On a beaucoup parlé de l’annexe B des accords de Rambouillet : elle offrait aux forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) un droit de passage sur l’ensemble de la République fédérale de Yougoslavie. Or ce n’est pas cette clause que Belgrade a mise en avant pour justifier son refus desdits accords. Pourquoi ?
Ministre yougoslave des affaires étrangères, M. Zivadin Jovanovic tient à préciser que l’OTAN « a caché son but réel, même aux Russes ». Un certain nombre de clauses annexées (notamment les points 5 et 7) « n’ont jamais été discutées. Elles furent présentées à la veille de clore les négociations ». Et pourtant elles révèlent, dit-il, que les Occidentaux « envisageaient l’occupation de la Yougoslavie ».
L’annexe B, et la façon dont elle apparaît ou disparaît, appartient certainement à la face cachée de cette « guerre morale ». Car, en s’emparant du dossier après le fiasco de la pre -mière phase des négociations menées par les émissaires européens franco- britanniques, les Etats-Unis y ont évidemment incorporé leurs objectifs géostratégiques - abondamment analysés depuis [1] - concernant le rôle de l’OTAN, leur propre hégémonie et donc aussi la nature de la « construction européenne ».
Si les gouvernements européens les ont suivis dans cette guerre non déclarée, c’est qu’ils estimaient qu’elle ne durerait pas. M. Slobodan Milosevic était, non leur cible, mais leur interlocuteur pragmatique, celui qui, pour conserver son pouvoir, abandonnerait le Kosovo comme il avait « oublié » la Krajina et renoncé aux projets de Grande Serbie en Bosnie. Ce faisant, ils oubliaient que les accords de Dayton avaient consolidé et non pas affaibli le dirigeant de Belgrade (y compris contre ses ex-alliés, devenus ses adversaires ultranationalistes).
En réalité, l’avenir du Kosovo faisait partie des questions discutées dans les sphères du pouvoir. Car la bataille pour la serbisation de la province avait été perdue : les centaines de milliers de réfugiés serbes de la Krajina de Croatie avaient refusé d’aller vivre au Kosovo, préférant la Voïvodine, plus riche et à majorité serbe. Et les Albanais refusaient systématiquement depuis 1990, sous des formes pacifiques puis armées, d’être des « citoyens serbes » soumis au terrorisme de l’Etat.
Au-delà des discours sur la « Jérusalem serbe », Belgrade entendait conserver les monastères et les mines du nord du Kosovo. On y envisageait soit une autonomie qui maintiendrait entier le Kosovo mais entérinerait un apartheid fiscal, culturel et institutionnel - avec des droits de propriété sous contrôle de Belgrade -, soit un partage du Kosovo laissant la partie nord à Belgrade, soit encore un « échange » entre Kosovo et Republika Srpska...
Quelques mois avant Rambouillet, les émissaires américains avaient laissé Belgrade lancer une offensive contre les « terroristes » de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) - tout en brandissant la menace de bombardements si celle-ci était « excessive ». Mais l’UCK avait gagné en popularité sous la répression. Et cette menace était tout, sauf une mesure de « prévention » des conflits. Internationaliser la question du Kosovo, tel avait été, sous une forme pacifique, puis sous une forme armée, le coeur même de la stratégie de résistance albanaise au Kosovo...
Le problème majeur des gouvernements de l’OTAN - et surtout de la France et de la Grande-Bretagne - est que leur vision de la stabilité des Balkans (centrée sur le maintien des frontières des anciennes Républiques yougoslaves) les rapprochait davantage des objectifs de Belgrade que de ceux des Albanais : « Faute d’un compromis politique négocié, il faudra soit imposer par la force un protectorat au Kosovo, soit nous résigner au chaos entraîné par une indépendance incontrôlée », écrivait le ministre français des affaires étrangères, M. Hubert Védrine, à MM. Jacques Chirac et Lionel Jospin, le 20 janvier 1999 [2].
Le danger ainsi pointé n’est pas un quelconque « génocide » : c’est l’indépendance du Kosovo. D’où l’impasse des première et seconde phases de Rambouillet, mais aussi des accords qui ont mis fin à la guerre. « Nous restons attachés à ce qui fonde la résolution [1244 du Conseil de sécurité de l’ONU] », réaffirme M. Zivadin Jovanovic. « Une autonomie dans le cadre de la Serbie avec égalité pour tous les citoyens. »
Sauf que, Belgrade le sait, le peuple serbe n’était pas prêt à mourir pour le Kosovo. Ce qui s’est passé dans les villes du sud de la Serbie au cours de cette guerre démontre la fausseté d’un des principaux arguments cherchant à légitimer la guerre de l’OTAN : l’offensive serbe (on disait plutôt le « génocide ») aurait, dit-on, de toute façon eu lieu.
Il est au contraire frappant qu’à Cacak ou à Leskovac, à Kraljevo ou Krucevac, dans toutes les villes du Sud, qui ont enrôlé un grand nombre d’hommes pour le Kosovo, on a assisté à des révoltes d’appelés, des mobilisations de masse, des « Parlements citoyens » contre la guerre. Certes, des meetings furent interdits, des amendes tombèrent, des harcèlements policiers se multiplièrent. Mais la base populaire, traditionnellement paysanne, de l’armée ne pouvait être réprimée frontalement.
L’expulsion de centaines de milliers d’Albanais par les forces serbes n’aurait jamais pu se produire à froid, sans les bombardements. C’est pourquoi l’annexe B n’était pas essentielle : la guerre se préparait, de part et d’autre, avant que ne reprennent les pseudo-négociations. Ses conséquences n’ont été maîtrisées par personne.
Dans un entretien donné à Pristina, M. Adem Demaci, le « Mandela du Kosovo » (il a fait vingt-huit ans de prison sous Tito), déclarait : « Si les Etats-Unis veulent être le garant [d’un accord], c’est bien. Mais il devrait y avoir un Serbe d’un côté de la table et un Albanais de l’autre. » Et d’ajouter : « [A Rambouillet], nous n’avions pas une équipe capable de se confronter aux Serbes. Si nous étions incapables de négocier avec les Serbes, comment serons-nous capables de vivre ensemble ? La liberté ne peut être le privilège des seuls Albanais. Vous ne pouvez être satisfaits si les autres ne le sont pas. »