Veillée d’armes au Kosovo

La résistible dislocation du puzzle

, par SAMARY Catherine

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Réunis à Athènes le 23 juin 1998, les ministres des affaires étrangères de la Grèce et de la Macédoine (Skopje) ont appelé à une solution pacifique de la crise du Kosovo, qui respecte les frontières internationales de la Serbie et le droit des Albanais à l’autonomie. Ils se sont prononcés pour une solution pacifique de la crise. Cette première rencontre des chefs de la diplomatie de deux Etats qu’a opposés un long contentieux illustre une réelle inquiétude. L’intervention de l’armée serbe au Kosovo, la radicalisation des revendications de l’Armée de libération, les menaces de frappe de l’OTAN font craindre, en effet, une extension du conflit à la Macédoine – où l’importante minorité albanaise réclame le statut de peuple – et de nouvelles vagues de réfugiés qui pourraient submerger la fragile Albanie. Elles pourraient aussi remettre en cause les équilibres instables au sein même de la Bosnie-Herzégovine, que les accords de Dayton ont provisoirement figés. Ainsi, de manière qui paraît irrésistible, se poursuit la fragmentation du puzzle yougoslave, fragmentation qui n’était nullement inéluctable, mais qui résulte de politiques délibérées des forces nationalistes et de l’incapacité de la communauté internationale à comprendre les enjeux nationaux dans les Balkans.

Il y a neuf ans, la prise en main par Belgrade de la province autonome du Kosovo ouvrait le premier acte de la remise en cause des équilibres constitutionnels issus du titisme, et l’ascension au pouvoir de Slobodan Milosevic. Parallèlement, s’affirmait en Croatie la Communauté démocratique croate (HDZ), le parti de Franjo Tudjman, élu président en 1990 en s’attaquant au statut des Serbes dans la République. Après le troisième acte de la décomposition yougoslave, marqué par les sécessions slovène et croate, commencent les guerres de nettoyage ethnique en Croatie puis en Bosnie- Herzégovine. Avec les récentes offensives meurtrières de la police serbe au Kosovo, qui n’ont pu qu’accentuer une dynamique indépendantiste au coeur de cette « Algérie dans l’Orléanais », pour reprendre la formule d’André Malraux, s’ouvre une autre page de la décomposition de l’espace yougoslave.

C’est dans le contexte d’une très grave crise politique, avec la victoire de ses adversaires au Monténégro, et un gouvernement désormais élargi au Parti radical serbe de Vojislav Seselj, un parti fascisant, que le président de la troisième Yougoslavie (Fédération serbo-monténégrine), Slobodan Milosevic, engage cette escalade.

L’ouverture d’un nouveau foyer de guerre dans les Balkans peut avoir des conséquences explosives dans la fragile république de Macédoine — où les Albanais, 20 % à 30 % de la population, revendiquent le statut de peuple —, déstabiliser les équilibres précaires de la Bosnie-Herzégovine, accélérer la désintégration de la Yougoslavie dont le Monténégro tend à se détacher [1].

Une à une, les pièces du puzzle yougoslave n’en finissent pas de tomber et nul ne peut prédire une fin à cette longue décomposition face à laquelle la « communauté internationale » a surtout été un pyromane pompier. La reconnaissance, sous pression allemande, de l’indépendance, sans négociation, de nouveaux Etats s’est faite sans que les questions nationales soient traitées de façon cohérente. Elle n’a pas empêché la guerre de se propager. Si l’intervention de l’OTAN et les accords de Dayton de 1995 [2] ont abouti à un cessez-le-feu en Bosnie-Herzégovine, ils ont aussi entériné les nettoyages ethniques. Et les pouvoirs en place ont toutes les raisons d’empêcher les centaines de réfugiés de retourner chez eux.

L’ancienne Yougoslavie n’est plus, il ne reste qu’un espace morcelé. On peut décrire cette irrésistible spirale de décomposition sous deux éclairages opposés. La thèse privilégiée à Belgrade au début de la crise, en 1990-1993, a été celle du « complot », manigancé par l’Allemagne et le Vatican : il est de notoriété publique que les sécessions de la Slovénie et de la Croatie ont été puissamment encouragées de ces côtés-là. Mais pourquoi les populations ont-elles choisi l’indépendance lors des référendums des Républiques concernées ? Le complot n’explique rien - ni la crise économique, morale et politique de la Fédération yougoslave, patente tout au long de la décennie 80, paralysant ses institutions ; ni le conflit particulier du Kosovo, qui traverse le temps long de l’histoire yougoslave.

