« Nous avons un passé tragique. Notre présent est encore plus tragique. Heureusement, nous n’avons pas d’avenir », dit, en Serbie, la vox populi. L’humour est une culture nécessaire là-bas [1]. Et pour cause. Les gravats du Centre culturel français, non loin de ceux du Centre culturel américain, tous deux saccagés, sont entourés de graffitis vengeurs et laissés depuis lors en l’état, en plein coeur de la principale rue piétonne de la capitale. Les bâtiments officiels ou de la télévision, éventrés ou noircis, rappellent ces bombardements qui pouvaient être étonnamment précis.
Si Belgrade s’est illuminée sous la neige pour les fêtes de fin d’année, les queues pour le sucre et pour l’huile ont fait leur réapparition - elles avaient disparu pendant la guerre. Les vitrines sont abondamment fournies et souvent élégantes, mais la chute de niveau de vie est estimée à 40% en un an [2], avec une inflation de 150% et des salaires dérisoires [3], quand ils sont payés et à condition, bien sûr, qu’on ait un emploi.
Et pourtant le président Slobodan Milosevic est toujours en place [4]. Dénoncé en juin 1999 par son allié d’extrême droite, Vojislav Sesel, pour sa capitulation devant l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), il était qualifié de « mal absolu » lors du grand rassemblement d’opposition, le 19 août 1999, par l’émissaire du patriarche Pavle, l’évêque orthodoxe Anastasije Rakita : celui-ci demandait sa démission. Sa chute devait donc être imminente.
Mais, lors de ce rassemblement, l’opposition étala ses conflits : au-delà des enjeux personnels, deux lignes s’opposaient, qui reflétaient une appréciation divergente de la perception populaire des politiques occidentales. D’un côté, le Parti du renouveau serbe (SPO) de M. Vuk Draskovic était prêt à aller seul aux élections, considérant comme « irréaliste » de faire de la mise à l’écart du président Milosevic le préalable à la participation au scrutin. Or telle était, de l’autre côté, la tactique de l’Alliance pour le changement (SZP) dirigée par le Parti démocrate (DS) de M. Zoran Djindjic, avec le soutien des Etats-Unis : d’où l’appel à la mobilisation de la rue pour exiger la démission de M. Milosevic. Mais les manifestations de rue de l’été 1999 se sont réduites comme peau de chagrin à l’automne. Retournement symbolique, très controversé au sein de l’Eglise : le 29 novembre, le patriarche Pavle participait, aux côtés de M. Milosevic, toujours président yougoslave, aux fêtes de commémoration de la naissance de la République... Face à une situation qui semble surréaliste, la première réaction consiste à regarder ce pays « les yeux grands fermés » et à se dire qu’« il faut changer de peuple » [5]. Pour légitimer les bombardements, d’aucuns n’ont d’ailleurs pas hésité à dénigrer collectivement les Serbes : tous des sauvages, sinon des fascistes !
Deuxième attitude possible : ouvrir les yeux, mais à moitié, et se contenter de souligner combien M. Milosevic a été renforcé - avant, dans et après la guerre - par la politique occidentale. Il n’est donc pas sûr qu’il perde des élections ni qu’exiger sa démission ou sa comparution devant le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) fasse gagner des voix. En revanche, certains accommodements avec le pouvoir peuvent élargir les marges d’expression sur les chaînes d’Etat... Les oscillations du SPO relèvent en partie de calculs opportunistes [6]. Mais elles indiquent où se trouve le manche.
En outre, si la critique des politiques occidentales est populaire, c’est d’abord parce que celles-ci sont massivement perçues pour ce qu’elles sont : hypocrites et injustes. Surtout quand elles sont menées au nom du droit. Le TPIY « est fait pour et par Mme Albright avec des sources financières privées, estime le conseiller du SPO, M. Dragoslav Simic. Le Tribunal international mis en place à Rome aurait vraiment la légitimité pour juger les crimes sur des bases universelles. Mais c’est précisément celui que les Etats-Unis rejettent ». Sur l’échelle de Richter de la démocratie et des crimes commis, M. Milosevic se trouvait certainement, au moment de Rambouillet, très près de Franjo Tudjman [7]. Inutile de dire que la comparaison du nombre de morts en Tchétchénie et au Kosovo conforte l’adhésion populaire à la propagande officielle...
