Galaxie altermondialiste et émancipation au XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire

, par CORCUFF Philippe

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Dans la perspective de l’Université citoyenne d’ATTAC France (Toulouse, Université du Mirail, 22-26 août 2008), consacrée au thème de « L’altermondialisme aujourd’hui », une amorce de réflexion quant aux enjeux sur le plan de la philosophie politique de cette galaxie émergente.

La galaxie altermondialiste contiendrait en germe des potentialités émancipatrices pour le XXIe siècle. Quelques dates symboliques ont jalonné les débuts de ce « mouvement des mouvements » : campagne internationale contre l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) en avril-octobre 1998, création d’ATTAC France en juin 1998, manifestations de Seattle contre la conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 1999, premier Forum social mondial à Porto Alegre en janvier 2001... J’entends émancipation, dans le sens des Lumières du XVIIIe siècle, comme un arrachement individuel et collectif à des « tutelles », à des dominations, appelant une plus grande autonomie individuelle et collective. Mes pistes exploratoires auront trois temps : 1) l’accent mis sur la pluralité et l’expérimentation ; 2) quelques éléments de mise en perspective historique ; et 3) l’importance de « l’équilibration » des tensions (plutôt que « l’harmonie » ou « la synthèse »). Elles convergeront vers l’hypothèse provocatrice, par rapport aux délimitations politico-intellectuelles routinisées au XIXe, puis au XXe siècle, d’une social-démocratie libertaire.

La notion de social-démocratie libertaire n’a pas vocation à se présenter comme une solution unifiée aux problèmes de notre temps. Elle vise simplement à introduire des grains de sable dans les habitudes mentales et organisationnelles des gauches, à introduire de l’étrangeté par la mise en tension dans une même expression de deux postures traditionnellement séparées, voire opposées (« social-démocratie » et « libertaire »). Pour que de la mise en rapport de ressources issues de diverses traditions (anarchismes, marxismes, socialisme républicain, socialisme coopérativiste, etc.) avec les questions renouvelées du XXIe siècle naisse des découpages politiques différents du passé. C’est une notion qui invite donc à la réflexion, au-delà des esprits de clocher concurrents, mais ne la clôt pas sur une proposition définitive. Elle pointe seulement que les termes classiques, comme « communisme » ou « socialisme » (y compris « socialisme du XXIe siècle »), apparaissent pour une part inadéquats à cette révolution culturelle. Mais dans cette configuration, « social-démocratie » comme « libertaire » voient aussi leurs sens se déplacer par rapport à leurs usages dominants. Cette notion de « social-démocratie libertaire » ne renvoie pas qu’à des réflexions personnelles, mais aussi à celles d’un petit groupe politico-intellectuel, le réseau SELS (Sensibilité Ecologiste Libertaire et radicalement Sociale-démocrate) [1]. C’est pourquoi j’emploierai souvent le « nous ».

1– Une philosophie politique de la pluralité et de l’expérimentation

Reconstruire une pensée critique passe à mon sens par une prise en compte de la pluralité des formes de domination, mais aussi de la diversité des formes qui tendent à échapper à ces dominations, dans l’analyse des sociétés existantes [2]. Je ne mettrai pas l’accent ici sur la pluralité dans les outils d’analyse du monde tel qu’il va, mais dans l’ordre de la philosophie politique, dans le registre de la cité la plus souhaitable.

Toutefois dans les deux cas, celui de l’analyse et celui de l’exploration de la société la plus souhaitable, le souci de la pluralité vient heurter la prétention à saisir « le tout », dans l’analyse, et à bâtir un « tout » maîtrisé intellectuellement et pratiquement. C’est la catégorie d’inspiration hégélienne de « totalité » qui est ici en cause [3]. Dans deux de ses acceptions : 1) dans la prétention à englober l’ensemble des rapports sociaux dans un « tout » fonctionnel et systématique (ce qu’on appelle « le système » et à qui ou plutôt à quoi on donne des pouvoirs tout-puissants) ; et 2) dans la prétention à tenir le point de vue des points de vue (c’est-à-dire ce qui va être identifié dans certains écrits théologiques comme le point de vue divin, le point de vue de Dieu). Contre le premier sens, il faut faire droit à la pluralité, aux hétérogénéités, aux discordances, aux singularités, non nécessairement intégrées dans un « tout ». Contre le deuxième sens, il faut rappeler les limites de tout point de vue sur le monde – même s’il peut y avoir des points de vue plus ou moins rigoureux, plus ou moins cohérents théoriquement, plus ou moins fondés empiriquement, etc.