À l’opposé de cette vision policière de la crise, l’autre interprétation ne perçoit que des causes intérieures à l’ancien système - la « communauté internationale » étant seulement coupable d’intervention tardive et insuffisante.
Cette crise serait donc une réalité étrangère à « notre » civilisation. La thèse des haines interethniques ou des tribus qui s’entre-déchirent depuis des siècles est une variante de ce type d’approche, renvoyant dos à dos tous les protagonistes. L’autre variante est celle de l’agresseur « serbo-communiste », cause supposée unique de la crise et de la guerre. Dans les deux cas le régime communiste n’aurait fait, au mieux, qu’étouffer les nationalismes. Au pire, il les aurait entretenus pour s’en nourrir finalement : la Yougoslavie de Tito aurait « imposé » à ces peuples de vivre ensemble. La crise du projet socialiste et la conquête du pluralisme auraient simplement poussé les bureaucrates de l’ancien parti unique (éclaté sur chaque République) à troquer leur habit « communiste autogestionnaire » contre une défroque nationaliste. Les haines refoulées et réprimées seraient remontées à la surface. D’où l’éclatement du puzzle... L’interprétation semble avoir le mérite de la cohérence. Mais la simplification (le simplisme) dans l’approche du passé n’ai de guère à comprendre les difficultés du présent.

Lors de la seconde guerre mondiale, comme aujourd’hui, les violences interethniques relevèrent de politiques qui ont cherché à construire des Etats-nations sur des bases ethniques exclusives lors de l’éclatement de la première comme de la deuxième Yougoslavie. Comment comprendre la défaite de ces projets dans le premier cas — et leur résurgence ultérieure — et leur victoire dans le second ?

Le ciment de l’antifascisme

Une première différence de contexte s’impose : les régimes fascistes ou collaborateurs qui régnaient dans les Etats issus de l’éclatement de la première Yougoslavie se trouvaient soumis à l’occupation des puissances de l’Axe, Allemagne nazie et Italie mussolinienne. Dès lors, la lutte antifasciste avait un adversaire extérieur. Le Parti communiste yougoslave sut s’emparer de cette dimension unificatrice en organisant une lutte de libération nationale sur tout le territoire yougoslave. Dans les années 90, au contraire, il n’y avait plus d’ennemi extérieur commun : l’Allemagne était attractive en Slovénie et en Croatie, et perçue comme l’ennemi héréditaire en Serbie ; il n’y avait pas non plus de risque d’intervention soviétique après le tournant gorbatchévien.

Mais ce ciment externe n’est pas suffisant pour comprendre pourquoi en 1945 il y eut défaite des politiques nationalistes et mise en place d’une deuxième Yougoslavie ; alors qu’en 1990-1991 le projet yougoslave de M. Ante Markovic, Croate libéral et chef du dernier gouvernement de la fédération, a échoué aux élections des diverses Républiques.

Certes, il n’y eut pas, après la seconde guerre mondiale, de véritables élections pluralistes portant le Parti communiste yougoslave (PCY) au pouvoir (les candidats d’opposition les ont boycottées, tant ils estimaient la situation « ficelée »). Mais le PCY aurait-il pu imposer contre la volonté majoritaire des peuples concernés la mise en place de cette deuxième Yougoslavie, après l’échec de la première dénoncée comme « prison des peuples », après les terribles affrontements fratricides de cette guerre ? La thèse est d’autant plus absurde que ce parti, déchiré par les luttes internes fractionnelles et frappé par la répression du précédent régime (il avait été interdit dès le début des années 20) regroupait moins de 10 000 membres avant la guerre... Ni les exécutions sommaires de collaborateurs réels ou présumés par le PCY au lendemain de la guerre ni la rapide interdiction du pluralisme ne suppriment la popularité initiale, et durable, du régime.

La lutte commune multinationale contre le fascisme s’organisait en pratique autour d’un projet fédératif (qui devait être balkanique et inclure l’Albanie, comme Tito l’avait promis) : la mise en place des futures Républiques et la distribution des terres aux paysans sur les zones libérées furent les bases initiales d’un rapprochement non artificiel des peuples de cet espace. Après la rupture avec Staline en 1948, l’introduction des droits autogestionnaires visait à consolider la base sociale du régime dans les usines et l’intelligentsia ; la décollectivisation dès 1953 chercha à se réconcilier la paysannerie après une phase de collectivisation forcée sous pression stalinienne.