Cela dit, ouvrir l’oeil gauche quand les autres regardent de l’oeil droit n’est pas suffisant. L’attribution récente de postes ministériels au sein du gouvernement fédéral au Parti radical (SRS) confirme la poursuite d’une alliance et d’une politique : celle qui, hier, profitait des bombes de l’OTAN pour découper ou dominer ethniquement le Kosovo en s’appuyant sur des groupes fascistes paramilitaires ; celle qui, demain, pourrait légitimer un coup d’Etat au Monténégro derrière la critique de l’ingérence occidentale dans la vie de cette République.
Bien que le Parti socialiste soit plus yougoslave et moins nationaliste que ses principaux opposants - qui lui reprochent d’avoir trahi la Grande Serbie [8] -, il véhicule une version « unitariste », centraliste de la Yougoslavie, dominée par la majorité serbe. C’est pourquoi il a remis en cause, en premier lieu au Kosovo, les fragiles équilibres de la Yougoslavie titiste en incorporant des éléments substantiels du programme et de l’idéologie nationalistes serbes anticommunistes. A cet égard, la symbolique des noms des rues est parlante : ce n’est pas sous le règne de l’opposition, mais sous le pouvoir « socialiste » que l’avenue du Maréchal-Tito fut rebaptisée avenue des Seigneurs-serbes [9].
La consolidation relative du pouvoir, en dépit de ses échecs, relève donc d’une capacité « bonapartiste » d’absorption partielle du programme de ses propres opposants, de gauche ou de droite, combinant protection sociale et clientélisme mafieux. Elle est aussi un « effet collatéral » des politiques menées par les grandes puissances.
« Nous avons eu tout contre nous », estime M. Branislav Jovanovic, président (SPO) du Comité exécutif de Nis. Ici, la coalition d’opposition Zajedno y est restée unie dans la direction de la ville depuis sa victoire aux élections municipales de 1996. « Outre les sanctions internationales, la population civile a subi les bombardements : quatre cents projectiles et plusieurs bombes à fragmentation sont tombées sur des marchés, des quartiers populaires proche de l’hôpital, un hall sportif, des ponts. »
Fin décembre, à Belgrade, l’opposition avait du mal à cacher sa déception envers le « fiasco » [10] de la réunion qui venait de se tenir à Berlin avec des représentants des gouvernements des Etats-Unis et de l’Union européenne. Celle-ci faisait suite à une première tentative de rencontre à Luxembourg, à laquelle une partie de l’opposition avait refusé de se rendre, furieuse des diktats qu’on lui imposait. A Berlin, il était question d’établir une « commission tripartite » (Etats-Unis, Union européenne et opposition serbe), plus à l’écoute des points de vue de l’opposition - mais pas au point d’intégrer dans la résolution son exigence unanime de levée des sanctions - et de ses divergences.
Représentant de l’Union européenne à Berlin, le ministre allemand des affaires étrangères, M. Joshka Fischer, aurait donné deux mois aux uns et aux autres pour se mettre d’accord. Il n’aura finalement fallu qu’un mois : le 10 janvier, l’ensemble de l’opposition décidait d’organiser ensemble de grands rassemblements pour la tenue d’élections anticipées et s’unifiait autour d’un programme du gouvernement de coalition.
