La déclaration d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie le 25 juin 1991 fut le premier d’une série de camouflets infligés par les protagonistes de la crise yougoslave à la communauté internationale. Pourtant celle-ci, notamment par la voix du président américain George Bush et par celle de la Communauté économique européenne (CEE), avait lancé un message clair : les tentatives « séparatistes » ne seraient soutenues ni politiquement ni économiquement [1].
L’échec des négociations à la fin du mois de juin a précipité les « sécessions » et favorisé le développement de la guerre civile [2]. Les causes internes de cette évolution sont nombreuses. La volonté des Républiques yougoslaves d’être des sujets de droit pleinement souverain — pouvant éventuellement décider de renoncer de leur plein gré à une part de cette souveraineté — est une donnée irréversible ; autant qu’elle l’est pour diverses Républiques de l’Union soviétique ou pour les Etats membres de la CEE.
Mais les Républiques yougoslaves tendent à se transformer en Etats-nations (Etat d’une nation) alors qu’il s’agissait jusqu’alors d’Etats plurinationaux : dans la Constitution de 1974, la Croatie était l’Etat des Croates et des Serbes ; la Bosnie-Herzégovine celui des Serbes, Croates et Musulmans ; et la souveraineté serbe s’arrêtait aux limites des provinces autonomes. La crise économique, morale et politique que le système connaît depuis les années 80 a nourri la montée des nationalismes. La remise en question des frontières intérieures yougoslaves est la conséquence d’une volonté de souveraineté exclusive de la nation dominante en Serbie et en Croatie sur « son » Etat et la logique de guerre civile s’est enclenchée dès l’extension de l’autorité serbe aux deux provinces du Kosovo et de Vojvodine en 1989, puis avec la Constitution croate de 1990 faisant de cet Etat celui des seuls Croates.
Les puissances occidentales en soutenant dans un premier temps, au nom du libéralisme économique, le projet fédératif du premier ministre Ante Markovic et fondé sur la privatisation et l’unification marchande — ont contribué de fait à l’échec des projets confédéralistes. Elles ont été confrontées, comme la communauté internationale, à un « cessez-le-feu » sans cesse violé depuis le 7 août dernier.
Ni le Conseil de sécurité des Nations unies ni la Conférence pour la sécurité et la coopération européenne (CSCE) — dont les représentants des 35 Etats membres (y compris l’URSS et les Etats-Unis) se sont réunis en session d’urgence à Prague début août --- ne semblent prêts à retrouver l’énergie dont ils ont fait preuve pour faire face la crise koweïtienne. Avant la tentative avortée de destitution de M. Mikhaïl Gorbatchev, l’Union soviétique s’était opposée en termes très fermes à toute « ingérence de la Communauté européenne » dans les choix des peuples yougoslaves et avait agité le spectre d’une guerre qui pourrait s’étendre à tout le continent. Elle pensait ainsi éviter de créer un précédent qui pourrait servir demain à une ingérence de la communauté internationale dans les affaires baltes ou moldave.
Mais c’est l’impuissance européenne qui apparaît avec le plus d’éclat. Placée dans une position inconfortable par l’extension de la guerre civile en Croatie, la CEE s’est divisée et a révélé une fois de plus l’inconsistance de ses prétentions à agir comme une entité dans le domaine de la politique étrangère. Elle a cherché, avant tout, à éviter d’être jugée responsable du viol flagrant du droit à l’autodétermination des Croates et des Slovènes et s’en est tenue à un accord minimum : rejeter tout recours à la force ; accélérer les négociations ; prôner l’organisation d’une conférence internationale sur l’avenir de la Yougoslavie.
Cette orientation s’est traduite par de nombreuses missions de bons offices — sans résultats — et par l’envoi d’observateurs chargés de veiller à l’application de cessez-le-feu successifs et précaires. Même cette tâche limitée suppose une grande clarté sur les objectifs et un accord unanime des membres de la CEE et des protagonistes yougoslaves. Or si les Croates sont favorables à l’internationalisation du conflit (dont ils escomptent une reconnaissance et une opposition à l’agression serbe »), les Serbes, pour des raisons inverses, y sont hostiles.
« Nous devons essayer d’enrayer l’éclatement [...]. S’il commence en Croatie, il s’étendra de façon telle que les frontières internes et externes de la Yougoslavie seront remises en cause [3] », déclarait, début août, M. Jacques Poos, ministre des affaires étrangères du Luxembourg, membre avec ses collègues néerlandais et portugais de la troïka européenne chargée de négocier avec les autorités yougoslaves.
