice, si fortement ancré pourtant dans l’éducation des filles, n’est pas sans rapport, loin de là, avec la lutte des féministes des années 70. Tout ceci, néanmoins, ne peut être généralisé à l’ensemble des femmes salariées, embauchées, pour un nombre toujours plus grand d’entre elles, sur des statuts précaires.

II. Un mouvement exceptionnel

De jeunes AS n’ont pas hésité, paraît-il, à faire le rapprochement entre leur grève de l’automne 1991 et Mai 68. Que cette comparaison soit fondée ou non, ce qui compte, c’est qu’elle ait été faite. C’est dire, en effet, l’importance de cette grève, et plus largement de ce mouvement, pour un grand nombre d’AS, de générations différentes. Plusieurs caractéristiques (que l’on retrouve totalement ou partiellement dans d’autres conflits sociaux comme celui des infirmières par exemple, en 88-89) en font effectivement, pour cette profession, un évènement rare.

Un mouvement inscrit dans la durée

Pendant trois ans, de mars 1990 jusqu’à mai 1993, et même au-delà, le mouvement des AS a développé une activité inégale mais continue, prenant appui sur des collectifs départementaux qui ont formé, en novembre 1990, la Coordination Nationale des Collectifs des Assistants de Service Social (CONCASS).

On peut distinguer trois grandes phases dans ce mouvement [6].

La première s’étend de mars 90 jusqu’à juin 1991 : c’est celle de la protestation contre le décret de juin 1989 homologuant le diplôme des AS au niveau 3. Elle est ponctuée par de multiples initiatives, y compris pendant la guerre du Golfe.

La deuxième phase est celle de la grève reconductible entre le 16 septembre 1991 et le 15 novembre 1991. C’est le temps fort de cette mobilisation. C’est au cours de cette grève que se forge le front commun entre l’ANAS, la CGT, le CRC (Coordonner, Rassembler, Construire [7]) et la Coordination nationale. Le 15 novembre, c’est la reprise du travail, après neuf semaines de grève. Malgré le désaccord de la CONCASS, de la CGT et de l’ANAS au plan d’action gouvernemental [8], celui-ci est signé par la CFDT, la FEN, la CFTC et la FGAF autonome.

Enfin la troisième phase s’ouvre après la manifestation nationale de janvier 92. C’est celle de ’’après-grève. La CONCASS décide, malgré la démobilisation progressive d’un grand nombre d’AS, de maintenir son existence dans un souci d’ "unité", de "résistance et de vigilance". Au cours de cette période, dans le cadre d’Etats Généraux régionaux en 1992, puis Nationaux en mai 1993, la CONCASS approfondit sa critique de la politique économique et sociale des gouvernements successifs.

Une mobilisation massive et unitaire

Le 22 mars 1990, 5000 AS manifestent dans les rues de Paris à l’appel du Comité National d’Action (CNA). C’est un succès qui surprend tout le monde. Au printemps 1990 encore, une pétition exigeant l’homologation du diplôme au niveau 2 recueille 15000 signatures environ. Au plus fort de la mobilisation, 10 000 AS, soit un tiers de la profession, manifestent le 10 octobre 1991, dans les rues de Paris. 87 collectifs départementaux sont recensés lors de la CONCASS des 26 et 27 octobre 91. Les AS de Guyane elles-mêmes créent leur collectif. Soixante départements sont encore représentés lors de la manifestation nationale du 16 janvier 92. Par ailleurs toutes les catégories d’AS ( à part celles du secteur privé, très peu représentées) ont participé à ce mouvement même s’il est vrai que ce sont les polyvalentes de secteur qui ont été très souvent au cœur de la grève.

Ce mouvement est également parvenu, au terme d’un long processus, à une grande unité. Comme lors du premier conflit des infirmières (1988-89), la grève proprement dite a été précédée par une longue période au cours de laquelle la mobilisation, démarrée en mars 1990 à l’initiative du Comité National d’Action, s’est enracinée dans les départements, avec la création de collectifs départementaux unitaires. C’est au cours de cette période que l’initiative de la lutte est passée des mains des associations professionnelles ou syndicales ayant pignon sur rue, comme l’Association Nationale des Assistants de Service social (ANAS), à celles de la Coordination Nationale des Collectifs des Assistants de Service Social (CONCASS). En effet la participation, pendant plusieurs mois, des organisations professionnelles et syndicales, aux côtés des employeurs, au groupe de travail "Tisserand [9]", mis en place par le gouvernement pour réfléchir sur "l’évolution du travail social", avait été ressentie par les AS les plus actives, comme un dévoiement de la mobilisation. Voici comment deux membres du Collectif des Assistantes Sociales d’Île-de-France (CASIF) décrivent ce transfert d’influence. E. (syndiquée CGT dans le 93), nous déclarait ainsi en octobre 1991 :

A l’issue de la grande manif. de mars 1990, l’ANAS a enterré le mouvement, elle a accepté de travailler dans le cadre de ce fameux groupe Tisserand, sans prendre de garanties sur le contenu de ce groupe ; Elle n’a provoqué aucune assemblée générale, n’a rendu compte à personne de ce qui se passait dans ce groupe, n’a distribué aucun tract.

Par ailleurs, le mouvement s’est donné une coordination nationale, faute de pouvoir s’intégrer au sein du Comité National d’Action comme nous le rappelait D. (syndiqué CRC) en décembre 1991 :

Les AS ont dit : ce n’est pas en restant dans le groupe Tisserand et en faisant un dossier technique qu’on gagnera et nous, on veut aussi parler des salaires et des moyens. C’est la raison pour laquelle les collectifs départementaux se sont créés. Si le CNA les avait acceptés dans son giron et avait accepté de fonctionner démocratiquement, peut-être que tout le monde serait dans le CNA actuellement.

L’évolution du champ syndical...