« Sa seule victoire, l’opposition l’a remportée en 1996 dans la paix et après la levée des sanctions [11], quand les gens se trouvaient dans une situation normale », analyse M. Predrag Simic. Ce conseiller SPO de M. Draskovic a lui-même participé à la rencontre de Berlin. « Ça aurait pu être pire », affirme-t-il, avant de reconnaître : « Nous n’avons rien obtenu de concret. Même pas l’extension du programme "Energie pour la démocratie". Car, d’un point de vue éthique, nous sommes contre cette livraison sélective de pétrole européen aux villes dirigées par l’opposition : c’est la Serbie tout entière qu’il faut aider. »
Sans doute, mais l’Alliance pour le changement de M. Djindjik entendait avant tout démontrer sa capacité d’obtenir, grâce à ses alliances extérieures, une aide matérielle pour les populations. « C’est pourquoi nous nous sommes finalement mis d’accord sur une formule de livraison initiale à deux villes pilotes d’opposition - Nis et Pirot - avec l’idée de généraliser ensuite la livraison d’aide. Mais l’Union européenne n’arrive même pas à tenir son programme pour ces villes-là ! »
A Nis, M. Zoran Zivkovic, dirigeant du Parti démocrate (DS), confirme, dépité : « Fin décembre, seuls 2,3 % de l’aide promise sont arrivés - après quatorze jours de blocage aux frontières de la Macédoine. » Députée fédérale et dirigeante locale de la JUL [12], la journaliste Sladjana Stamenkovic commente, goguenarde : « Le mazout a été acheté par une société privée, comme une importation, sans spécifier qu’il s’agissait d’une "aide humanitaire". » Et d’ajouter : « la société privée qui a servi d’intermédiaire conserve pour elle 3% de la livraison. Le tribunal a condamné le chef de cette entreprise à cinq ans de prison comme "profiteur de guerre". » Une remarque qui ne manque pas de cynisme, sachant comment son parti punit ou promeut les « profiteurs de guerre » selon qu’ils sont, ou non, dans la ligne du régime...
« Pour l’instant, Nis a reçu de quoi couvrir trois jours environ de chauffage au mazout, alors que moins d’un tiers de la population de la ville utilise ce type de chauffage, poursuit la députée. On nous dit que le programme se généralisera ensuite. Quand, en mars ? Nous n’avons pas besoin d’aide mais de pouvoir fonctionner normalement. »
Bilan lucide du conseiller SPOPredrag Simic : « La réunion de Berlin a été pour nous négative. Le pouvoir exploite les sanctions tout en disant : "Regardez : l’opposition ne peut rien vous offrir. En revanche, Moscou nous a donné du gaz pour tout l’hiver et la Chine vient d’accorder un crédit de 300 millions de dollars". »
La « bataille des ponts » illustre les mêmes enjeux : là aussi, l’opposition s’est efforcée de trouver à l’étranger de l’aide que le pouvoir s’est évertué à bloquer. « Nous avions obtenu une donation allemande d’environ 300 000 marks, qui n’est jamais arrivée, raconte M. Branislav Jovanovic, président du Comité exécutif de Nis. Si bien que la reconstruction du pont détruit à Nis fut assurée par le pouvoir, qui organisa une cérémonie avec le président serbe Milan Milutinovic. » Même scénario à Novi Sad, autre grande ville tenue par l’opposition, où trois ponts avaient été détruits : chef de file de la Ligue social-démocrate de Voïvodine, M. Nenad Canak avait obtenu de Vienne, en juin 1999, le don d’un pont piétonnier démontable dont il restait à financer la mise en place. « Si la communauté internationale voulait nous aider, elle ne devrait pas seulement montrer du doigt les "méchants", mais aussi désigner les "bons" pour que les gens comprennent que ça paie d’être "bons" », affirmait alors M. Canak [13]. Cette vision quelque peu mercantile de la démocratie n’a guère amélioré l’image de l’opposition dans l’opinion...
Tous les jours, la télévision d’Etat présente en grande pompe les avancées de la reconstruction assurée par l’Etat, dans les villes d’opposition comme ailleurs. La première phase - qui concernait les maisons d’habitation, le réseau électrique et les ponts dans les villes - a été déclarée achevée fin décembre. Mais le plus dur reste à reconstruire : raffineries, usines, grands ponts sur le Danube, bâtiments publics...