Le refus de l’éclatement de la fédération cache plusieurs craintes. La France, l’Europe et le Royaume-Uni redoutent un parallèle avec leurs problèmes (Corse, Pays basque, Irlande du Nord). De plus, un engrenage incontrôlé et irrationnel de la violence et de la guerre civile qui transformerait les interventions pacificatrices en opérations de maintien de l’ordre, voire en actes de guerre.
Inquiétantes aussi, les déclarations et pratiques bellicistes des chefs tchetniks [4] en faveur du rassemblement de tous les Serbes dans un seul État, ou les appels à la « guerre totale » de quelques dirigeants extrémistes. Le cadre yougoslave permet plus facilement un compromis entre des aspirations nationales conflictuelles sur des territoires ethniquement hétérogènes.
La CEE redoute aussi des vagues d’émigrés ; une peur rendue plus concrète depuis les dramatiques (et infructueux) exodes des Albanais vers l’Italie. Les Européens expriment enfin une anxiété devant le bouleversement des rapports de forces issus de deux guerres mondiales, concrétisés par le tracé actuel des frontières (dont la conférence d’Helsinki en 1975 a affirmé l’intangibilité) et par de nombreux traités internationaux. Or ceux qui ont été signés avec la Yougoslavie, vainqueur de la dernière guerre, valent-ils pour la Croatie ? Même si l’on n’identifie pas la Croatie actuelle à l’Etat oustachi allié au fascisme allemand et italien, il n’en devient pas moins juridiquement son successeur et il pourrait être tenu de payer des réparations de guerre aux Serbes, aux juifs et aux tsiganes, victimes de véritables génocides [5]. Ce qui est vrai pour la Croatie le deviendrait également pour tous les Etats créés à partir des dépouilles de la fédération.
Dans un contexte agité, le projet de force d’interposition militaire (européenne ?) proposé par le ministre français des affaires étrangères, M. Roland Dumas, ne pouvait rencontrer que du septicisme ou des oppositions, notamment de la part des Serbes. L’un d’eux, M. Vojeslav Seselj, membre du Parlement serbe, déclarait récemment : « Si l’Occident intervient, des milliers de ses soldats mourront. Ce sera une guerre sans merci, sans prisonniers. Nous les tuerons partout où ils se trouvent. Nous empoisonnerons leur nourriture et leur eau. Il n’y a pas de moyen que nous n’utiliserons pas [6]. »
« On n’impose pas la paix par la force », ont affirmé, en réponse aux propositions françaises, des voix britanniques qui n’avaient pas de tels scrupules lors de la crise du Golfe. L’Italie s’y est également opposée bien qu’elle craigne les conséquences d’une extension des combats à ses frontières et l’afflux de réfugiés. La présence d’une minorité italienne en Slovénie, les liaisons économiques et humaines, notamment dans la région de Frioul-Vénétie julienne — la frontière passe au milieu de la ville de Goriza (40 000 habitants) la séparant de La Nouvelle-Goriza slovène — créent cependant une sensibilité particulière dans la péninsule, qui tente, depuis plusieurs années, le développement d’une coopération autour de la mer Adriatique [7].
Contrairement à ses alliés, l’Allemagne, comme l’Autriche, a suggéré la reconnaissance diplomatique de la Croatie et de la Slovénie et a rétabli les crédits d’exportation à ces deux Républiques, ce qui leur permettra l’achat de pièces de rechange, de nourriture ainsi que de matériel médical. L’influence économique de Berlin dans la région est déjà notable : plus de 150 entreprises, y compris Bayer et Hoechst, Siemens et AEG, ont investi en Slovénie. Le ministre des finances allemand, M. Theo Waigel, a affirmé que son pays étudiait « si, et sous quelles formes, un appui plus grand pouvait être apporté à la Croatie et à la Slovénie [8] » .
Des émissaires slovènes et croates font le tour des banques allemandes et autrichiennes pour tenter d’obtenir des crédits et pour que leur cas soit dissocié de celui de la Yougoslavie. La Slovénie a demandé un crédit de 150 millions de dollars à l’Autriche, qui a décidé d’examiner cette demande comme une « requête normale d’aide formulée par un autre pays [9] » et qui souhaite ouvertement que l’Europe reconnaisse les Républiques sécessionnistes.
En représailles à ce qu’ils considèrent comme une résurgence de l’hégémonisme allemand, les dirigeants de la Serbie — occupée en 1916 par l’empire austro-hongrois, puis en 1940 par l’Allemagne nazie — ont annulé l’accord par lequel Tito avait renoncé à réclamer des réparations de guerre à la suite du dernier conflit mondial. Les sommes exigées pourraient s’élever à plusieurs milliards de dollars. La presse serbe a également accusé le gouvernement allemand d’avoir envoyé des instructeurs militaires en Slovénie.