Ces collectifs ont rassemblé des non syndiqué(e)s en majorité mais aussi des syndiqué(e)s de la CGT, du CRC, de la CFDT, de la FEN, etc. bien que les directions de ces deux dernières confédérations se soient distinguées par leur refus de soutenir la CONCASS sous le prétexte que les revendications étaient "corporatistes". Plusieurs syndicats de la fédération CFDT INTERCO ont soutenu localement les collectifs, comme dans le 93, le 94, etc. D’autres, suivant en cela l’orientation de la direction confédérale, ont cherché à discréditer la CONCASS. Ce fut le cas en particulier du syndicat de la Nièvre qui adressa la lettre suivante, aux travailleurs sociaux du département, à la date du 10.10.91 :

Pour votre information, c’est le CRC (dissidents de la Fédération CFDT Santé-Sociaux) qui a déposé les préavis de grève et finance totalement le matériel de reproduction et de diffusion de la coordination. C’est SUD (dissident de la Fédération CFDT PTT) qui "allège" à l’extrême les frais d’envoi. Et c’est la CGT qui soutient la coordination en leur permettant de se réunir à la Bourse du Travail à Paris. Tout cela c’est la CONCASS qui l’écrit et le diffuse !

Il est vrai que la CONCASS a bénéficié de la solidarité des syndicats mis en cause dans la lettre [10], mais peut-on insinuer à partir de là qu’elle n’avait aucune indépendance matérielle, voire politique ? C’est une affirmation qui ne résiste à aucune observation sérieuse. En mai 93, lors des États Généraux Nationaux, trois ans après le début de la lutte, alors que la mobilisation était retombée dans les départements, la CONCASS était encore capable de réunir deux cents AS dont plus de la moitié n’était pas syndiquée et dont l’autre moitié était membre de fédérations ou de confédérations syndicales différentes (cf. annexe II).

Revenons sur le processus unitaire qui s’est opéré à l’occasion de la mobilisation. E. (CASIF 93), déjà citée, nous a parlé de la "méfiance" qu’il a fallu surmonter, dans les collectifs, entre militant(e)s ayant des itinéraires différents venant pour certain(e)s de la mouvance "gauchiste", d’autres ayant de plus grandes affinités avec le PC. De fait l’éventail des "affinités" idéologiques fut bien plus large : au cours de la grève, bon nombre d’AS se reconnaissaient dans le PS ou se déclaraient chrétiens. D (CASIF 75) insistait, quant à lui, sur l’évolution qu’a connue la CGT, au fil des mois :

Au début, la CGT n’était pas partie prenante comme elle l’est maintenant. La CGT a attendu de voir, si cela correspondait à une mobilisation de salariés vraiment, si éventuellement il n’y avait pas une manipulation ou des "magouilles" derrière. Ils étaient assez circonspects, ils étaient là plus en tant qu’observateurs. Après ils étaient plus en tant que soutien. Au début, par exemple, les mots "CONCASS" ou "collectifs n’apparaissaient pas dans les tracts de la CGT (...) ils faisaient allusion aux "AS en lutte".

D. signale également la méfiance initiale de la majorité des AS vis-à-vis des syndicats :

Il y a eu aussi une hésitation qui commence à tomber, une crainte que les syndicats noyautent, intègrent, manipulent les collectifs et les coordinations, cela a existé et cela existe encore.

Cette unité a été ressentie comme une nécessité incontournable face à l’urgence de la mobilisation. Comme le rappelle E. (CASIF 93 et syndiquée CGT) :

Ce qui nous rassemblait, c’était : "On ne peut pas continuer à prendre des coups dans la gueule", "on ne pourra pas se défendre, si ce qui prime, c’est la division.

Cette recherche du "consensus" a été permanente :

Ce souci, même dans la grève, c’est toujours quelque chose qu’il a fallu sauver, parce qu’on sait qu’on n’est pas nombreux, on sait que c’est une lutte difficile, on sait qu’on a été étouffé par les media, on sait qu’on a été enfermé par le gouvernement et qu’on ne peut pas et qu’on ne pouvait pas se payer le luxe d’une division. (...) on a été extrêmement vigilant quitte à évacuer des choses ou à les différer... E. (CASIF 93 et syndiquée CGT).

C’est ce qui explique par exemple que la revendication des 10 000 francs nets à l’embauche n’ait été adoptée qu’en octobre 1991, après plusieurs mois de débats "contradictoires". Les militant(e)s syndicalistes étant convaincu(e)s qu’il fallait chiffrer la revendication salariale pour pouvoir négocier ; les autres, une majorité d’AS, étant réticentes à revendiquer "autant". Cette revendication impliquait une véritable rupture dans la tradition des AS dont la profession est issue du bénévolat...

Un front commun efficace

Cette volonté d’unité s’est traduite non seulement à l’intérieur du mouvement mais également par des initiatives communes entre CONCASS, CGT, CRC, et ANAS, voire FO-FEC au début de la grève : ainsi le 1er octobre 1991, la journée de grève nationale fut appelée en commun par ces organisations et 8 000 AS ont manifesté ce jour-là du Châtelet à Matignon. Il y a eu également, à un moment critique de la lutte, une pétition commune CONCASS-CNA-CGT-CRC en janvier 1992, rappelant les revendications de la CONCASS et dénonçant la signature du "plan d’action" gouvernemental par la CFDT, la FEN, la CFTC et la FGAF autonome.