Cette rupture avec la notion de « totalité » est aussi une rupture avec la notion d’« absolu ». Cela a des conséquences sur notre conception de l’anticapitalisme. Car en tant que composante du mouvement altermondialiste, nous nous définissons comme « anticapitalistes », comme nous nous revendiquons des secteurs anticapitalistes de la tradition sociale-démocrate, des plus « révolutionnaires », comme Rosa Luxemburg, aux plus « réformistes » comme Jean Jaurès, en passant par des secteurs plus intermédiaires comme l’austro-marxiste Otto Bauer. Quand nous parlons d’« hypothèse » d’une social-démocratie libertaire, nous nous inscrivons justement dans une conception expérimentale et exploratoire de la politique, rompant avec « la certitude », « la nécessité » et « l’absolu », et intégrant une part d’incertitude, de probabilité et de fragilité, sans pour autant abandonner tout repère stabilisé [4].

L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des « communismes » orthodoxes, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes radicales à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics, l’instauration d’un écart maximal des revenus avec la fixation d’un revenue minimum et d’un revenu maximum autorisé, l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, etc.). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. On marche vers un horizon sans l’atteindre. L’expérimentation, c’est la voie de la démocratie et de la pluralité dans un espace de contradictions et de conflits assumés comme positifs. Pour l’exploration de nouveaux mondes possibles, l’initiative individuelle et collective, distinguée d’un « esprit d’entreprise » exclusivement mercantile, est indispensable. Le jeu des essais et des erreurs innerve des pratiques politiques qui ne peuvent plus compter sur des garanties définitives (comme Dieu, le Progrès ou la Science) mais seulement sur des repères révisables (des valeurs issues de la tradition, des apprentissages nés de l’expérience et des intuitions utopiques). Cette réévaluation de la démarche expérimentale pourrait s’enrichir de la confrontation avec le pragmatisme philosophique et politique d’un philosophe comme l’Américain John Dewey [5].

Si notre anticapitalisme a coupé les ponts avec l’absolu, c’est aussi parce qu’il n’y a pas que l’exploitation capitaliste à mettre en accusation. D’autres modes d’oppression sont sources de souffrances dans nos sociétés, comme l’a notamment analysé Pierre Bourdieu : domination masculine, domination politique, logiques racistes et ethnicisantes, épuisement productiviste de la nature, etc. Et puis l’expérience des totalitarismes dits « communistes » nous a appris que de nouvelles barbaries pouvaient naître, y compris des élans émancipateurs. Adossée à nos faiblesses d’humains, la tâche émancipatrice face aux oppressions existantes et à venir apparaît ainsi infinie. L’anticapitalisme d’aujourd’hui n’aurait pas grand-chose à apporter s’il continuait à analyser le capitalisme comme un absolu et s’il faisait de la critique de cet absolu un autre absolu. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty notait de manière suggestive en 1955 dans Les aventures de la dialectique que « les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions » [6].

Cette double rupture avec « la totalité » et « l’absolu » au nom de la pluralité et de l’expérimentation nous conduit à mettre en cause le caractère opératoire de la classique opposition entre « réformes » et « révolution ». Nous nous inscrivons dans un « réformisme révolutionnaire » ou démarche « radicale et pragmatique » d’un nouveau type. Plus « réformistes » que les traditionnels « révolutionnaires », tenant des « prises du Palais d’Hiver » ou des « communes libertaires » spontanées, nous n’attendons ni « un grand soir » (ni insurrectionnel, ni électoral), ni même une occupation de fonctions gouvernementales pour faire avancer des réformes. Nous ne suivons pas pour autant les tenants actuels du seul « contre-pouvoir » et du « small is beautiful », car l’occupation de fonctions gouvernementales, en tension avec l’activité de mouvements sociaux comme avec l’émergence de nouvelles formes de démocratie participative et directe, pourrait offrir des moyens de changement qui ne doivent pas être négligés au nom d’un purisme « gauchiste ». L’État n’est ni pour nous le seul ou le principal outil de changement social, ni un diable dont ont doit nécessairement se tenir à distance dans un « contre-pouvoir ». C’est un des outils disponibles du changement, qui a des inerties, des déformations et des pièges, et qu’on doit donc tenter de changer tout en essayant de le mettre au service du changement.

