« C’est l’histoire qui est en train de s’écrire au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Nous devons tout faire pour exercer une influence sur l’écriture de cette histoire. » Au moment où la nouvelle Union de la Serbie et du Monténégro signe la disparition de la troisième Yougoslavie [1], cette déclaration de son président, M. Vojislav Kostunica, marque un tournant [2].
La procureure Carla Del Ponte pensait isoler l’accusé du peuple serbe et s’était engagée à ne parler « que des crimes commis, mais de tous les crimes commis ». Paradoxalement, le fait que l’inculpation de l’ex-président yougoslave ait été annoncée lors des bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 1999 — et non lors de la création du TPIY en 1993 — ne permet pas de traiter vraiment de tous les crimes. Ce procès ne pourra faire la lumière sur la réalité des responsabilités de M. Milosevic dans les crimes commis, de Vukovar à Srebrenica en passant par les Krajine. Faisant écran aux autres coupables, il butera sur les incohérences d’une inculpation qui remonte le temps [3] en omettant quelques trous noirs. De 1993 à 1995, l’accusé fut un pilier de tous les plans de paix occidentaux qui légitimaient les nettoyages ethniques et rassemblaient autour de la table de négociation tous les chefs de guerre ; de 1996 à 1998, les gouvernements occidentaux légimèrent la répression contre l’UCK alors dite « terroriste ».
Premier témoin à charge au Tribunal de La Haye, M. Mahmut Bakalli a fait du discours de M. Milosevic au Kosovo en 1989 (lire article ci-dessous) le point de départ de la crise. Si cette chronologie est fausse, il est en revanche vrai que le changement de statut de la province fut le début de la rupture avec les équilibres titistes. Mais M. Milosevic fut soutenu (y compris dans l’envoi de troupes) par les instances fédérales.
Serbes et Albanais revendiquent, les uns et les autres légitimement, le Kosovo [4]. La région porte les traces d’un lointain passé serbe prestigieux : elle passe, en Serbie, pour la « Jérusalem serbe ». Mais elle est aussi, de longue date, un lieu de peuplement albanais, que les grandes puissances n’ont pas voulu rattacher à l’Albanie lorsque celle-ci fut créée, en 1912. Chaque phase de domination différente s’est accompagnée de colonisations et d’expulsions. La Constitution yougoslave de 1974 créait une situation de compromis : d’un côté, le Kosovo restait une province de Serbie sans droit de séparation donné aux républiques et peuples ; de l’autre, elle était dotée, dans les instances fédérales, d’une représentation et d’un droit de veto contre les décisions de la Serbie (sans réciprocité) [5]. L’albanisation provoqua un exode massif de la minorité serbe, dont des Albanais rachetaient les terres [6] : elle passe de 40 % à 10 % de la population en vingt ans. Belgrade commence à parler de « génocide ».
M. Milosevic fut, dès 1987, le premier dirigeant communiste à ne pas respecter la discipline du Parti sur les questions nationales, évoquant les mythes nationalistes serbes au Kosovo [7] dans ses discours adressés à la population serbe de la province (mais est-ce l’affaire du TPIY ?). Même si ses harangues comportaient un appel « titiste » à la fraternité entre les peuples yougoslaves, elles n’en avaient pas moins un effet désastreux. D’autant que plus de la moitié de la population albanaise de la province avait moins de vingt ans en 1989 et n’avait donc connu de la Yougoslavie que la répression engagée en 1981...
Le droit de veto également reconnu au Kosovo dans la Constitution de 1974 avait certes introduit un conflit constitutionnel en Serbie, puisque la province disposait ainsi d’un poids considérable sur les décisions de la République. Mais il avait aussi marqué un progrès vers l’égalité des droits entre Albanais de Yougoslavie et peuples slaves de la Fédération. « C’est une tragédie pour les Serbes que les Albanais veuillent l’indépendance », nous déclare, à Belgrade, M. Alexandre Djilas, historien, fils de Milovan Djilas, un ancien compagnon de Tito devenu dissident dès le début des années 1950. « Mais c’est une tragédie encore plus grande d’avoir voulu leur imposer le cadre serbe. » D’autant que, « finalement, nous avons besoin de relations de bon voisinage bien davantage que d’institutions étatiques communes ».
