En septembre 1938, une trentaine de délégués venus de onze pays participèrent, dans la région parisienne à la conférence de fondation de la Ive Internationale. Créée sous l’impulsion de Léon Trotski, celle-ci rassembla la poignée de militants communistes qui s’étaient opposés à l’emprise du stalinisme sur l’Union soviétique et sur l’Internationale communiste. Son détachement principal, plusieurs milliers de bolcheviks-léninistes d’Union soviétique, avait été exterminé Jusqu’au dernier homme au cours des grandes purges de 1936-1937. Aucun d’entre eux n’avait capitulé ou passé des aveux pour servir le dictateur sanguinaire. La lutte contre le Goulag, les précurseurs et fondateurs de la IVe Internationale ne l’ont pas découverte au cours des dernières années. Ils l’ont menée sans relâche depuis quarante-cinq ans.
Qu’est devenue, aujourd’hui, l’organisation créée par Léon Trotski ? Tout en restant de dimensions fort modestes, elle s’est sensiblement renforcée. Elle est présente dans plus de soixante pays, sur tous les continents. Le nombre de ses adhérents a plus que décuplé par rapport à 1938, à 1948 ou à 1968, quand il fut plus ou moins stagnant. Il s’élève aujourd’hui à des dizaines de milliers de militants. Le tirage de sa presse attelnt deux cent cinquante mille exemplaires. Le nombre de ses sympathisants se chiffre par centaines de milliers. Ceux qui votent pour elle dépassent largement le million. Et surtout : dans des pays comme la France, l’Espagne, l’Argentine, le Mexique, les Etats-Unis, la Colombie, la GrandeBretagne, la Suède, le Japon, la Suisse, la Belgique, le Portugal, le Pérou, Sri-Lanka, l’Allemagne occidentale, le Brésil, l’Iran, le Canada, elle a acquis des racines au sein du mouvement syndical, au sein des entreprises et du mouvement de masse en général. Elle est devenue une organisation composée d’une majorité écrasante de salariés et de syndiqués.
Aussi l’image conventionnelle des trotskistes, secte d’intellectuels en proie à d’éternels déchirements, est-elle passablement dépassée. Depuis quatorze ans, la IVe Internationale n’a plus connu de scission internationale. Elle a impulsé une série d’unifications et de regroupements à l’échelle nationale, qui se poursuivent d’ailleurs et qui, dans quelques-uns des pays mentionnés plus haut, peuvent donner naissance à des organisations révolutionnaires qualitativement plus fortes que tout ce que l’on a connu depuis la stalinisation du Komintern.
La IVe Internationale est une organisation qui cherche à dégager, à la gauche des partis sociaux-démocrates et communistes, une force politique orientée vers un but précis ; la prise du pouvoir par les travaiIIeurs. Elle conçoit l’exercice de ce pouvoir à travers des conseils d’ouvrlers (sovIets) démocratiquement élus, au sein desquels aucun parti n’est interdit ou restreint dans sa liberté d’action.
Elle estime que, périodiquement, mûrissent, dans les pays impérIalistes, dans les pays dits du tiers-monde, et dans les pays où le capitalisme a été renversé mais où règne une bureaucratie privilégiée, des crises révolutionnaires du type de celle de mal 68 en France, du « Cordobazo » argentin de 1969, ou du « printemps » de Prague de 1968. De telles crises peuvent déboucher sur la prise du pouvoir par la classe ouvrière, à condition que celle-ci ait accumulé suffisamment d’expériences des luttes et d’auto-organisation dans la période précédente. A condition aussi qu’il y ait des organisations révolutionnaires déjà suffisamment fortes pour pouvoir disputer à la social-démocratie et aux P.C. l’hégémonie politique au sein des masses entrées en action.