La mise sur pied de ce front commun n’a été possible que par l’évolution des conceptions de l’ANAS et de la CGT, au sujet de la mobilisation elle-même ou de l’organisation de la lutte. De ce point de vue, le contexte syndical était assez différent de celui qui existait en 1988 au début de la grève des infirmières. Depuis cette date en effet, le CRC (Coordonner, Rassembler, Construire) est né. Cette petite fédération, dont les militant(e)s avaient joué, dans le cadre de la CFDT à l’époque, un rôle décisif dans le soutien et l’animation de la coordination infirmière, a d’emblée fait profiter les AS de toute son expérience en matière de coordination. La CGT, quant à elle, a renoncé à dénoncer les coordinations comme des machines de guerre contre la CGT, comme c’était le cas en 1988, au moment de la lutte des infirmières [11]. A l’époque, la CGT, bien qu’opposée à la politique gouvernementale en matière de santé, s’était trouvée complètement en porte-à-faux par rapport à la mobilisation des infirmières. Depuis, un débat s’est ouvert dans la confédération, sur le "renouveau du syndicalisme", à l’occasion de la préparation du 44e congrès confédéral. En s’investissant, sans arrière-pensées, dans la coordination des AS, les militant(e)s de la CGT que nous avons rencontré(e)s considéraient avoir mis en pratique, avant la lettre, la nouvelle orientation adoptée par la CGT en 1992, résumée par Louis Viannet dans Le Monde, du 19 juin 1992 [12]. En juin 92, Jean-Claude Valette responsable de la branche action sociale de la Fédération de la Santé et de l’Action Sociale CGT nous a ainsi déclaré qu’il y a eu de véritables "rapports de confiance", qui se sont construits entre la CONCASS et la CGT, au cours de cette lutte dans laquelle la CGT "a joué le jeu de la transparence", même s’il existe encore, selon lui, des militants qui ont une vision "erronée" du syndicalisme, censé apporter la bonne parole aux salariés. Certains militants de la CGT continuent d’ignorer, voire de mépriser les coordinations ; pour preuve, le commentaire de l’un d’entre eux en mai 93 : "Le syndicat est la forme achevée de l’organisation des salariés. La coordination, c’est la protohistoire [13]".

Avec le recul, on peut penser que cette unité construite au fil des mois, entre la CONCASS, la CGT, le CRC et l’ANAS (qui était porteuse de ce combat ancien pour la reconnaissance professionnelle des AS), n’a pas été pour rien dans la "durabilité" de ce mouvement.

Une grève catégorielle... et démocratique

Que des AS se soient mobilisées par "crainte" de se voir concurrencer sur le terrain par d’autres professions nées du développement de nouvelles politiques sociales sur le plan local (celles de chefs de projets, d’ingénieurs sociaux) ou par crainte d’un certain "déclassement" par rapport à d’autres catégories (infirmières ou puéricultrices), c’est probable. Mais on ne comprendrait rien à leur mouvement, si on ne prenait pas en compte ce sentiment profond d’injustice né de leurs propres conditions de travail et du constat de la croissance de la misère autour d’elles. Dès le début, en effet, les AS ont revendiqué non seulement en faveur de la revalorisation de leur profession mais également pour un "service social de qualité". Promouvoir "la citoyenneté" des individus a été un thème récurrent pour les AS (cf. leur déclaration : "Péril sur le service social", de février 92, ASH n°1773). Cette préoccupation à l’égard des usagers s’est traduite tout particulièrement lors des États Généraux nationaux de mai 1993 organisés pour dénoncer "Le grand écart inacceptable entre les politiques et les réalités de terrain" et débattre de la question suivante : "accompagner la précarité ou promouvoir la citoyenneté ?". On peut donc parler de grève catégorielle dans la mesure où elle n’a pas été rejointe par celle d’autres travailleurs sociaux mais non de grève corporatiste.

Cette grève fut par ailleurs organisée de manière très démocratique. C’est dans les assemblées générales souveraines, au niveau de la région parisienne (très souvent après débats dans des AG départementales), qu’ont été prises régulièrement les décisions concernant la reconduction ou non de la grève, la nature des rapports avec les syndicats et l’ANAS, la décision de rencontrer tel ou tel représentant du ministère ou celle d’intégrer tel mot d’ordre dans la plate-forme. C’est aussi en assemblée générale qu’a eu lieu régulièrement le bilan des actions menées. Par exemple lors de l’assemblée générale du collectif Île-de-France, du 15 novembre 1991, il y a eu plusieurs votes dont celui appelant à la reprise du travail mais également un vote de confiance vis-à-vis du "groupe action", ce vote intervenant après un long débat sur le bilan des actions de la veille : était-il juste ou non d’occuper le Palais Garnier après avoir décidé (et comment ?) de ne pas s’affronter aux nombreuses forces policières déployées devant la Bourse de Paris ? A l’occasion des Etats Généraux de Lyon, un autre AS, syndiqué à la CFDT, exprimait son admiration quant au caractère démocratique de la grève, en l’opposant aux grèves presse-bouton, déclenchées par les confédérations dans les années soixante-dix :

Pour ma part j’ai été très impressionné par le décalage de trois mois entre le mot d’ordre du CASIF de juin dernier (1991) et la grève effective. Du jamais vu dans un conflit social !

Cette grève (et ce mouvement) fut en outre très bien organisé : au niveau national, l’information et la discussion ont largement circulé entre les différentes réunions de la CONCASS ou les AG de la région parisienne grâce au téléphone et aussi au Minitel. Pour organiser l’indemnisation des grévistes avec le fond de grève constitué au fil des mois, les AS n’ont pas hésité à recourir à la gestion informatique. Enfin, rien n’aurait été possible sans les nombreuses commissions qui ont fonctionné jusqu’à la fin de la grève. Une des premières à naître fut la commission "province". Chargée d’assurer les contacts avec la province, elle joua un rôle très important dans l’extension de la grève. Les autres commissions se chargèrent de la "trésorerie", des liens avec la "presse", de l’organisation du "Sit-in", Square Boucicaut à Paris, entre le 10 octobre et le 7 novembre 1991, de l’organisation des "actions" spectaculaires à partir du 7 novembre, de la "fête" début 1992, etc. Après la grève, une nouvelle commission "organisation" vit le jour : il s’agit d’un groupe de travail qui se réunit régulièrement et assure la continuité du travail d’information, de discussion, etc. Il est ouvert à toutes et tous mais, de fait, seul un noyau militant restreint a porté cette activité sur la région parisienne. Un nouveau département de Province a été chargé de prendre la relève après les Etats Généraux nationaux.