Mais nous sommes aussi plus « révolutionnaires » que les « révolutionnaires » traditionnels, car nous ne pensons pas que la transformation a fait le principal après la fameuse « prise du pouvoir d’État » ou « l’appropriation sociale des grands moyens de production ». Même si nous pensons que cette appropriation sociale des grands moyens de production – sous des formes pluralistes de propriété ne se limitant pas à une étatisation et tenant compte des leçons des expériences totalitaires – est nécessaire, ce n’est qu’un bout d’un travail infini de lutte contre la diversité des oppressions. Cela ne changera pas nécessairement la domination masculine, la domination politique, les inégalités culturelles, les discriminations postcoloniales, les racismes, l’homophobie ou l’épuisement productiviste de la nature. « Être radical », rappelait Marx, « c’est saisir les choses à la racine » [7]. Or, il y a plusieurs racines emmêlées. Et il serait bien peu radical, et donc trop « réformiste », de ne s’attaquer qu’à une seule racine ; par exemple par l’appropriation sociale des moyens de production.

Notre démarche radicalement pluraliste et expérimentale apparaît tout à la fois plus « réformiste » et plus « révolutionnaire ».

Esquisser une posture philosophique adossée aux notions de pluralité et d’expérimentation, récusant celles de « totalité » et d’« absolu », et s’efforçant de casser l’opposition « réformes »/« révolution », n’est pas suffisant pour esquisser, même en pointillés, une nouvelle démarche politique. Il me faut aussi mieux situer historiquement l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire comme commencer à pointer quelques éléments possibles de son contenu.

2 – Une esquisse de mise en perspective historique

Depuis la révolte néo-zapatiste au Mexique, le mouvement social de l’hiver 1995 en France et plus largement la montée en puissance de l’altermondialisme à l’échelle internationale, l’émancipation, comme conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations existantes, apparaît de nouveau à l’ordre du jour. Certes de manière encore tâtonnante, car le « contre » est beaucoup plus vigoureux qu’un « pour » à peine en pointillés. Mais les résistances multiples à l’hégémonie marchande sont déjà un point d’appui pour renouer avec les fils de l’utopie.

C’est dans ce contexte que la question de l’émancipation peut retrouver une nouvelle jeunesse. L’hypothèse « sociale-démocrate libertaire » prend sens dans ce contexte et par rapport à une analyse historique des enjeux de la période. Schématiquement, la gauche a connu deux grandes politiques d’émancipation : 1) la politique d’émancipation républicaine née au XVIIIe siècle, avec les notions d’égalité politique, de citoyenneté ou de souveraineté populaire ; et 2) dans son prolongement critique, la politique d’émancipation socialiste au sens large (incluant mutuellistes et coopérativistes, anarchistes, socialistes républicains, sociaux-démocrates, communistes, etc.), qui ajoute le traitement de la question sociale. Or il pourrait y avoir devant nous le défi de l’invention d’une troisième politique d’émancipation, républicaine et socialiste, mais aussi « post-républicaine » et « post-socialiste », car puisant dans les deux premières tout en répondant à une série d’enjeux renouvelés et de problèmes nouveaux.

Il me semble que la tradition anarchiste déborde la politique d’émancipation socialiste, dans le sens où elle a pris davantage à bras le corps deux questions qui ne dérivent pas directement de l’intégration de la question sociale : la critique du penchant autoritaire des institutions et la promotion de l’autonomie individuelle dans l’association collective. Une double question particulièrement importante en ce début de XXIe siècle, tant à cause de l’écrasement des individualités dans les totalitarismes dit « communistes » (stalinien, maoïste, cambodgien, albanais, nord-coréen, etc.) que des transformations profondes des relations entre le nous et le je au sein de nos sociétés occidentales devenues individualistes [8]. C’est pourquoi la pensée libertaire a, selon moi, un rôle particulier à jouer dans l’émergence d’une éventuelle troisième politique d’émancipation.