Celte orientation vers la révolution part d’une analyse d’ensemble de la crise qui secoue notre siècle. Le capitalisme est arrivé au bout de sa mission historique. Mals il ne disparaît pas automatiquement. Il faut le remplacer par une action consciente et victorieuse des masses laborieuses. Si celle-ci tarde ou avorte, alors le régime se survit dans des convulsions qui précipitent l’humanité, périodiquement, dans de véritables catastrophes. Deux guerres mondiales ; les dictatures fascistes ; Auschwitz, Hiroshima ; l’extension de la torture par le monde ; les menaces que la recherche du profit et la concurrence font peser sur l’environnement ; l’ombre d’une guerre nucléaire mondiale qui continue à planer sur notre planète : voilà quelques manifestations qui donnent un contenu précis au dilemme : socialisme ou barbarie.
La IVe Internationale rassemble les militants qui ont tiré les conclusions stratégiques de l’échec historique du réformisme· et du gradualisme. Ceux-ci ont, certes, obtenu des améliorations valables des conditions d’existence des travailleurs, du moins dans les pays industrialisés, et dans les périodes d’expansion économique. Mais ils n’ont pas réussi à modifier la nature même du régime. Celui-ci produit périodiquement des crises économiques et des tensions sociales qui l’obligent à remettre en question cet acquis et à avoir recours à des moyens de gouvernement répressifs et terroristes. La victoire périodique de dictatures sanglantes, c’est le prix que les peuples payent pour le refus des réformistes de renverser le régime capitaliste à des moments d’essor tumultueux du mouvement de masse, lorsque les rapports de forces le permettent. Le devoir des révolutionnaires, c’est de préparer ce renversement par leur action constante au sein des masses laborieuses en faveur d’un programme de transition, en faveur des mobilisations les plus unitaires.
La IVe Internationale rassemble les militants qui ont tiré les leçons programmatiques de l’expérience stalinienne. Ils sont convaincus que le stalinisme, loin d’être l’enfant légitime du marxisme ou du communisme, en est la négation Impitoyable. Il exprime les intérêts sociaux d’une couche sociale particulière, la bureaucratie, qui détient le monopole du pouvoir dans tous les domaines de la vie sociale, qui s’approprie d’énormes privilèges matériels sur la base de ce monopole, et qui ne peut conserver ses privilèges qu’en écartant la classe ouvrière de l’exercice du pouvoir et en l’atomisant.
Le socialisme n’a rien à voir avec cela. Il n’existe aujourd’hui dans aucun pays au monde. Il est inconcevable sans un régime de producteurs démocratiquement associés, gérant leurs propres affaires, jouissant de plus de libertés politiques que ceux qui existent dans les régimes parlementaires bourgeois.
C’est pourquoi la IVe Internationale rejette résolument la prise du pouvoir sans l’appui de la majorité des salariés, le régime du parti unique ou la subordination des syndicats à l’Etat ou à un parti, après l’abolition du capitalisme. C’est pourquoi elle se prononce pour la démocratie socialiste la plus large, pour la réduction radicale des Inégalités de rémunération et d’éducation, pour la réduction radicale de la journée de travail (la demi-journée de travail), pour le refoulement progressif des mécanismes de marché, sans lesquels la gestion effective de l’économie et de l’Etat par les travailleurs resterait un leurre.
La IVe Internationale est la seule organisation Internationale qui fonctionne aujourd’hui effectivement comme telle au sein du mouvement ouvrier organisé. Elle est plus « mondialiste », que n’importe quelle autre force politique.
Elle sait qu’aucun des problèmes-clés auxquels l’humanité est confrontée – supprimer la faim et le sous-développement du tiers-monde, éviter les guerres nucléaires el d’autres catastrophes ; permettre à l’humanité de diriger consciemment son devenir social – ne peut être résolu sinon à l’échelle mondiale. Pour elle, l’option en faveur de l’internationalisme véritable, qui ne soit subordonné aux impératifs diplomatiques d’aucun Etat, n’est pas simplement morale. Elle correspond aux exigences objectives de la lutte de classes, qui s’internationalise de plus en plus en fonction de l’internationalisation des forces productives et du capital lui-même (les fameuses « multinationales »).
Aucune fatalité technocratique
La IVe Internationale a-t-elle rempli les espérances de ses fondateurs ? Pas encore, si l’on donne à ces espérances toute leur dimension audacieuse : Créer une nouvelle direction politique du prolétariat qui permettra la victoire de la révolution socialiste mondiale.