Un mouvement combatif et imaginatif

Refusant d’être les "nonnes", les "fées" ou les "pompiers" du social, les AS n’ont pas hésité, au début de la grève, à endosser tous ces uniformes, donnant ainsi à leurs manifestations un ton très "ludique". Mais sous les déguisements, il s’agissait de dénoncer de manière plus sérieuse un rôle social qu’elles refusent de jouer ; il s’agissait également d’affirmer haut et fort qu’elles n’avaient rien à voir avec ces travailleuses sociales bénévoles qu’ont pu être les religieuses pendant plusieurs générations . Cependant, avec la prolongation du conflit, le ton a changé. L’emblème devint rapidement la "cocotte-minute", prête à exploser et les initiatives spectaculaires [14], style "occupations", ont commencé à rythmer, de manière nettement plus sportive, les journées de manifestations. Pins (la cocotte-minute, précisément), cartes postales de dessinateurs professionnels solidaires, aidèrent à rassembler des fonds et à populariser la grève, comme cela se fait souvent dans les luttes prolongées.

III. Une lutte majoritairement féminine

Dans ce "mouvement mixte à hégémonie féminine" (expression utilisée à propos du mouvement des infirmières par D. Kergoat, 1992), les rapports entre AS, de même sexe ou de sexes différents étaient très "détendus". Certain(e)s attribuent cela à la pratique de "l’écoute" qui fait partie de leur métier, d’autres y voient l’influence particulière des femmes, illusion qui ne peut être partagée par aucune femme qui a fréquenté les réunions du mouvement féministe des années soixante-dix ! Le maintien du cadre unitaire, jusqu’à maintenant, y est par contre pour beaucoup.

Les femmes ont été et sont par ailleurs présentes partout : à la tribune des AG, en tête des manifestations, dans toutes les commissions de travail, s’occupant de la trésorerie mais également de la préparation des initiatives spectaculaires dans le cadre du groupe "action". Leur poids politique dans les débats est lui aussi fort visible.

Pourtant, cette présence massive des femmes dans la profession et dans le mouvement, loin d’être assumée majoritairement avec fierté, a suscité la réaction d’un certain nombre de femmes cherchant au contraire à la masquer. (cf. plus loin).

Quant aux hommes, bien que minoritaires dans le mouvement, ils prennent la parole plus souvent que les femmes. Par ailleurs, ils sont "protégés" en quelque sorte. Dans les manifestations du CASIF par exemple, les femmes ont insisté pour que les hommes soient placés derrière, pour qu’ils ne soient pas la cible de la police en cas d’affrontements. De manière générale, les hommes sont des personnes "précieuses" pour lesquelles les femmes ont beaucoup d’attention. Dans un mouvement mixte à hégémonie masculine, les femmes auraient sans doute, elles aussi, un statut de "femmes précieuses" mais de quelle manière, cela reste à étudier.

Cependant les femmes restent "vigilantes" dans le mouvement : par exemple, lors de l’AG nationale du 16.1.92, après la manifestation, la tribune a été occupée par 4 hommes et 2 femmes. Immédiatement des femmes ont réagi et sont montées à la tribune pour remédier à ce déséquilibre. Lors de la CONCASS de septembre 1992, le soir, au dîner, des femmes ont encore réagi, trouvant que les hommes prenaient un peu trop la parole, ces réactions se faisant toujours sur le mode de la plaisanterie.

Le masculin l’emporte sur le féminin

Comment, alors, interpréter la décision adoptée majoritairement par la Coordination Nationale d’utiliser le masculin pluriel pour désigner le mouvement des "assistants de service social" ? Selon certaines, seule une minorité d’AS était fortement attachée à l’usage du masculin mais, par souci d’unité, la majorité se serait ralliée à cette proposition. Que cette décision ait été prise par adhésion profonde d’une majorité d’AS ou par crainte de diviser le mouvement, peu importe en définitive. Dans les deux cas, le mouvement ne se sentait pas suffisamment fort pour s’assumer au féminin pluriel. Le sens de ce choix apparaît plus clairement à la lecture des archives de la "coordination des assistantes sociales d’Île-de-France" (CASIF). On peut constater en effet que la quasi-totalité du matériel diffusé par lé CASIF entre mars 1990 et août 1991, a été rédigé soit au féminin, soit de manière mixte. Le matériel tend par contre à être rédigé au masculin après le début de la grève, au moment où la lutte se durcit, prend sa dimension nationale, où les contacts unitaires avec la CGT et l’ANAS se font plus serrés, au moment où enfin il s’agit de s’adresser à l’opinion publique. Il s’agit alors d’être pris "au sérieux".

Ce que confirment les réponses que nous avons recueillies sur l’usage du masculin pluriel pour parler du mouvement "des assistants de service social". On peut les classer en trois catégories’ : le plus grand nombre fait valoir uniquement la règle grammaticale ; Une petite minorité met en cause le caractère sexiste de cette règle, sous une forme plus ou moins humoristique : Même s’il y a mille femmes et un chat sur une place, le français veut que l’on dise "ils". D’autres enfin insistent sur la nécessité de rompre avec l’image des "dames de charité", de "ne pas exclure" les hommes qui sont présents dans la profession et le mouvement, d’ouvrir la profession aux hommes, de "donner plus de crédit au mouvement". Masculiniser la profession et le mouvement apparaît là comme le moyen privilégié de "revaloriser" la profession dans tous les sens du terme. Comme l’écrit l’une des AS interrogées : c’est une recherche de légitimité en montrant que dans la profession il y a aussi des hommes (...). Une autre écrit également : C’est un métier où les femmes prédominent et le fait de décliner au masculin lui donne une impression de plus de poids et de sérieux.

En tout état de cause, ce mode d’expression révèle des aspirations profondes parmi les AS :

  • celle, très claire, d’éviter toute assimilation entre travail social et "charité", de rompre avec les origines historiques de la profession qui s’enracinent dans le "bénévolat".
  • celle de faire reconnaître le métier d’AS comme une profession véritable et les AS comme des salariées à part entière.
  • celle enfin d’échapper au mépris qui pèse sur les professions majoritairement féminines, c’est-à-dire sur les femmes.