Le problème est donc de savoir si l’émancipation dont nous commençons à reparler aujourd’hui est bien la même que celle qu’avaient en tête les Lumières du XVIIIe siècle ou les socialistes des XIXe et XXe siècles ? Ou faut-il faire émerger, à partir des richesses souvent oubliées des traditions émancipatrices du passé, une nouvelle politique d’émancipation ajustée aux enjeux du XXe siècle ? La réponse est difficile, conjecturale, aléatoire. Certains sont des nostalgiques de l’émancipation républicaine (égalité politique, citoyenneté, souveraineté populaire, etc.), en fétichisant comme « les souverainistes » le cadre de la nation (c’est le cas de Jean-Pierre Chevènement), ou en fétichisant les institutions (comme Arnaud Montebourg et la Convention pour la 6e République). D’autres envisagent un revival de l’émancipation socialiste (justice sociale, appropriation sociale, etc.) débarrassée des horreurs du stalinisme et des accommodements sociaux-démocrates avec l’ordre établi (c’est la grande majorité dans les gauches radicales). D’autres encore, comme le philosophe Jean-Claude Michéa, proposent un retour à « un socialisme ouvrier originel » déconnecté de la politique républicaine et des Lumières [9]. D’autres encore, plus marginaux pour l’instant, comme le réseau SELS, font donc le pari d’une nouvelle politique d’émancipation. C’est-à-dire confectionnée avec des ressources républicaines et socialistes, mais qui aurait aussi à inventer en-dehors de ces ressources pour traiter des questions renouvelées, comme la question individualiste, la question féministe, la question écologiste ou la question postcoloniales. Or il nous semble que, dans le XXIe siècle naissant, des questions comme la question individualiste, la question féministe, la question écologiste ou la question postcoloniale, ne sont pas uniquement traitables avec ces ressources républicaines et/ou socialistes.

Ces interrogations d’ampleur réclament un réexamen approfondi des « logiciels » en usage dans les gauches (socialistes, communistes, Verts, extrêmes-gauches marxistes et libertaires) et des confrontations argumentées, dans un rapport avec les mouvements sociaux actuels. Malheureusement, la plupart des partis traditionnels de la gauche ont largement déserté le terrain de la recherche et du débat proprement intellectuel. D’ailleurs, la famille socialiste et sociale-démocrate européenne a très majoritairement abandonné les rivages de l’émancipation, en se noyant dans des pratiques sociales-libérales et technocratiques.

Mais peut-on aller un peu plus loin quant à l’identification de cette hypothèse d’une social-démocratie libertaire ? Non pas la définition - clés en mains – d‘une société idéale – ce qui serait contraire à une démarche expérimentale et pluraliste –, mais la caractérisation de certains des problèmes qu’elle aurait à traiter. J’avancerai quelques pistes synthétiques [10].

3 – Un projet d’« équilibration » de tensions

Le choix de l’expression « social-démocratie libertaire » est d’abord terminologique : « démocratie » pour la question démocratique (héritée de l’émancipation républicaine), « social » pour la question sociale et « libertaire » pour la critique des institutions et l’autonomie individuelle. Ce choix a aussi une composante stratégique : au moment où la social-démocratie européenne s’est largement transformée en social-libéralisme sous le choc de la « contre-révolution libérale » des années 1980, il apparaît important de revaloriser les thèmes du service public et de l’État-providence souvent historiquement associés à cette social-démocratie. Provocation, me diront certains pour qui « social-démocratie = trahison ». Il faut parfois quitter les rivages rassurants de la rhétorique « gauchiste » pour aborder les enjeux du temps présent avec moins de préjugés. Le mot « social-démocratie », comme les mots « socialisme » ou « communisme », ont eu des histoires compliquées et des usages divers. Notre social-démocratie de référence - avec les figures du socialisme républicain de Jean Jaurès, le socialisme démocratique et révolutionnaire de Rosa Luxemburg ou l’austro-marxisme d’Otto Bauer - n’a pas la couleur de « la trahison ». Mais elle a le sens des chausse-trappes que nous réserve la confrontation avec la réalité et avec l’histoire. Loin de la pureté des identités « révolutionnaires » qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis de la complexité du monde, de peur des éclaboussures, elle a l’intuition des difficultés et des contradictions de la transformation sociale, voire de ses possibilités tragiques. C’est pourquoi elle a le sens du compromis, tout en s’efforçant d’éviter les compromissions.

