« Le dévoilement de la domination va peut-être permettre de lutter contre cette domination »

, par MATHIEU Lilian

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Inaugurée en 1964 avec la publication (avec Jean-Claude Passeron) des Héritiers, l’analyse de l’école constitue un des éléments centraux de l’œuvre de Pierre Bourdieu. Cet entretien avec une jeune agrégée de sciences économiques et sociales interroge directement la capacité de la sociologie à dépasser le simple constat d’une école, instance de reproduction des inégalités sociales, pour davantage offrir les instruments de lutte contre la violence symbolique dont l’institution scolaire est le cadre. Ce sont ainsi les pertinences, mais aussi les limites (inhérentes notamment à un certain misérabilisme), de la sociologie critique de Bourdieu qui sont ici soulignées.

  • Mouvements : Est-ce que vous pouvez vous présenter ?

Karine B. : Je suis agrégée de sciences économiques et sociales. J’ai fait l’inverse de la majorité des professeurs : j’ai commencé dans des lycées assez bourgeois, et maintenant, depuis deux ans, j’enseigne dans des lycées de ZEP. Les sciences économiques et sociales (SES) ne s’enseignent qu’en lycée d’enseignement général. Elles s’enseignent maintenant sous forme optionnelle en seconde — ceci dit, c’est une option que choisissent quand même une majorité d’élèves. Ensuite, ça s’enseigne de manière plus approfondie dans la filière ES.

  • M. : Bourdieu est-il officiellement au programme ?

K. B. : Oui. Il y a une vraie reconnaissance institutionnelle de Bourdieu, il fait partie des auteurs qu’on étudie en première et en terminale. En revanche, il n’est pas officiellement au programme en seconde.

  • M. : À quelle occasion évoquez-vous Bourdieu dans votre enseignement ?

K. B. : Je parle beaucoup de Bourdieu en première quand on analyse la stratification sociale, est-ce qu’il y a encore des classes sociales ? etc. J’en parle aussi en seconde quand j’essaie d’expliquer les inégalités scolaires aux élèves. Les inégalités scolaires ne sont pas au programme en seconde, mais ça me semble quelque chose d’extrêmement important, d’autant que 80 % des élèves de seconde ne feront plus de sociologie après. Donc, et même si ce n’est pas officiellement au programme, je l’aborde à partir du thème de la famille. La famille est le seul thème de sociologie que l’on ait en seconde, et pour illustrer la socialisation familiale je prends l’exemple des inégalités scolaires.

Pour moi, un des objectifs de l’enseignement de la sociologie au lycée, c’est de faire comprendre aux élèves la notion — même si après on la discute, on la nuance, etc. — de déterminisme social. Les élèves ont a priori l’idée que chacun est libre de construire son destin, que le destin social des individus ne naît que de leur intelligence, de leur volonté, de leur travail... Ils sont vraiment très rétifs devant cette idée de déterminisme. Et pour le coup, les inégalités scolaires, c’est une façon — un peu violente, d’ailleurs — de leur montrer que ce déterminisme existe, et que chacun n’a pas les mêmes chances, au départ, de réussir à l’école. En général, quand je traite des inégalités, j’organise un débat sur les inégalités de revenus et il apparaît assez vite que, pour beaucoup d’élèves, ces inégalités sont justifiées parce qu’elles reflètent les inégalités de diplômes. Et que, comme elles reflètent les inégalités de diplômes, il est normal que les personnes qui ont beaucoup travaillé à l’école soient plus rémunérées que celles qui n’ont pas travaillé à l’école. Donc, c’est important de leur montrer que, pour ceux qui ont des hauts revenus et des hauts diplômes, ce n’est pas vraiment de l’ordre du mérite personnel, mais plutôt que tout le monde n’a pas des chances égales au départ.

Mon métier, je le fais dans un sens très militant. C’est-à-dire que la neutralité professorale, je m’assois dessus tranquillement… Je ne suis pas du tout un cas isolé, et beaucoup d’enseignants voient leur métier comme ça. La majorité des enseignants de SES du secondaire que j’ai rencontrés sont très influencés par la pensée de Bourdieu, et plutôt marqués à gauche. Et c’est vrai que là, pour le coup, il y a une vraie influence de Bourdieu dans l’idée que le dévoilement de la domination va peut-être permettre de lutter contre cette domination. Il y a cette idée là qui guide mon travail quand j’enseigne la sociologie. Après, ce qu’il est intéressant de savoir, c’est justement si ce mécanisme de dévoilement de la domination fonctionne.

  • M. : Alors ?