Pour réaliser ces objectifs, deux voies s’offraient aux assistantes sociales :

  • soit s’affirmer en tant que femmes et salariées, en remettant en cause les rapports de domination de classe et de sexe, en dénonçant la division sexuelle du travail qui pénalise toujours les femmes : ce sont elles en effet qui prennent soin, dans la famille et dans les services collectifs, des personnes non productives (enfants, personnes âgées ou malades) ou des personnes les plus démunies. Or toutes ces tâches sont dévalorisées car les compétences qu’elles mobilisent sont censées faire partie des "qualités féminines naturelles" n’exigeant aucun apprentissage (D. Kergoat, 1992 : 56-66).

Cette première démarche n’avait rien d’évident :

  • en l’absence d’un mouvement féministe puissant capable d’apporter son soutien ; s’inscrire aujourd’hui dans la tradition féministe, c’est prendre le risque d’être tourné en ridicule, dans les media et la société en général ;
  • en l’absence de traditions syndicales sur la question : les syndicats ont admis depuis longtemps qu’il y a une "surexploitation des travailleuses", mais ce n’est que sous la poussée des féministes, à l’extérieur et à l’intérieur des organisations syndicales, qu’ils ont été contraints, dans les années soixante-dix, de mettre en cause publiquement "le rôle traditionnel de mère et d’épouse", réservé aux femmes dans la société. Pourtant, depuis le "recentrage" de la CFDT en 1979, le "licenciement" de l’équipe du mensuel Antoinette à la CGT en 1982 et la disparition des commissions femmes syndicales, ce genre de question a été largement passé sous la table, dans le mouvement syndical (J. Trat, 1992). A l’occasion de cette grève, seule la fédération CRC (santé-sociaux) a développé explicitement une analyse critique de la division sexuelle du travail dans un tract diffusé en juin 1991, à l’occasion des Etats Généraux des AS de la région parisienne et intitulé "un salaire d’appoint, non merci !".
  • Les AS pouvaient emprunter une deuxième voie : mettre entre parenthèses cette dimension féminine difficile à vivre au quotidien et revendiquer en tant que salariés sans spécifier leur sexe. C’est le choix qu’elles ont fait.

Assumer les deux types de contradictions sociales aurait impliqué également de prendre en compte la dimension contradictoire de cette profession. Son histoire n’est pas réductible en effet à l’action de ces dames de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, soucieuses de "moraliser" la classe ouvrière, vision d’ailleurs contestée par plusieurs historiens et sociologues [15] mais largement répandue, semble-t-il, chez les AS, jusqu’à tout récemment. Dans ces conditions, on comprend que pour beaucoup d’AS, affirmer leur identité de salariées soit allé de pair avec le rejet unilatéral du passé de leur profession. Cette dernière pourtant a été le seul terrain où des femmes issues de milieux privilégiés ont pu se rendre "utiles socialement", en dehors de la sphère familiale, à une époque où les femmes n’avaient encore ni droit de vote, ni droit de travailler sans le consentement de leur mari. Comme l’a écrit Yvonne Kniebiehler : "Le "social" était comme un défaut de la cuirasse masculine" (1980 : 199). C’est cette histoire contradictoire d’une profession modelée par les contradictions de classe mais également par l’exclusion des femmes de la vie publique, qu’ont commencé à redécouvrir les AS à travers le film de deux d’entre elles, Annik Martin et Frédérique Courrin : "Regard sur une profession en mouvement [16]". C’est un des résultats positifs de la lutte !

La richesse d’une coordination

Au terme de cette analyse, nous voudrions insister à nouveau sur quelques éléments.

Grâce à leur mobilisation et à leur coordination, les assistantes sociales ont mis en commun leur expérience professionnelle, leurs difficultés et parfois leurs réussites, évitant ainsi à plus d’une de sombrer dans la dépression face au sentiment d’impuissance qui risque de les submerger, à tout moment. Par ailleurs, la CONCASS, en combinant dans sa plate-forme, des revendications catégorielles (sur le diplôme), des revendications de salaire et de défense du service public, a donné à cette lutte une dimension qui la situe bien au-delà du corporatisme. La coordination n’est pas non plus seulement l’expression de la crise syndicale, c’est une forme d’organisation qui a permis à toute une catégorie de salarié(e)s et de femmes en particulier, de réfléchir et d’agir collectivement, de prendre en charge sa lutte de manière très active.

Néanmoins, malgré une grande détermination, la dimension unitaire de leur mobilisation et le soutien de plusieurs syndicats, la grève des AS est restée isolée face au gouvernement : les AS n’ont pas été suivi(e)s par d’autres travailleurs sociaux et malgré des liens de sympathie mutuelle existant entre le mouvement des infirmières (divisé à cette date) et celui des AS, il n’y a pas eu de lutte commune. La division et la crise du mouvement syndical ont privé ce conflit d’une dimension intercatégorielle indispensable, pour gagner, dans le secteur public. C’est cet isolement qui explique l’échec des AS.

La CONCASS a décidé, pour l’instant, de continuer à se réunir non pour se substituer au mouvement syndical mais faute de trouver dans le champ syndical actuel un relais à la hauteur de l’expérience unitaire accumulée depuis trois ans.

Ceux et celles qui sont intéressé(e)s au "renouveau" du mouvement syndical, sur une base unitaire, démocratique et combative se trouvent donc confronté(e)s à un triple défi :

  • faire la démonstration aux yeux des non-syndiqué(e)s, que le syndicalisme est susceptible de prendre la relève, dans la durée, des coordinations nées dans et pour la lutte.
  • faire la démonstration également qu’ils sont capables de prendre en considération les questions soulevées par les femmes (celles de la mixité des professions, de la reconnaissance des qualifications, des bas salaires, etc.). Les femmes salariées, en effet, ne sont pas en marge mais au cœur du nouveau salariat (D. Kergoat, 1992 : 152), leurs préoccupations également.
  • Il faudrait enfin relancer le débat sur la définition et la défense des services publics dans une double perspective : celle de la lutte contre les inégalités sociales et celle également de la lutte contre la division sexuelle et traditionnelle des tâches entre hommes et femmes.