Dans les tensions que ce projet aurait à mettre en dynamique, il y a au moins trois grandes contradictions : entre espace commun de solidarité et singularité individuelle, entre représentation politique et critique libertaire de la représentation, entre fonction protectrice de l’État social et critique libertaire de l’État social.

Tension 1 : justice sociale et singularité individuelle

La première tension concerne les rapports entre les cadres collectifs et l’individualité. La social-démocratie, comme forme politique, a été historiquement associée à la solidarité collective. La critique anarchiste, quant à elle, a souvent servi de rempart pour préserver les individus contre les empiétements des différents pouvoirs et la pression de la standardisation. Leur association dans un projet viserait à mettre en tension justice sociale et singularité individuelle. Une conception de la justice sociale renvoie à un espace commun de mesure. C’est ce qui rend des choses et des personnes commensurables, mesurables dans un même espace, dans un cadre commun, à partir des mêmes critères. Et ce qui sert de base ensuite à une répartition équitable des ressources entre ces personnes. C’est une vision de la justice que nous avons héritée de Platon et d’Aristote et que l’on retrouve chez les théoriciens contemporains de la justice , comme John Rawls ou Michael Walzer, qui ont marqué depuis trente ans la philosophie politique américaine et internationale.

Mais en rabattant la question de l’émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c’est-à-dire l’incommensurable, le singulier. Si des théoriciens de la justice comme Rawls travaillent en quelque sorte sur la part « sociale-démocrate » du problème, ils laissent de côté la part « libertaire ». On rencontre là les limites d’une philosophie politique libérale (au sens du libéralisme politique), comme pensée du limité trop vite effrayée par le surgissement impromptu de l’illimité, par exemple sous la forme d’un slogan déstabilisateur comme le « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! » de Mai 1968. C’est justement à une pensée de la singularité et de l’infini, à travers la figure du visage d’autrui, que se sont attelés des penseurs comme Emmanuel Lévinas. Lévinas a même commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable et non totalisable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable » [11], ce qui lui apparaît à la fois inévitable et non dépassable dans une « synthèse » supérieure, comme dans la dialectique hégélienne et, à sa suite, nombre de « marxistes ».

Cette tension indépassable et dynamique constitue un premier visage pour une hypothétique social-démocratie libertaire.

Tension 2 : l’État, entre oppression et protection

La deuxième tension concerne les ambivalences des institutions étatiques. La critique anarchiste de l’État a eu raison de mettre l’accent sur les processus autoritaires et hiérarchiques travaillant les institutions étatiques. Elle l’a souvent mieux fait que les « marxistes », car elle était moins soumise qu’eux à une pente économiste. C’est ce qui l’a rendue beaucoup plus lucide sur les dangers de « la prise du pouvoir d’État » ; et notamment sur l’autoritarisme bolchevik, puis le totalitarisme stalinien.

Mais, en même temps, la critique anarchiste de l’État, en ce qu’elle tend à diaboliser l’État, apparaît trop unilatérale. Je suivrai ici l’historien Marc Ferro quand il écrit : « On observe ainsi que, dès l’origine des sociétés, l’institution fut un système de pratiques sociales désirées, consenties parce que jugées nécessaires et, simultanément, un ensemble de pratiques ressenties comme aliénation, comme contraintes » [12]. La critique libertaire saisit bien la domination des institutions (dont ce que l’on appelle de manière trop homogénéisatrice « l’État ») sur les individus (le second aspect retenu par Ferro), mais semble insensible à leur dimension positive (le premier aspect retenu par Ferro). On se rend mieux compte de la dimension protectrice de certaines institutions avec l’affaiblissement de l’État-providence provoqué par la « contre-révolution libérale » des années 1980 : les dimensions protectrices - et même protectrices de l’autonomie individuelle, comme l’ont bien mis en évidence les travaux de Robert Castel [13] - de la sécurité sociale, des retraites ou du statut salarial, parce que mises en cause par le néolibéralisme, apparaissent plus nettement que dans les années 1970, où leurs dimensions bureaucratiques et oppressives faisaient l’objet de nombre de critiques (justifiées, mais parfois trop exclusives).