Si le discours de protection des Serbes du Kosovo marqua l’ascension au pouvoir de M. Milosevic en 1987, il s’étendit bientôt aux minorités serbes de Croatie et de Bosnie. Mais de quelle façon ? « Ils ont le droit de nous quitter, nous avons le droit de rester. Et que nous rejoignent ceux qui se sentent menacés dans les nouveaux États. » Telles sont la présentation et la perception massive dans la population serbe de ce que fut l’enchaînement des conflits au cours de la décennie.
Il y eut des jeux de miroirs dans la montée généralisée des divers nationalismes au cours des années 1980. Ceux-ci accompagnaient le développement des bureaucraties des républiques et provinces, légitimaient de plus en plus les privilèges de celles-ci, puis leurs projets de « privatisation » au nom de la nation : la propriété sociale à tous et à personne devait être remise en cause. La crise du titisme a permis la résurgence de nationalismes anticommunistes, valorisés comme « démocrates » par les gouvernements occidentaux dès les années 1980. Chacun de ces nationalismes nourrissait la propagande de l’autre. Le projet libéral de privatisation à l’échelle yougoslave du gouvernement d’Ante Markovic (1989) fut torpillé en Slovénie et en Croatie autant qu’en Serbie. La Slovénie se solidarisait avec les Albanais contre Belgrade, mais ne voulait plus payer pour le Kosovo. Le président croate Franjo Tudjman rejetait tout yougoslavisme - il voyait dans la question du Kosovo une affaire interne à la Serbie, lui-même souhaitant traiter à sa manière la question serbe de Croatie... Et l’Initiative démocratique yougoslave (UJDI), lancée par des intellectuels pour que le statut du Kosovo soit discuté démocratiquement à l’échelle yougoslave, fut rapidement étouffée.
Cannibalisme politique
Les discours de M. Milosevic au Kosovo avaient leur pendant ailleurs. Le président bosniaque Alija Izetbegovic faisait précéder ses interventions de cérémonies religieuses : il ne pouvait donc plus être perçu comme le défenseur de tous les citoyens bosniaques, mais comme une menace, même s’il préconisait officiellement une Bosnie multi-ethnique. Quand le président Tudjman se réjouissait que sa femme ne soit « ni juive ni serbe » et faisait rebaptiser la place des Victimes-du-Fascisme en place des Grands-Croates, ou encore adopter le drapeau symbolique de la Grande Croatie oustachie [8], il déclenchait des peurs paniques chez les Serbes de Croatie.
Or la crise du titisme s’accompagna partout de la résurgence d’anciens courants nationalistes de tradition anticommuniste. En comparaison, le Parti socialiste de M. Milosevic apparaît, en fait, comme moins nationaliste et socialement plus protecteur — ce qui explique qu’il ait pu recueillir les voix de personnes opposées aux thèses d’un nationalisme organique dominant en Serbie... En même temps, tout en préconisant un projet yougoslave, l’homme se présentera aussi en défenseur des Serbes, empruntant à d’autres courants une partie de leur discours.
Pour M. Djilas, le régime de M. Milosevic fut une sorte de « cannibale politique » : « Il s’agissait de se nourrir des autres en absorbant leur programme. » Et d’ajouter : « Il est absurde de décrire ce régime comme nazi. Il était même plus démocratique que celui de Tito, où l’on n’aurait sûrement pas pu multiplier les caricatures du chef sans aller en prison... Mais cela ne veut pas dire qu’il est innocent de tout crime ou qu’il n’a pas de responsabilités dans la crise yougoslave. »
L’alliance de M. Milosevic avec une droite nationaliste se référant à la tradition tchetnike [9] relève de ce cannibalisme politique par lequel le Parti socialiste de Serbie (SPS) pouvait à la fois jouer la continuité avec la Yougoslavie titiste, notamment sur le plan social et en direction de l’armée yougoslave, critiquer le titisme comme « anti-serbe » et revaloriser la portée de la résistance des tchetniks... Ancien ministre et actuel secrétaire du département international du Parti socialiste de Serbie (SPS), M. Vladimir Krslanin précise : « Il y avait deux composantes dans le courant tchetnik pendant la seconde guerre mondiale : l’une était plus patriotique que l’autre (dans la lutte contre l’occupation fasciste étrangère). Avec celle-là, les partisans communistes ont pu nouer des alliances. » Selon ce dirigeant du SPS, l’équivalent actuel de ce clivage oppose « Vojislav Seselj, le patriote [10], et Vuk Draskovic, plus enclin à collaborer avec l’Occident »... Au début de la décennie 1990, ces deux composantes défendaient, ensemble, un projet explicite de « Grande Serbie ».