K.B. : Eh bien, oui et non. Ça fonctionne de manière pratique pour certains élèves, mais ça ne fonctionne pas dans le sens d’une conscientisation politique. Il y a trois fonctions dans ce cours. Vous avez d’abord la fonction d’explication de la réalité sociale, comme dans tout cours de sciences économiques et sociales. Vous avez ensuite la fonction presque de conscientisation politique, de faire connaître cette domination au profit d’une lutte collective contre cette domination, mais ça je ne l’ai pas vu encore fonctionner ; le jour où ça m’arrivera ça sera une grande victoire ! Et puis vous avez la troisième fonction, qui est une fonction pratique, c’est-à-dire « vous êtes en échec scolaire — parce que la plupart sont en échec scolaire — je vais vous expliquer en partie pourquoi vous êtes en échec scolaire, et peut-être qu’en vous l’expliquant vous allez comprendre où sont vos problèmes et du coup vous allez pouvoir y remédier ». Et ce qui est assez intéressant, c’est que parfois ce troisième objectif est atteint. Pour certains élèves, le fait de leur expliquer que le langage attendu à l’école est différent du langage qui est pratiqué chez eux, c’est une sorte de découverte. Déjà, ils commencent à saisir où ça pèche. Je leur explique qu’il y a un système de normes scolaires auquel il faut qu’ils se conforment, et qu’ils peuvent très bien s’y conformer en prenant de la distance par rapport à ce langage. Je leur dis : « finalement, le langage attendu à l’école c’est presque une langue étrangère. Donc il faut que vous fassiez une opération de traduction : au lieu de paie, vous écrivez salaire, au lieu de travail vous écrivez emploi, etc ». Et pour certains élèves, il y a une délivrance au niveau du langage. Il y a toujours un ou deux élèves dans la classe — dans le secondaire, un ou deux élèves dans une classe, c’est énorme — qui ont un déblocage. Après, ça peut être plus ou moins maladroit, mais au moins ils ont compris qu’il y avait une exigence de forme. Je ne pense pas que Bourdieu ait pensé à l’opérationalité du dévoilement dans ce sens-là, qui est vraiment une opérationalité enseignante.

Malheureusement, l’idée avancée par Bourdieu que le dévoilement des mécanismes de la domination peut permettre la lutte contre cette domination, pour moi, ça ne marche pas. Parce qu’on vit dans une société où les enfants sont essentiellement intéressés par la réussite personnelle, par l’argent. Ce sont des enfants très individualistes, à des milliards d’années-lumière de toute action collective. Ceci dit, grâce à ce cours sur les inégalités scolaires, je crois que beaucoup comprennent qu’on ne peut pas raisonner en termes de culpabilité individuelle, de responsabilité individuelle, mais d’inégalités sociales.

  • M. : Vous venez vous-même d’un milieu populaire, et votre trajectoire est en contradiction avec la théorie de la reproduction. Comment avez-vous reçu les analyses de Bourdieu ?

K. B. : Je me souviens de m’être dit que Bourdieu, c’était génial, quand j’étais étudiante, parce que ça abordait la domination hors économie. Je sentais confusément qu’on vit dans une société où la domination n’est pas seulement une domination par l’argent, que ça se passe autre part, et pour moi, c’est aussi l’apport de Bourdieu, que j’ai compris comme un enrichissement d’une approche marxiste trop économiciste. En même temps, je n’ai jamais vécu douloureusement ma trajectoire sociale : pour moi ça a toujours été un bonheur, une source de richesses incroyable. Moi, Annie Ernaux, par exemple, je ne comprends pas. Les gens qui se plaignent à longueur de journée, ou à longueur d’œuvre, sur « mon Dieu, c’était horrible, je me sentais exclue, je sentais que je n’appartenais pas à ce monde, etc. », c’est quelque chose que je n’ai jamais ressenti. Quand j’étais à Sciences-po, je sortais avec de riches bourgeois qui m’invitaient au restaurant, au cinéma. J’étais très contente, ça me faisait assez rire de jouer le rôle de la fille de prolétaire, c’était quelque chose avec quoi je prenais assez de distance. À part la différence d’argent, donc de possibilités matérielles, je ne l’ai jamais vécu douloureusement. J’ai toujours vécu comme un bonheur d’avoir la chance d’accéder à un autre milieu, et en même temps, dans cet autre milieu, d’être plus riche que les gens de ce milieu. C’est-à-dire qu’il y a des plaisirs que, pour moi, les bourgeois n’auront jamais.

Et puis il y a des formes de sociabilité, des formes de relations entre les gens complètement différentes selon les milieux sociaux. Pour moi il y a quelque chose dans les milieux populaires, surtout au sein des familles, qui est beaucoup plus politique que dans les familles bourgeoises. Ce qu’avance Gaxie sur l’incompétence politique des classes populaires, c’est de la connerie. Parce que je me dis que Gaxie n’a jamais assisté à un mariage ou à un baptême ou à un repas de famille chez les classes populaires. Moi, toute diplômée de Science-po ou toute agrégée de sciences sociales que je suis, quand je retourne dans ma famille, ma mère, mon frère, ma tante, mes cousins me font tranquillement des cours d’économie, ou des cours de science politique ! Ça ne les gêne absolument pas de m’exposer leur vision du fonctionnement des choses. Il y a une domination et en même temps non, parce qu’il y a une remise en cause fondamentale chez les classes populaires des personnes diplômées. Et ma mère a une expression assez rigolote pour dire ça, quand on n’est pas d’accord sur un sujet elle me dit « de toute façon, toi, tu parles comme les livres ». Ça veut dire « tu as lu trop de livres, donc tu ne connais pas la réalité, donc ton discours n’est pas légitime ». Je trouve que les écrits de Bourdieu ou consorts présentent souvent les classes populaires comme complètement tétanisées devant les personnes qui ont un capital culturel élevé et n’osant pas exprimer leur point de vue, ce que je n’ai jamais vécu. Il y a une irrévérence vis-à-vis du savoir, de la culture.