L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire nous met sur une piste politique : la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique (libertaire) de la domination institutionnelle. Dans cette perspective, la pensée libertaire ne viserait pas à diaboliser les institutions (étatiques ou autres), mais à en mener une critique permanente, toujours à renouveler, infinie. Cette inspiration libertaire se distingue du libéralisme économique en ce que l’individualité plurielle qu’elle défend et promeut refuse d’être réduite à l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines.

Tension 3 : nécessité de la représentation politique et critique libertaire de la représentation politique

La troisième tension concerne la représentation politique. Pierre Bourdieu a identifié le caractère dual des mécanismes de représentation politique (en germe dans la moindre activité militante, associative ou syndicale, impliquant une fonction de porte-parole). Bourdieu écrit ainsi : « Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique » [14]. Bourdieu nous dit ici deux choses. Premièrement, pour voir ses aspirations prises en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux malades du sida) a besoin de porte-parole ; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole enferme le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole). Bourdieu assume donc la tension apports positifs de la représentation politique/critique libertaire des institutions représentatives.

Avec Bourdieu, notre regard est de nouveau orienté vers une perspective politique sociale-démocrate et libertaire, dans la double nécessité de la représentation et de sa critique libertaire. La représentation n’est pas niée au profit d’un modèle idéal de démocratie directe, mais aiguillonnée de manière permanente par sa critique radicale. Cette configuration suggère un nouvel équilibre entre institutions représentatives, formes participatives et procédures de démocratie directe.

Une « équilibration des contraires » (Proudhon)

Dans le cas de ces trois tensions, il y a tout à la fois nécessité de la mise en relation de deux pôles et caractère irrémédiable de la contradiction. Cela nous oblige à abandonner l’idéal d’un monde sans contradictions, d’un monde transparent à lui-même et réunifié. Contre la perspective d’un dépassement des contradictions dans des synthèses supérieures, inspirée de la dialectique hégélienne, le socialiste libertaire Pierre-Joseph Proudhon avançait une pensée de « l’équilibration » des tensions. Une « équilibration des contraires » 15), non résolvables dans une entité « supérieure » qui « dépasserait » ces contradictions. L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire a, de ce point de vue, quelque chose de proudhonien.

Ouvertures

Nous ne sommes pas, à proprement parler, « marxistes », mais nous gardons notamment de Marx l’hypothèse selon laquelle on ne peut, en matière de transformation sociale, élaborer simplement des projets dans « le ciel pur des idées », mais que ces projets doivent avoir des points d’accroche dans la réalité et être portés par des forces sociales. Dans le cas de l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, on a des potentialités de ce type (mais seulement des potentialités) :