Annexe 1

Sens des abréviations

ANAS : Association Nationale des Assistants Sociaux, créée après la deuxième guerre mondiale. Elle revendique aujourd’hui, 2000 adhérent(e)s environ.
ASH : Actualités sociales hebdomadaires, journal professionnel.
CASIF : Collectif des Assistantes Sociales d’Île-de-France.
CNA : Comité national d’action, organisme comprenant onze associations professionnelles (en février 1992), mis en place pour lutter contre le décret d’homologation de juin 1989. Parmi les associations actives : PANAS et le CNESS. La FEN, après en avoir fait partie, s’en est retirée. Le CNA s’est dissous.
CNESS : Comité National des Ecoles de Service Social. CONCASS : Coordination Nationale des Collectifs des Assistants de Service Social.
CRC : la Fédération Nationale CRC (Coordonner - Rassembler - Construire), Santé-Sociaux, a été créée après l’exclusion, par la direction confédérale de la CFDT, des militant(e)s de la région parisienne qui avaient soutenu la grève des infirmières et leur coordination en 88-89.

Références :

  • Aron Stéphane (1988) : "Un regard historique sur le service social", Revue de l’économie sociale, septembre 1988 5-44.
  • Arnaud A-M, Bouquet B. : "Regard socio-historique sur la polyvalence de secteur", Vie sociale, 9-10, sept.- oct. 1991, pp 5-15.
  • Baudelot Christian, Establet Roger : Allez les filles, éditions du Seuil, 1992.
  • Bourdieu Pierre, entretien au journal Le Monde, du 14/1/1992.
  • Brahms (L.), Courtecuisse (N.) : Les assistantes de service social, contribution à la sociologie d’une profession, INSERM, Paris, 1972.
  • Bachman Christian, Chauvière Michel, Chopart JeanNoël : "Le travail social : l’avenir d’une crise", in Actualités Sociales Hebdomadaires, n°1769, du 24/1/1992.
  • Données Sociales, 1993, INSEE.
  • Guerrand (R. H.), Rupp (M. A.) (1978) : Brève histoire du service social en France 1896-1976, éditions Privat, Toulouse 1978.
  • Ion Jacques (1990) : Le travail social à l’épreuve du territoire, Toulouse, éditions Privat, 1990.
  • Kergoat (D.), Imbert (F), Le Doaré (H), Senotier (D.) (1992) : Les infirmières et leur coordination 1988-1989, éditions Lamarre, 1992.
  • Kniebiehler Yvonne (1980) : Nous les assistances sociales. Naissance d’une profession, Éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1980.
  • Le Faucheur Nadine : "La femme et le travail social, éléments pour une réflexion historique et sociologique", Rencontre, 1979, p. 4-9.
  • Morand Gisèle (1992) : Identité professionnelle et formation permanente des assistantes sociales, Bayard Editions, Paris, 1992.
  • Mury Gilbert : "Notes sur l’évolution du travail social", Esprit, 1972, pp. 612-628.
  • Thévenet (A), Jacques Désigaux (J) : Les travailleurs sociaux, Que Sais-je ? 1173, Paris, PUF, 1991.
  • Trat Josette : "1970-1990 : les rendez-vous manqués du féminisme et du mouvement ouvrier, en France.", Les Cahiers d’Encrages, n° hors série, deuxième trimestre 1992, pp. 1427.
  • Verdès-Leroux Jeannine : Le travail social, Paris, Minuit, 1978.
  • Zaidman Claude : "Les acquis des femmes en France dans une perspective européenne", L’Homme et la Société, n°99-100, 1991 / 1-2

Annexe II

Deux cents personnes environ ont participé aux Etats généraux nationaux des assistant(e)s de service social, les 15 et 16 mai 1993, trois ans après le début de la lutte, plus d’un an après la fin de la grève. A cette occasion, nous avons distribué, avec l’accord de la CONCASS, un questionnaire qui a été rempli par 151 personnes, 139 femmes et 12 hommes, ce qui donne, pour l’ensemble, un taux de féminisation de 92,1% comparable au taux de féminisation de la profession : 94% ; en raison du très faible effectif des hommes, sauf exception, nous n’avons pas tenu compte de la variable sexe ; 30 départements étaient recensés ; sur 149 AS (1) ayant précisé leur lieu de travail (ou d’études), 68 (45,6%) exercent en Île-de-France (IDF) et 81 (54,4%) en Province. Les résultats (2) que nous donnons ne prétendent qu’ à une représentativité limitée : celles des AS les plus mobilisé(e)s et les plus disponibles en mai 1993. Nous avons rencontré un problème majeur dans l’évaluation de nos résultats : il n’existe pas de statistiques nationales permettant de connaître l’origine sociale des assistantes sociales en exercice, leur âge, leur statut exact, etc. Dans ces conditions, toute comparaison entre les assistantes sociales en lutte et l’ensemble de la profession était impossible !

A) Données socio-démographiques sur les AS

Pour la région parisienne comme pour la Province, la génération la mieux représentée est celle des 36-40 ans (cf. tabl.1) mais la délégation de Province est nettement plus jeune : la part des AS entre 21 et 30 ans étant inférieure à 15 % pour l’Île-de-France et égale à 29,6% pour la Province.

1 - Age

Ens emble Île-de- France Pro vince
N % N % N %
De 21 à 30 36 23,8 10 14,7 24 29,6
De 31 à 35 28 18,5 13 19,1 15 18,5
De 36 à 40 41 27,2 19 27,9 22 27,2
De 41 à 50 30 19,9 16 23,5 14 17,3
51 et plus 6 4,0 5 7,4 1 1,2
NR 10 6,6 5 7,4 5 6,2
Total 151 68 81

***

La majorité des AS de province, présent(e)s, vit en couple (59 sur 81, soit 72,8%) contre la moitié des AS de la région parisienne (34 sur 68) ; la proportion des hommes en couple est nettement plus élevée que celle des femmes (83% contre 61%) mais cette différence est à relativiser en fonction du nombre réduit de l’effectif masculin (tabl.2).