Bref, sans les progrès réalisés par rapport au passé, sur le plan socio- économique et dans la reconnaissance des identités nationales multiples, on ne peut comprendre plusieurs décennies d’une histoire dont beaucoup tiraient la fierté d’être « yougoslaves », même s’ils gardaient aussi une identité serbe, croate, slovène ou albanaise [3]. L’économie a connu des taux de croissance importants jusqu’à la fin des années 70, permettant à un pays de la périphérie capitaliste encore à 80 % agricole à la veille de la seconde guerre mondiale de sortir du sous-développement.

Certes, cet ensemble était récent et fragile : l’absence de démocratie a signifié une « vérité officielle » cherchant à étouffer plutôt qu’à discuter les pages noires du passé. Le parti unique, le manque de transparence et de cohérence dans les choix économiques ont facilité la prolifération d’une bureaucratie décentralisée gérant souvent à son profit de façon aberrante les fonds d’investissements — ce fut le cas au Kosovo. La répression des tensions sociales et nationales va pousser au chacun-pour-soi. La décentralisation croissante de l’économie sans contre-poids démocratique et son ouverture au marché mondial se sont payées très cher dans la décennie 80. Même si toutes les régions se sont développées, l’écart de revenu national par habitant s’est creusé entre Républiques dotées d’une démographie et de structures de production très différentes : là réside l’échec majeur du régime.

Dans ce cadre, l’endettement extérieur, précipité par la hausse des prix du pétrole puis par celle des taux d’intérêt au début des années 80, va sonner le glas du système. La dette extérieure de 20 milliards de dollars en 1980 ouvrit une décennie de crise et de conflits croissants, avec des milliers de grèves éclatées. Les pouvoirs de la Fédération furent incapables d’imposer à ceux des Républiques et provinces (Kosovo et Voïvodine) un partage solidaire de la dette : les régions riches s’estimaient lésées par une gestion bureaucratique inefficace, supposée assurer une redistribution des ressources vers les régions moins développées. Mais celles-ci dénonçaient à leur tour les avantages de prix et de capacité d’exportation (donc de devises) des régions riches, appuyées sur l’utilisation de leurs matières premières fournies à bas prix...

Bref, on était loin des haines interethniques comme causes de la crise. En revanche, la crise elle-même a nourri la montée des nationalismes. Mais le titisme n’avait pas été une simple parenthèse. Il avait consolidé certaines nationalités, protégées contre les nations historiques dominantes, seules reconnues dans l’entre-deux-guerres [4]. Cela fut vrai notamment pour les Albanais du Kosovo à partir des années 60, alors qu’ils avaient subi initialement une répression majeure de la part de Belgrade : le renoncement au projet de confédération balkanique, après la rupture avec Staline, coupa à nouveau le Kosovo de l’Albanie avec laquelle il avait été unifié sous domination italienne pendant la guerre.

À la faveur des réformes décentralisatrices du milieu des années 60, les Albanais du Kosovo revendiquèrent le statut de nation (au lieu de celui de minorité nationale) [5] et, pour le Kosovo, celui de République yougoslave : n’étaient-ils pas une communauté nationale plus délimitée et plus nombreuse que les Monténégrins reconnus comme nation et dotés d’une République ? La Constitution de 1974 accorda à la province (ainsi qu’à la Voïvodine) une autonomie faisant d’elle une quasi-République dotée du droit de veto à l’échelon des instances fédérales, avec ses institutions politiques et culturelles, y compris une université en albanais. Ce sont ces mesures que M.Slobodan Milosevic remit en cause, comme « antiserbes », en abolissant, en 1989, le statut particulier du Kosovo et de la Voïvodine. Il pouvait au contraire s’agir de la chance historique de reconnaître les Kosovars comme un des peuples constituants de la Yougoslavie — à une époque où leur niveau de vie et leurs droits étaient supérieurs à ceux en vigueur dans l’Albanie voisine... Et c’est aussi pourquoi ces Kosovars manifestèrent au début des années 90 contre le pouvoir serbe en brandissant des portraits de Tito.