« Qui a armé les troupes d’Arkan, de Seselj, de Draskovic en Croatie ? », questionne M. Djilas, qui considère que là réside la responsabilité majeure du régime de M. Milosevic. Mais il précise : « Il y a d’autres coupables, y compris internationaux. » Et d’évoquer notamment le soutien de l’Allemagne et du Vatican à la Croatie de Franjo Tudjman, dont l’indépendance fut rapidement reconnue par les autres gouvernements occidentaux alors même que la question des Serbes de Croatie n’avait pas été réglée.
Le professeur Jaksic, dont le père, prêtre orthodoxe, fut tué par les fascistes oustachis en 1941, connaît bien « les raisons de la peur » des Serbes de Croatie dès les premières mesures adoptées par le régime Tudjman. « Mais de là à commettre des crimes contre leurs voisins croates ! Ce sont des groupes paramilitaires venus de Belgrade, liés à Vuk Draskovic, à Vojislav Seselj ou encore membres de la police d’Etat de Milosevic, qui ont provoqué les violences. Elles n’étaient ni spontanées ni fatales. » Dirigé par M. Milorad Pupovac, le Conseil des Serbes de Zagreb s’était prononcé, lui, en faveur d’une « autonomie serbe en Croatie »...
Voilà sans doute une des questions essentielles de cette histoire : il y avait d’autres choix que ceux qui furent faits. La présentation ethnicisée (« les Serbes », « les Croates », etc.) des conflits identifie en fait les politiques nationalistes les plus radicales à des politiques d’autodétermination. Or ce sont les milices paramilitaires qui ont joué le rôle-clé pour susciter des peurs et impliquer les populations dans la violence, en Croatie comme en Bosnie.
« Pour autant, on a tort de dire que la violence est généralisée dans les Balkans », souligne M. Djilas. Spécialiste des questions nationales en Europe centrale et orientale, il commente : « La violence des lieux de guerre contemporains suit la carte des violences de la seconde guerre mondiale. Partout se manifestent des peurs paranoïaques de disparaître avec les changements de territoires. » L’histoire des crimes du passé ne légitime évidemment pas ceux du présent. En revanche, combinée avec la résurgence de mouvements prétitistes, elle permet de comprendre l’« efficacité » des campagnes nationalistes dans les zones de conflit d’hier, dans les Krajine de Croatie ou de Bosnie notamment...
Les conflits nationaux et la guerre ont permis de faire passer au second plan la remise en cause centrale des anciens rapports de propriété. En Yougoslavie plus encore qu’ailleurs, il ne pouvait pas y avoir de privatisation sans étatisation préalable. Autrement dit, il fallait d’abord construire un pouvoir d’Etat offrant des protections « communautaristes » à la place de celles de l’autogestion socialiste, ce qui aggravait la crainte des minorités de devenir des citoyens de second rang. Une telle logique « purement serbe » n’était nullement de l’intérêt de M. Milosevic s’il voulait contrôler le territoire le plus large possible - incluant le Monténégro et une Serbie dotée de 40 % de non-Serbes, dont au Kosovo 80 % d’Albanais. Le clientélisme et la corruption n’ont pas plus épargné son régime que tous ceux qui se sont rués sur les privatisations.
Pour Mme Nina Udovicki, veuve d’un ancien dirigeant communiste qui avait participé aux Brigades internationales en Espagne, comme pour beaucoup d’autres en Serbie, « le premier crime de Slobodan Milosevic et de sa femme Mira à la tête de la “gauche unie” est d’avoir discrédité la gauche ». Mais l’impunité des massacres ne permet pas la vie commune. Un tribunal yougoslave, appuyé sur les juridictions des nouveaux États, doté de compétences universelles et siégeant sur place, n’aurait-il pas plus de moyens de rendre justice ?