2 - Situation familiale

Ens emble F F H H
N % N % N %
En couple * 95 62,9 85 61 10 83
Seul(e) * 54 35,8 52 37 2 17
Autres 2 1,3 2 1
Total 151 139 12

* avec ou sans enfant

* * *

Près de la moitié des personnes interrogées n’ont pas d’enfants ; Parmi celles ayant des enfants (qu’ils vivent ou non chez leurs parents), la proportion des AS ayant deux enfants est moins élevée en région parisienne (19%) qu’en Province (31%) (tabl.3).

3 - Nombre d’enfants

Ensem ble Île-de- France Pro vince
N % N % N %
0 68 45,0 32 47,1 35 43,2
1 28 18,5 16 23,5 12 14,8
2 39 25,8 13 19,1 25 30,9
3 et plus 15 9,9 7 10,3 8 9,9
NR 1 0,7 1 1,2
Total 151 68 81

* * *

La majorité des AS présent(e)s ont des origines sociales plutôt populaires : 56,6% de leurs parents (CSP des pères et mères confondues) peuvent être classés en effet dans les CSP suivantes : ouvriers, employés, professions intermédiaires. Si, par ailleurs, à titre indicatif, on compare le poids des cadres, professions intellectuelles supérieures chez les pères (25,8% *, tabl. 4) à celle de ces professions dans la population active occupée en 1990 (14% pour les hommes * *), on note une surreprésentation de cette catégorie chez les AS questionné(e)s.

4 - CSP du père et de la mère

re re
N % N %
1.Agriculteur exploitant 13 8,6 11 7,3
2. Artisan(e), commerçant(e), chef d’entreprise 17 11,3 14 9,3
3. Cadre, profession intellectuelle supérieure 39 25,8 7 4,6
4. Professions intermédiaires 28 18,5 34 22,5
5. Employé(e) 20 13,2 44 29,1
6. Ouvrier(e) 32 21,2 13 8,6
7. au foyer 23 15,2
8. non réponse 2 1,3 5 3,3
Total 151 151

* Pour la CSP des parents à la retraite ou décédé(e)s, nous avons retenu la dernière profession exercée. Les "mères au foyer" recouvrent le cas des femmes qui ont passé la plus grande partie de leur "carrière" professionnelle chez elles.

** estimation à partir des résultats du recensement de 1990, INSEE. Nous avons choisi de faire cette comparaison à titre indicatif, cette CSP étant en expansion dans la population active.

* * *

Plus des 3/4 des AS ayant répondu à l’appel de la CONCASS en mai 93, voire au cours de la lutte, travaillaient dans le secteur public ; si on y ajoute celles qui travaillaient dans les organismes de la Sécurité sociale, c’est près de 90% des AS mobilisées qui appartenaient au secteur public et semi-public (tabl.5), les 30% d’AS, environ, travaillant dans le secteur privé ou associatif étant très faiblement représenté(e)s dans le mouvement.

5 - Employeurs

Chiffres des États Généraux Chiffres nationaux *
N % N %
Fonction publique territoriale 73 49,7 11 000 29,0
Fonction publique d’État 13 8,8 4 331 11,4
Fonction publique hospitalière 28 19,0 3 300 8,8
Organismes de sécurité sociale 16 10,9 7 800 20,8
Secteur privé et associatif 15 10,2 11 000 29,0
Non réponse 2 1,4
Total 147 37 431

* Ces chiffres sont ceux cités, en décembre 1991, par Jean-Louis Bianco dans son "Plan d’action".

6 - Statut

N %
en formation 3 2,0
stagiaire 7 4,6
titulaire 122 80,8
CDI 8 5,3
CDD 7 4,6
Chômage/AR 4 2,6
Total 151

7 - Dénomination

N %
Polyvalente de secteur 66 44,9
Spécialisée 71 48,3
Autre 10 6,9
Total 147

B) la mobilisation

Les AS présent(e)s lors des Etats Généraux venaient de 30 départements dans lesquels un.collectif départemental avait existé dans la plupart des cas ; la majorité d’entre eux étaient encore actifs plus d’un an après la fin de la grève. Cette activité semble avoir été beaucoup plus tenace en Province que sur la région parisienne (tabl.8). Par contre les AS de la région parisienne présentes ont été plus nombreuses que leurs collègues de Province à participer à la grève reconductible (tabl.9) : ceci n’a rien d’étonnant sachant que la grève a démarré sur la région parisienne, là où la densité des AS est plus élevée qu’ailleurs, là où il est plus aisé d’imposer un rapport de forces.

8 - Le collectif du département se réunit-il encore ?

Ens emble Île-de- France Pro vince
N % N % N %
Oui 111 78,0 42 61,8 69 87,3
Non 28 18,9 18 26,5 9 11,4
NR + AR 9 6,1 8 11,7 1 1,3
Total 148 68 79

9 - Avez-vous participé la grève reconductible ?

Ensem ble Île-de- France Pro vince
N % N % N %
Oui 109 72,2 57 83,8 51 63,0
Partiellement 23 15,2 6 8,8 16 19,8
Non 17 11,3 5 7,4 12 14,8
NR + AR 2 1,3 2 2,5
Total 151 68 81

* * *

Concernant le taux de syndicalisation des AS , plusieurs remarques s’imposent : les syndiqué(e)s étaient surreprésenté(e)s ; ce sont elles et eux qui ont le mieux résisté aux adversités (tabl.10). Néanmoins, il n’y a pas eu de vague de syndicalisation après la grève : 14 non syndiqué(e)s ont rejoint les syndicats mais 8 les ont quittés : gain net 6 syndiqué(e)s ! résultat final de ces mouvements(en tenant compte de changement d’affiliation syndicale), la CGT se renforce, la CFDT et la FEN dont les directions ont signé le plan d’action gouvernemental s’affaiblissent, voire disparaissent comme la FEN qui perd ses militant(e)s au profit d’un nouveau syndicat, le SNUASEN, affilié à la FSU (tabl.11).