L’erreur de ses fondateurs n’a pas consisté à surestimer les changements que la deuxième guerre mondiale allait provoquer dans le monde. La certitude qu’ils avalent, contrairement au pessimisme prévalant à l’époque, que ni les dictatures fascistes, ni la dictature militaire japonaise ou celle de Tchiang-Kaichek, ni les empires coloniaux n’allaient survivre à la guerre et à l’après-guerre, s’est révélée juste.
Mais les fondateurs de la IVe Internationale avalent sous-estimé les effets démoralisants que vingt années de défaites ouvrières allaient exercer sur le prolétariat international. Celui-ci émergea de la deuxième guerre mondiale avec une conscience de classe beaucoup plus faible qu’au cours des années 1917-1919.
Ce fait facilitera le maintien du contrôle des appareils bureaucratiques traditionnels sur les masses pourtant rebelles de l’Immédiat après-guerre.
Mais si les fondateurs de la IVe Internationale ne virent point leurs espoirs rapidement confirmés, leur analyse des forces motrices de l’histoire du vingtième siècle s’est montrée exacte à plus long terme. Si, contrairement à leurs prévisions, la dictature stalinienne a, elle, survécu à la deuxième guerre mondiale, une crise lente mais de plus en plus profonde a commencé à ébranler la stabilité du système stalinien.
Simultanément, des contradictions non moins profondes ont sapé la stabilité relative des pays impérialistes, malgré vingt années de croissance économique. Le coup de tonnerre de mal 68 en France révéla que ces pays étaient en proie à une crise globale, sociale, politique, culturelle, à laquelle allait se joindre bientôt, comme prévu, une crise économique non moins profonde.
Dans ces conditions, l’emprise des appareils bureaucratiques traditionnels sur l’avant-garde ouvrière et sur la jeunesse rebelle allait être de plus en plus ébranlée. Certes, ces appareils conservent encore l’hégémonie sur le mouvement ouvrier organisé dans son ensemble. La bataille pour la leur arracher reste une bataille de longue haleine, axée sur une application correcte de la politique de front unique.
Mais la crise conjointe de l’impériaIisme, du capitalisme et du stalinisme favorise l’apparition d’une nouvelle avant-garde ouvrière, d’une direction de rechange du mouvement de masse. II n’est pas étonnant que, dans ces conditions, la longue période d’isolement et de « traversée du désert » ait pris fin pour la IVe Internationale. Elle peut envisager son avenir organisationnel avec une confiance mieux fondée que celle de ses créateurs en 1938.
Telle qu’elle existe et vit aujourd’hui, la IVe Internationale n’est encore que le noyau de la future Internationale communiste de masse. Elle lui apporte un programme qui a résisté à l’épreuve d’événements tumultueux, qui correspond aux expériences des luttes des travailleurs de tous les pays. Elle lui apporte des cadres expérimentés qui incarnent ce programme, et qui se sont rassemblés sans être attirés par de quelconques avantages matériels. Elle lui apporte la victoire historique que constitue la condamnation universelle des pratiques et crimes du stalinisme par le mouvement ouvrier international, ainsi que la réhabilitation éclatante de ses victimes. Elle devra sans doute encore passer par bien des fusions et des regroupements avant de toucher au but.
Les batailles décisives pour éliminer définitivement l’impérialisme, pour assurer l’épanouissement libre de toutes les nationalltés, pour dépasser le nationaIisme, renverser le règne du capital, supprimer la dictature bureaucratique sont encore devant nous. Mais ces batailles ne sont plus perdues dans les brumes d’un avenir qui semble reculer sans cesse. Leurs contours commencent à émerger des explosions révolutionnaires des dix dernières années.
C’est pourquoi les militants de la IVe Internationale peuvent présenter aux exploités et opprimés du monde entier des perspectives crédibles. Le vieux projet du socialisme scientifique ne s’avérera pas utopique. L’humanité se libérera des chaînes du salariat et de la bureaucratie. Aucune fataIité technocratique ne condamne les libertés et la culture il une inexorable décadence. Les producteurs associés seront capables d’assurer la paix du monde et l’avenir du genre humain.