Créé en 1996 pour donner un programme économique à l’opposition Zajedno, le groupe de dix-sept économistes - dit G17 -, animé par le jeune Mladjan Dinkic, a publié, dès juin 1999, une évaluation des conséquences des bombardements [14] « en vue d’obtenir de l’OTAN réparation des dommages ». Désormais, les locaux belgradois du G17 s’élargissent à nombre d’intellectuels contestataires : le « G17 plus ». « Milosevic pourrait être battu si nous pouvions nous montrer capables d’agir maintenant sur des questions de base de la vie quotidienne » explique M. Dinkic, qui souhaite que la Yougoslavie soit intégrée dans le pacte de stabilité des Balkans, de l’OTAN « pour y stimuler les réformes économiques, comme au Monténégro. Nous cherchons à associer tous les économistes yougoslaves qui travaillent dans ou avec la Banque mondiale, le FMI, les institutions financières allemandes, etc. » Car, pour M. Dinkic, les privatisations représentent la réponse essentielle : « En termes de montée du chômage et de la pauvreté, nous avons déjà payé le coût de la transition sans en avoir les bénéfices, estime-t-il. Mais il faut conserver notre système de santé, qui est très bon, tout en lui trouvant des financements internationaux », ajoute-t-il naïvement.
Même « libéralisme philanthrope » dans le slogan des syndicalistes indépendants Nezavisnost : « Privatisations contre le vol ». La critique des mafias liées à l’Etat serbe est populaire. Les recettes libérales qui l’accompagnent sans doute moins... Entre le marteau et l’enclume, la société civile résiste comme elle peut. « Les valeurs occidentales, nous les avons reçues, littéralement, comme des bombes », commente, désolée, l’ingénieur électronicienne Srbjanka Tureljic, qui présidait le conseil de son université. Mais, en juillet 1999, elle a appris qu’elle avait été licenciée. « Nous avons été environ 150 sur 6 000 à refuser de signer le nouveau contrat d’allégeance au régime qu’on nous imposait [15] ». Mme Tureljic anime « un Réseau pour une éducation alternative [16] qui veut montrer qu’une résistance est possible ».
Dans l’appareil judiciaire aussi la répression est à l’ordre du jour. Fin décembre 1999, l’Assemblée de Serbie a décidé de limoger trois juges, dont MM. Barovic, membre de la Cour suprême, et Slobodan Vucetic, juge du Tribunal constitutionnel de la Serbie, membres de l’Association des juges indépendants. La volonté du pouvoir est claire : démanteler cette association et empêcher ses membres de participer au « G17 plus » qui offre à l’opposition la compétence de nombreux intellectuels.
L’épouse de Me Barovic, Mme Borka Pavicevic, est la très active directrice du Centre pour la décontamination culturelle [17]. Elle anime celui-ci avec Mme Ana Miljanic, dans les locaux historiques du Pavillon Veljkovic qu’elles ont restaurés. Depuis cinq ans, toutes deux y ont organisé plus de sept cents représentations, notamment musicales et théâtrales, « pour tenter de faire vivre, dans des conditions impossibles, des débats politiques autour d’un art libre ».
Le 18 décembre 1999, le Centre a organisé un débat sur le procès de Mme Flora Brovina, médecin psychiatre de cinquante ans, poétesse et fondatrice de la Ligue albanaise des femmes au Kosovo : arrêtée le 20 avril à Pristina, elle a été condamnée début décembre à douze ans de prison pour « terrorisme » . Mmes Miljanic et Pavicevic ont lancé un appel pour la libération de Flora, que la radio d’opposition B’92 a relayé. L’époux de Flora Brovina, M. Arji Begu, participait à cette initiative, symbole d’un régime qui ne se laisse pas décrire simplement : aurait-on toléré, dans la France de la guerre d’Algérie, la solidarité ouverte avec les « terroristes » du Front de libération national ? Mais 2 000 Albanais du Kosovo croupissent - souvent sans procès - en prison...
« La fin est proche, mais on ne la voit pas », titre, pour son éditorial de fin d’année, le journal d’opposition Republika (18) « Elections libres ou guerre civile », poursuit l’article. Selon le sociologue Mladen Lazic, « les partis au pouvoir ont moins de 20% dans les sondages récents. Mais ils restent en tête face à une opposition dispersée. La grande masse des campagnes et les ouvriers les moins qualifiés et les plus pauvres est partagée entre le Parti socialiste et l’extrême droite. Mais plus de 40% des gens ne savent pas pour qui voter ». Contradiction ? « Plus de 60% des gens voient leur avenir vers l’Europe, pas vers la Russie ou la Chine », souligne encore M. Lazic, mais « ils veulent en même temps une "voie yougoslave" de développement ».