Ainsi resurgissent les fantômes du passé, et des conflits que l’on croyait réglés pourraient renaître entre la Yougoslavie et ses voisins : avec la Grèce et la Bulgarie au sujet de la Macédoine ; avec l’Italie au sujet d’une partie de l’Istrie ; avec l’Albanie au sujet du Kosovo ; avec la Hongrie... Ces questions sont liées à celle des minorités nationales, nombreuses en Yougoslavie et désormais maltraitées par les nouveaux pouvoirs, notamment en Serbie.
La première étape du programme nationaliste serbe a été l’affirmation de la souveraineté de la République au détriment des provinces autonomes de Vojvodine (où réside une forte minorité hongroise) et du Kosovo (dont l’écrasante majorité de la population est albanaise). On a assisté, dans ces deux territoires, à une reprise en main du pouvoir politique en 1989 et à une attaque contre les acquis culturels et des droits des minorités : les quotas légaux pour ouvrir des écoles dans les langues nationales ont été relevés tandis que l’utilisation habituelle de plusieurs langues et de plusieurs alphabets est remise en cause au profit du seul serbe et du cyrillique. L’appui de Belgrade au projet de « Républiques autonomes » serbes dans les régions croates de Krajina, de Banija et de Slavonie, apparaît, dans ce contexte, comme fort paradoxal car il revient à exiger de la Croatie ce que la Serbie refuse à ses propres provinces ; alors que le gouvernement croate a accepté, tardivement, de garantir l’autonomie territoriale de ses minorités.
Les autorités hongroises et albanaises s’étaient bornées à rappeler les droits de leurs minorités ; mais, désormais, une évolution est perceptible. Le gouvernement de Budapest vient de créer un « département pour les minorités à l’étranger » tandis que le premier ministre, M. Jozsef Antall, déclarait que son pays avait cédé la Vojvodine (Vajdasag) — par le traité de Trianon de 1920 — à la Yougoslavie et non à la Serbie... Le 23 août dernier des avions yougoslaves ont violé l’espace aérien de la Hongrie où 10 000 personnes se sont réfugiées depuis le début des combats.
« Y compris en franchissant la frontière »
EN Albanie, l’évolution politique et la démocratisation en cours ont favorisé l’expression de revendications plus affirmées. M. Sali Berisha, dirigeant du Parti démocratique, principale force d’opposition, a déclaré : « Le Kosovo est une zone occupée de notre conscience nationale (...) Si Milosevic veut réaliser son rêve d’une Grande Serbie, ce sera une guerre pour notre survie. Dans ce cas, l’Albanie tout entière doit être prête à aider le Kosovo. Y compris en franchissant la frontière [10] ».
Porte-parole des Albanais du Kosovo, l’écrivain Ibrahim Rugova affirme sa volonté de voir ses concitoyens participer au processus de négociation sur l’avenir de la Yougoslavie, « à titre de peuple et non de minorité ethnique [11] », ce qui est cohérent avec la revendication d’une République du Kosovo séparée de la Serbie.
Tous ces faits soulignent le caractère évolutif, sans règles à caractère « scientifique », de la conscience nationale et du droit à l’autodétermination. La Yougoslavie est née comme union de peuples : les Croates et les Slovènes s’y sont librement associés aux Serbes, puis la fédération a, pour la première fois, établi des Etats-Républiques et reconnu comme nations avec des droits territoriaux les Macédoniens et les Musulmans-Bosniaques, et les droits des minorités ont été étendus.
Les Serbes se plaignent d’avoir dû concéder à leurs minorités plus de droits sur leur territoire que nulle part ailleurs dans le monde. Cela est vrai, mais n’auraient-ils pas dû exiger la généralisation de tels droits aux Serbes de Croatie plutôt que de rogner les acquis des Hongrois ou des Albanais ?
Mais l’autodétermination n’est ni une panacée ni une recette à la crise actuelle. Qui doit s’autodéterminer ? Les peuples, comme le réclament les Serbes ? Les Républiques, comme l’affirment les dirigeants croates et slovènes ? Les seules nations dotées de structures étatiques ? Ou bien tous les peuples, y compris les Albanais et les Hongrois ? Les décisions peuvent-elles être prises à la majorité tout en assurant le respect des minorités ? Dans cet imbroglio les intervenants extérieurs doivent être conscients qu’aucune solution ne sera viable si elle n’est pas déterminée par les intéressés. En tout état de cause, l’armée fédérale ne saurait jouer aucun rôle modérateur car elle est désormais perçue par les non-Serbes comme force extérieure.