10 - Non syndiqué (e)s/syndiqué(e)s

Avant la grève Après la grève
N % N %
Non syndiqué(e)s 93 61,6 87 57,6
CGT 26 17,2 32 21,2
CFDT 22 14,6 18 12,0
FEN 2 1,3 0
SNUASEN 4 6
CRC 5 3,3 6 4,0
FO 1 0,7 1 0,7
Syndi. ss. Précision 2 1,3 3 2,0
Total 151 151

11 - Origines des non syndiqué(e)s et des syndiqué(e)s après la grève*

Non-syndiqué(e)s Après la grève Syndiqué(e)s Après la grève
Avant : N % N %
Non syndiqué(e)s 79 90,8 14 21,9
CGT 1 1,1 25 39,1
CFDT 5 5,7 17 26,6
FEN 2 3,1
SNUASEN
CRC 1 1,1 4 6,3
FO 1 1,6
Syndi. ss. Précision 1 1,1 1 1,6
Total 87 64

* Lire ainsi : sur 87 non-syndiqués après la grève, 79 étaient déjà non-syndiqués etc. (...) De même, sur 64 syndiqué(e)s après la grève, 25 étaient déjà syndiqué(e)s à la CGT etc.

1) Les résultats publiés ici sont partiels ; nous remercions tout particulièrement J. Jenny (GEDISST, IRESCO), pour sa collaboration.
2) L’ensemble des effectifs ne sont pas toujours égaux à 151, certaines questions ne concernant pas tout le monde.

P.-S.

Article paru dans Futur Antérieur n° spécial de septembre 1994 (Les coordinations de travailleurs dans la confrontation sociale).

Notes

[1Cet article a été rédigé en juin 1993 ; depuis, la Coordination nationale existe toujours mais avec des forces plus réduites.

[2On peut estimer à 2 248 000 le nombre des sans-abris et des mal-logés en France, selon les chiffres publiés dans Le Monde, le 11.11.1993. Les AS y ajoutent les occupants de foyers de travailleurs et les personnes hébergées par des parents ou amis, soit 5 000 000 de personnes environ.

[3Pour un compte rendu détaillé des États Généraux Nationaux des AS de mai 1993, cf. Paroles et Pratiques Sociales, septembre 1993.

[4Deux textes émanant de l’APCG (Assemblée des présidents des conseils généraux) ont été diffusés par la coordination nationale des AS : le premier est le rapport provisoire de synthèse, daté de janvier 1993, d’une recherche-action réalisée par l’IPTR intitulée "Les travailleurs sociaux crise du recrutement et formation ; Analyse et éléments pour une stratégie". Les phrases citées sont tirées de ce document ; le deuxième est un document de l’APCG du 15/3/93 ; il reprend dans les grandes lignes le précédent, sous le titre : "Les travailleurs sociaux : crise de la formation". C’est là que les AS sont qualifiées de trop "idéalistes" ; cf. également "Assistantes sociales contre élus locaux", Le Monde, 19-20 sept. 1993.

[5Questionnaire diffusé entre décembre 1991 et janvier 92, rempli par 129 AS, dans lequel nous posions également une question sur les raisons pour lesquelles les AS employaient le masculin pluriel pour désigner leur mouvement.

[6Pour un historique détaillé de la lutte (1990-1991), nous renvoyons à la chronologie parue dans le journal de la fédération syndicale CRC Offensive syndicale, n°6, janvier 1992 et pour la suite du mouvement à la revue PEPS, sept. 93.

[7Pour la signification des sigles cf. Annexe 1.

[8Pour le détail du Plan d’action proposé par J. L. Bianco, le 5 décembre 91, et signé par la CFDT, la CFTC, la FEN et la FGAF, cf. ASH, N° 1763, du 13 décembre 91. Le seul point positif pour les AS en lutte, fut la redéfinition moins restrictive de la fonction des assistants de service social. Les salaires restaient encadrés par l’accord salarial signé février 90 par cinq organisations dont la CFDT et la FEN. Toute revalorisation restait subordonnée à une "rénovation" ultérieure des formations. Le seul engagement concret, celui d’accroître les moyens financiers des centres de formation dès la rentrée 92, ne fut pas tenue. Rien n’était prévu sur les moyens pour "un service social de qualité", les AS étant renvoyés à leurs employeurs respectifs.

[9Directeur, à l’époque, de la DRASS du Nord-Pas-de-Calais.

[10SUD : "Solidaires, Unitaires, Démocratiques" ; les militant(e)s de cette fédération des Postes et Télécommunication, tout comme ceux et celles du CRC, avaient été exclu(e)s, fin 1988, notamment pour avoir soutenu la coordination infirmière et la lutte des chauffeurs des "camions jaunes" au PTT.

[11Dans une circulaire du 30 septembre 1988, de la fédération CGT de la Santé et de l’Action sociale, la coordination des infirmières était décrite ainsi : "Autant dire tout de suite que cette coordination est orchestrée par de véritables "professionnels politiques" essayant d’opposer la "base" des infirmières aux syndicats CGT et dont leurs objectifs visent la récupération du mouvement."

[12Louis Viannet déclarait au journal Le Monde du 19 juin 1992 : "La recherche de coordination, collectifs ou autres formes précaires d’organisation pour des objectifs précis et/ou pour des catégories spécifiques, n’est-elle pas la traduction des exigences neuves qui montent dans le salariat pour une action syndicale où les salariés décident de leurs revendications, des formes d’action et gardent la maîtrise de l’appréciation des résultats ?"

[13Dans le cadre d’un questionnaire que nous avons diffusé lors des Etats Généraux Nationaux de mai 93 et qui a été rempli par 151 AS.

[14Le 7 novembre 1991, par exemple, plusieurs milliers d’AS, de Paris et de Province, ont bloqué, pendant plusieurs heures, le départ du TGV, à la gare Montparnasse. Cette action "spectaculaire" intervenait elle même après l’occupation, nuit et jour, du square Boucicaut, à Paris, pendant un mois environ.

[15Parmi lesquels tous les sociologues et historiens que j’ai cités (cf. bibliographie), J. Verdès-Leroux (1978) exceptée.

[16Pour se procurer le film, écrire à la CONCASS, chez Marie Perrier, 112, rue Henri Barbusse, 93300 Aubervilliers. Prix : 115 F (port compris).

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