Hirak : contradictions et impasse des réformateurs

, par DJERMOUNE Nadir

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L’enseignant universitaire Nadir Djermoune revient dans cette contribution sur les positions politiques et idéologiques de ce qu’il appelle les « réformateurs » et sur leur nature de classe.

Il y a dans les discours ambiants un pôle, composé de diverses tendances politiques et idéologiques, de personnalités, journalistes, intellectuels, hommes et femmes politiques, syndicales ou associatifs qui exprime un même objectif : celui « d’abandonner le Hirak » car, de leur point de vue, « il ne sert plus à rien » ou qu’il servirait des « desseins occultes ». Le hirak serait désormais, selon leur discours, squatté par des forces obscures et des opportunistes « qui veulent déstabiliser l’Algérie ». Ce pôle défend l’idée d’engager désormais la protestation, les aspirations au changement issu du 22 février 2019 et la construction d’une « Algérie nouvelle » dans les batailles politiques au sein des institutions, notamment parlementaires. Car ce serait plus démocratique, de leur point de vue. Ce discours prend une forme programmatique chez les parties et les partis qui participent aux élections législatives du 12 juin.

Sofiane Djilali de Jil Jadid et Abderrezak Makri du MSP sont les responsables politiques les plus en vue qui portent ce discours et tentent de lui donner une dimension programmatique. D’autant plus qu’ils n’ont pas écarté la possibilité d’une participation à l’Exécutif qui suivra les élections législatives. Mieux encore, ils veulent diriger le gouvernement si leurs partis respectifs venaient à avoir « une portion respectable dans la future Assemblée ».

Lors de leur passage à la radio Chaine III, au micro de Souhila El Hachemi, ils ont tous les deux exposé un discours accusateur envers ceux et celles qui boycottent les élections du 12 juin prochain. Ils les accusent même de « jouer le jeu de l’ancien système qui rêve de revenir aux affaires ». Ils défendent une « certaine forme de démocratie », celle du « dialogue vers la recherche du consensus et de l’unité nationale ».

Le dialogue : entre discours et réalité

Pour Makri du MSP, ce dialogue est possible et nécessaire, y compris si son parti le propulse à la chefferie du gouvernement, avec « des ami-es qu’il connait dans les différentes mouvances politiques, démocrates, islamistes ou nationalistes » ! Mais ce dialogue ne semble pas concerner ses adversaires et encore moins ses ennemis. Lapsus qui révèle sa définition de la « démocratie ». Car cette vertu démocratique qui cherche le consensus par le dialogue est censée cibler particulièrement ses adversaires, voire, dans certaines conditions, ses ennemis politiques dans le but de les convaincre du bien-fondé de son programme. Les ami-es sont censés être proches.

Sur le même ton, Soufiane Djillali, toujours à la Chaine III, tout en s’attaquant aux hirakistes qu’il accuse de « vouloir détruire le pays », sans en donner la moindre preuve tangible, dit « avoir des ami-es dans les wilayas de Béjaïa et de Tizi Ouzou prêts à dialoguer », régions qu’il cite gratuitement en oubliant que le hirak traverse pourtant toutes les wilayas du pays. C’est un autre lapsus qui renforce la stigmatisation de cette région du pays.

Ils disent par ailleurs vouloir tenir un discours basé sur « la vérité, la sincérité et la responsabilité ». Pourtant, au moment où ils se préparent à entamer leur campagne pour les législatives du 12 juin, cette « vérité » du terrain est marquée par les poursuites judiciaires contre le PST, l’UCP et RAJ, par les pressions sur le local du RCD, ou encore par la condamnation du dirigeant du MDS Ouahid Benhalla à un an de prison ferme, par les poursuites judiciaires contre les journalistes à l’instar d’El Kadi Ihsan, Saïd Boudour et Kenza Khattou…, sans parler de la répression ambiante que subit toute action politique dans l’espace public. On comprend que ceux-là ne sont pas leurs « ami-es »… mais en démocratie, on dialogue particulièrement avec ses adversaires et ses contradicteurs-trices.

Les réformateurs et les couches moyennes

Sociologiquement, c’est une posture qui est représentative des aspirations de ce que nous pouvons désigner par « les couches moyennes », déstabilisées par la crise économique que traverse la société. Déjà latente au temps de Bouteflika, cette crise devient patente avec le Covid. Cette catégorie sociale espère, en se démarquant du hirak puis en le stigmatisant, retrouver une certaine stabilité par une réforme du système avec les mêmes institutions.

La présidence de Bouteflika a connu en effet une embellie financière grâce aux prix des hydrocarbures sur le marché mondial. Mis sous pression par un cycle de protestation populaire ouvert par la grande révolte de 2001 qui partit de la région Kabyle pour se prolonger sur tout le territoire national sous formes d’émeutes, de coupure de routes, de manifestation de chômeurs, de grèves dans de différents secteurs, le régime s’est retrouvé obligé de revoir son élan néolibéral, de privatisation tous azimuts. Ce que la critique libérale désigne par « l‘achat de la paix civile » n’était autre qu’une sorte de néo-keynésianisme en réponse aux revendications légitimes de la population. Si toutefois la redistribution de la plus-value pétrolière est restée inégale, irrationnelle et injuste à l’endroit du monde des travailleurs, une couche moyenne a émergé dans le sillage de cette politique.

Mais cette embellie financière est révolue. Les conditions actuelles ne permettent pas une stabilisation durable de cette fraction de la société. D’où justement la crise. C’est la contradiction fondamentale qui mine le système à court et à moyen terme : l’impossibilité de satisfaire les couches moyennes dont les besoins sont revus à la hausse. Qu’ont Tebboune et ses alliés politiques à offrir aux couches moyennes pour les satisfaire et stabiliser l’ordre socio-politique ?

La posture politique des couches moyennes est aussi celle qui exprime la peur du chaos. Chaos qui viendrait des « Hirakistes ». Pourtant, aucune vitre cassée n’est enregistrée depuis deux ans, malgré la violence des forces de répression. On a même ironisé sur la naïveté d’une « révolution du sourire », sourire que les hirakistes opposent, sans naïveté certes, à la matraque des forces de la répression ! Mais, cette attitude bute sur une lecture erronée de la réalité : celle de la répression qui s’abat sans ménage sur toute personne désireuse exprimer son opinion librement dans la rue.

Aveuglée par cette aspiration, légitime par ailleurs, cette composante sociale ferme les yeux sur la réalité répressive de la police. Or, vouloir allez vers une « Algérie nouvelle » en prônant la réforme du système de l’intérieur est un non-sens quand l’élémentaire défense des libertés démocratique est bafouée ! Ni Mokri, ni Sofiane Djillali, ni aucun-e autre candidat-e aux élections n’a évoqué cette réalité et encore moins l’a dénoncé.

Politiquement, cette controverse traversant le Hirak renvoie à un débat ancien entre « révolution » et « réforme ». Mais pour échapper à un débat scolastique, il est indiqué d’être pragmatique, de procéder plus par induction que par déduction, c’est-à-dire en partant de la réalité dynamique du Hirak et de la société algérienne.

Aujourd’hui, que l’on soit pour un dialogue consensuel, pour une unité nationale contre toute intervention étrangère, pour une réforme ou une rupture radicale, il est impératif de défendre les libertés démocratiques élémentaires individuelles et collectives. C’est la condition sine qua-non pour un début de sortie de crise.