  • M. : Ce que répondrait un bourdieusien orthodoxe c’est qu’il n’empêche que si on confronte la vision « légitime » du monde qui est celle des classes dominantes et la version « sauvage » des classes populaires, il y en a une qui a davantage les moyens de s’imposer à l’autre.

K. B. : Oui, sauf que... légitime pour qui ? Pour certaines personnes des classes populaires, la vision « dominante » n’est absolument pas légitime.

  • M. : Mais est-ce que ce n’est pas une remise en cause de la légitimité qui ne peut se faire que dans l’entre-soi des classes des populaires ? L’exemple, c’est justement à l’école, où un tel discours sera illégitimé d’emblée.

K.B. : Bien sûr. C’est pour ça que je ne remets pas en cause globalement le mécanisme de la domination. Ce que je remets en cause dans la domination décrite par Bourdieu et les bourdieusiens, c’est leur refus de prendre en compte qu’il y a un espace de liberté de parole extrêmement important au sein des classes populaires. Mais effectivement, le malheur, c’est que cette remise en cause n’a lieu que dans l’espace privé.

Maintenant, pour en revenir à ma profession, ce qui me pose problème c’est la tension justement entre ma volonté de lutter contre la domination et le fait que je suis en même temps un agent de cette domination. C’est la tension que vit tout professeur qui a lu Bourdieu et qui donc cherche, en utilisant Bourdieu, à remédier aux inégalités scolaires mais qui, en même temps, est un agent de cette domination, qui participe à la reproduction sociale...

  • M. : ... qui exerce une violence symbolique...

K.B. : Bien sûr. C’est assez compliqué à vivre. Une fois que vous avez dit que la culture populaire était éloignée de la culture scolaire, qu’est-ce que vous faites ? C’est ça le problème. C’est tout le débat entre le relativisme culturel et l’élitisme. J’enseigne Bourdieu, mais en même temps je continue à penser qu’un exercice comme la dissertation est un exercice extrêmement formateur. Même si je sais que la dissertation défavorise beaucoup plus les enfants des classes populaires que les enfants des classes plus favorisées. Ce que je demande, c’est qu’on me laisse le temps et qu’on me donne les moyens d’apprendre aux enfants à acquérir ce mécanisme-là. Parce que c’est possible. Si on y passe beaucoup beaucoup de temps, si on les fait beaucoup beaucoup s’entraîner, ils y arrivent — plus ou moins bien, mais ils y arrivent. La meilleure chose à faire, c’est de maintenir un niveau d’exigence, un niveau de culture élevé. À condition qu’on nous en donne les moyens, si on a beaucoup d’heures de cours, si on a des effectifs réduits, je suis sûre qu’on peut y arriver.

Ceci dit, je culpabilise parfois parce qu’il y a des élèves qui n’y arrivent pas. Parce que je les sélectionne aussi sur le niveau de leur expression écrite, etc. C’est vraiment difficile, par exemple quand on les oriente vers des filières techniques ou professionnelles : quand on voit les conditions de travail et de rémunération des ouvriers... Ce qui est aussi vraiment difficile à gérer, c’est le problème des élèves qui ont intériorisé un certain destin social, qui vous disent tout de suite « moi je ne veux pas faire de longues études, je veux faire une première technique, etc ». Parmi ces élèves-là, certains auraient les capacités de suivre une filière générale. La difficulté apparaît si vous commencez à dire à quelqu’un « mais enfin c’est bête que tu ailles dans la filière technique, tu as les capacités d’aller en filière générale ». Ça veut dire que vous présentez la hiérarchisation filière générale/filière technique comme une hiérarchisation en termes de capacité, ce qui peut être gênant pour les autres. Ensuite, vous allez expliquer à un élève, qui n’a, lui, que les capacités d’aller en enseignement technologique : « tu sais, ce n’est pas du tout que tu es plus idiot que les autres, c’est que tu as une forme d’intelligence plus concrète, etc. » C’est l’horreur, vous avez l’impression d’être tout le temps de mauvaise foi.

Ensuite, si vous incitez un gamin qui n’a pas d’ambition, ou qui a en fait des ambitions conformes à celles de son milieu social à aller dans une filière générale, c’est un grand pari : s’il a son bac d’enseignement général, et qu’après il va à la fac et qu’il se plante, qu’est-ce qu’il va faire ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux qu’il ait un bac professionnel ou technique, qu’il fasse un bon BTS ? Il trouvera plus facilement un emploi sur le marché du travail que s’il se retrouve avec une licence de psychologie... Participer à ça, c’est vrai que c’est assez atroce. Ce sont des questions qu’on se pose tous.

P.-S.

Article paru dans Mouvements, n° 24, novembre-décembre 2002.

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