La consolidation de la Bosnie-Herzégovine (avec ses trois peuples constituants - serbe, croate et musulman) et de la Macédoine (FYROM) dotée de sa langue officielle, contre leurs voisins dominateurs n’était pas non plus (comme on l’entend parfois) une « création artificielle » de Tito. Mais elle était fragile et tributaire du cadre yougoslave d’ensemble. Et c’est pourquoi les dirigeants de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine se sont désespérément battus pour le maintien de ce cadre... Les déclarations unilatérales d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie les ont placés devant un dilemme tragique : se retrouver dans une Yougoslavie dominée par le nationalisme serbe ou se déclarer indépendants — au risque d’être menacés par leurs voisins (comme l’a montré le projet conjoint négocié entre les dirigeants serbe et croate, MM.Slobodan Milosevic et Franjo Tudjman, de dépeçage de la Bosnie-Herzégovine)...

L’ascension des égoïsmes nationalistes

Contrairement à la thèse d’un nationalisme exclusivement néocommuniste, plusieurs variantes de nationalismes vont s’affirmer. En Serbie, M. Slobodan Milosevic exploitera le programme et les thèmes du nationalisme serbe pour consolider son pouvoir à la tête de son parti – baptisé « socialiste » au début des années 90. Mais en Croatie le nationalisme fut porté principalement par des courants anticommunistes, souvent dotés de soutiens à l’étranger ou dans l’émigration... et facilement qualifiés de démocrates dès lors qu’ils affichaient un anticommunisme de bon aloi. Au début des années 90, l’ennemi principal du dirigeant croate M. Franjo Tudjman n’était pas M. Slobodan Milosevic (il y avait plutôt un jeu de miroir et d’alliances en coulisse entre ces deux dirigeants, facilitant la progression de leurs projets respectifs). Son réel adversaire était M. Ante Markovic, un Croate libéral qui défendait encore un projet yougoslave – à l’époque soutenu par l’armée.

Et c’est sous l’ordre de M. Ante Markovic, alors chef du gouvernement — et non (comme on le dit parfois) de M. Slobodan Milosevic — que cette armée intervint en Slovénie après la déclaration unilatérale d’indépendance en juin 1991. La montée du nationalisme serbe avait exercé un effet de repoussoir, en Slovénie comme en Croatie. Mais les dirigeants nationalistes de ces Républiques visaient avant tout à consolider leur pouvoir, à contrôler les stratégies de privatisation et d’insertion dans le monde capitaliste. Les dirigeants slovènes avaient pris fait et cause pour les Albanais du Kosovo, mais ils ne voulaient plus payer pour cette région pauvre. Leur rupture répondait à la même logique que celle des dirigeants tchèques à l’égard de la Slovaquie : se débarrasser d’un « boulet » pour accélérer leur insertion dans la Communauté européenne. Côté croate aussi, on se présentait à l’instar des Slovènes comme « vrais Européens » opposés aux peuples « balkaniques ». Mais, pour les dirigeants croates, le Kosovo devait rester une affaire intérieure à la Serbie pour que la question des Serbes de Croatie restât une affaire intérieure croate.

Le parti de M. Ante Markovic, et plus largement les libéraux, n’a pas représenté une solution de rechange aux nationalismes rétrogrades, parce que la logique du marché, dont il était le champion, creusait les écarts entre régions et détruisait les protections et les solidarités (les Républiques les moins développées étaient toutes en faveur d’un système yougoslave plus redistributif, contrairement aux Républiques riches slovène et croate). C’était déjà vrai dans le cadre d’une propriété autogestionnaire ; c’est devenu plus vrai encore lorsqu’il s’est agi de privatiser les entreprises : qui allait bénéficier de cette manne, la Fédération ou les pouvoirs républicains ? L’inégalité de développement incitait les Républiques riches à faire, même seules, le choix libéral... La perspective d’adhésion à la Communauté européenne fut un facteur de désagrégation supplémentaire du système. Le chacun-pour-soi de la compétition marchande signifiait aussi le refus de payer pour les autres, notamment dans le cadre d’un budget redistributif... De leur côté, la crise et le chômage allaient nourrir des réactions « communautaristes » contre le marché – et surtout contre « l’étranger ».

Ce sont là les causes profondes de l’échec du gouvernement de M. Ante Markovic face aux partis nationalistes. En outre, les gouvernements occidentaux n’étaient pas prêts à le soutenir sur le plan économique. Les Etats- Unis ont annulé la majeure partie de la dette polonaise et l’Allemagne a payé 150 milliards de dollars par an pour l’unification, depuis 1989 ; mais la Yougoslavie ne faisait pas partie à leurs yeux des enjeux stratégiques : elle n’était ni digne d’un plan Marshall, ni d’ailleurs d’une guerre.

L’éclatement de la Fédération multinationale yougoslave a placé les Occidentaux devant des contradictions majeures sur la question du droit des peuples. Au lieu de chercher à protéger les communautés les plus menacées, ils prirent fait et cause pour les nations dominantes – et leurs alliés « traditionnels » : la Croatie et la Slovénie pour l’Allemagne, la Serbie pour la France. Ils n’eurent aucune approche systématique des questions nationales imbriquées sur cet espace balkanique. La question du droit à l’autodétermination se posait dans un cadre historiquement nouveau, non colonial, et dans le contexte d’un territoire où se superposaient des sédimentations historiques multiples, liées à d’anciennes dominations. Fallait-il reconnaître un droit des peuples (au sens ethnico-national) ou des États ? Devait-on assimiler le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à la constitution d’un Etat séparé ? Quelle place accorder aux minorités, alors que les droits acquis par celles-ci sous le régime de Tito étaient bien plus avancés que les différentes normes internationales, codifiées notamment par l’Organisation de la coopération et de la sécurité européenne (OSCE) ?

Les dirigeants serbes défendaient le droit du peuple serbe à se retrouver dans le même Etat – mais le refusaient aux Albanais. Le pouvoir croate refusait aux Serbes de Croatie ce qu’il tentait d’imposer pour les Croates de l’Herceg-Bosna... Belgrade s’est volontiers réclamé du modèle jacobin français pour supprimer l’autonomie du Kosovo. Zagreb a largement appliqué un droit du sang en vigueur en Allemagne...

Les grandes puissances paient le prix de leur realpolitik. Elles ont cru neutraliser le nationalisme serbe en consolidant le nationalisme croate, laissé libre de nettoyer la Croatie de ses populations serbes. M. Slobodan Milosevic en a profité pour faire du Kosovo « une affaire interne » - tout en poursuivant l’objectif du partage de la Bosnie-Herzégovine avec son homologue croate. Le but proclamé des gouvernements occidentaux - stabiliser dans les Balkans une communauté d’Etats vivant en paix – est contredit par de dures réalités : l’impunité pour les crimes de guerre, l’injustice dans le traitement des questions nationales et le creusement des écarts de développement nourriront des conflits durables. L’Union européenne elle-même s’est révélée incapable de répondre aux questions sous-jacentes à la crise yougoslave – et à chacun des nouveaux conflits dont était porteur l’éclatement de cette fédération : comment rapprocher les niveaux de vie de pays différents et par quelle démocratie individuelle et collective gérer un espace multinational ?

Notes

[1On distingue trois « Yougoslavie ». La première (qui prit ce nom en 1929), dans l’entre-deux-guerres, dominée par la monarchie serbe ; la deuxième, fédérative et socialiste, sur laquelle régna Tito jusqu’à sa mort en 1980, prit fin en 1991 avec la sécession de la Slovénie et de la Croatie, suivies des déclarations d’indépendance de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine. La Serbie et le Monténégro ont alors proclamé la République fédérative yougoslave, la troisième Yougoslavie.

[2Voir la liste des précédents articles du Monde diplomatique.

[3Dans la Yougoslavie titiste, on distinguait citoyenneté (appartenance à l’Etat fédéral ou à une République) et « nation » (narod), ou peuple au sens ethnico- culturel, librement choisie dans la nomenclature des nations constituantes dotées du droit d’autodétermination. On était donc à la fois yougoslave et serbe, et croate, etc. Mais plus d’un million de personnes se sont déclarées « yougoslaves » au sens national en 1981.

[4C’est notamment le cas de la nation (et de la langue) macédonienne (niée à la fois par les nationalistes serbes, bulgares et grecs) ; mais aussi de la nation des « Musulmans » (slaves islamisés) bosniaques.

[5Le terme de « minorité nationale », perçu comme dégradant fut remplacé par narodnost souvent traduit par « nationalité », disons plutôt « communauté nationale ».

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