  • D’abord la vie quotidienne : dans Libres ensemble, sous-titré de manière fort suggestive L’individualisme dans la vie commune, François de Singly explore un fil sociologique très stimulant [16]. Il observe, sur toute une série de scènes de la vie ordinaire des couples et des familles contemporaines (la cohabitation au sein d’un même espace, la programmation conjugale de la musique et de la télévision, la gestion commune du téléphone ou les aventures de l’extra-conjugalité), les nouveaux espaces d’autonomie personnelle et de négociation avec les proches, dans un équilibre entre le je et le nous. C’est dans ce cadre qu’émergent des tensions comme des compromis inédits entre ce qu’il appelle l’individu « seul » et l’individu « “avec” » Ne trouve-t-on pas là, à l’état de potentialités, dans les expériences les plus quotidiennes, des éléments intéressants pour une politisation, et particulièrement pour une social-démocratie libertaire ?
  • Quant aux mouvements sociaux : Le mouvement altermondialiste, comme rencontre du mouvement ouvrier classique et de nouveaux mouvements sociaux à une échelle internationale, pourrait constituer le creuset d’une nouvelle émancipation plurielle, contre une diversité de dominations. Au sein des mouvements sociaux contemporains, on observe aussi une tension à l’œuvre : est-ce que, depuis l’hiver 1995, une série de luttes sociales n’ont pas porté sur la défense des protections collectives (retraites, sécurité sociale, statut salarial, etc.), tout en activant une méfiance à l’égard des procédures de délégation (dans les modes d’organisation des associations comme Act Up, les nouveaux syndicats SUD, des associations locales ou des formes ponctuelles de mobilisation) ? Cette ambivalence vis-à-vis des institutions, qui reconnaît implicitement leur double fonction (protectrice/aliénante), a jusqu’à présent rarement était articulée dans un même projet. Un projet non pas conçu comme une intégration harmonisante, mais comme une mise en tension dynamique.
  • Sur le plan des rapports entre organisations émancipatrices et institutions politiques : Á l’encontre d’un revival d’une version soft de « l’anarcho-syndicalisme », pour laquelle les mouvements sociaux pourraient produire seuls la politique émancipatrice de demain, sans qu’il y ait une place pour les formes partisanes, dans une logique exclusive de « contre-pouvoir », aucune organisation ou aucun groupe (syndical, associatif, partisan, émergence ponctuelle, etc.) ne semble pouvoir occuper une position hégémonique dans le champ de l’émancipation, mettant les autres sous sa dépendance [17]. L’hypothèse sociale-démocrate libertaire appelle justement un double mouvement pour donner une consistance politique à cette tendance : une confrontation avec les institutions politiques (dans un dedans/dehors) et une pluralité d’institutions de transformation sociale (dont les syndicats, les associations, les formes plus ponctuelles d’auto-organisation, les expériences alternatives, des classiques coopératives aux squats autogérés en passant par l’économie sociale et solidaire…mais aussi les partis politiques).

Ce ne sont que des pistes bien partielles dans une exploration intellectuelle, mais aussi et surtout pratique qui ne fait que commencer...

P.-S.

  • Texte actualisé établi à partir d’une communication au Forum Social Européen à Ivry-sur-Seine, le 13 novembre 2003 ; une première version différente a été mise en ligne, sous le titre « Mouvement altermondialiste et nouveau projet d’émancipation », sur le site Bellaciao, le 6 août 2004.

Notes

[1Voir Philippe Corcuff et Willy Pelletier, « De la LCR au "NPA" – L’expérience sociale-démocrate libertaire comme analyseur d’enjeux actuels », Mediapart, 13 août 2008, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/130808/de-la-lcr-au-npa-l-experience-sociale-democrate-libertaire-comme-a.

[2Voir notamment P. Corcuff, Bourdieu autrement (Textuel, 2003) ; « Figures de l’individualité, de Marx aux sociologies contemporaines – Entre éclairages scientifiques et anthropologies philosophiques », site-revue de sciences sociales EspacesTemps.net, 12 juillet 2005, http://espacestemps.net/document1390.html ; et « Mélancolies de Mai 68 », Mediapart, 1 juillet 2008, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/010708/melancolies-de-mai-68.

[3Pour une critique plus développée et argumentée des notions de « totalité » et de « synthèse », voir P. Corcuff, « La “synthèse” divine des progressistes – Quand Proudhon, Merleau-Ponty et Lévinas font leur cinéma contre Hegel », La Sœur de l’Ange (revue semestrielle de philosophie et de littérature, éditions Le Grand Souffle), n°4, automne 2006.

[4Pour ma part, cela renvoie à la perspective que j’ai paradoxalement et volontairement appelée « transcendances relatives » (ou « colonnes absentes » en référence à un poème d’Henri Michaux) : voir P. Corcuff, La société de verre – Pour une éthique de la fragilité, Armand Colin, 2002.

[5Voir notamment John Dewey, Le public et ses problèmes (1e éd. américaine 1927), trad. franç., Publications de l’Université de Pau/Farrago/Éditions Léo Scheer, 2003, ainsi que Philippe Pignarre, « Pragmatisme et politique marxiste : fabriquer les questions que nous sommes capables de résoudre », ContreTemps (éditions Textuel), n°11, septembre 2004, et Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly, Politiques de l’individualisme, Textuel, 2005, pp.160-164.

[6Dans Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique (1ère éd. : 1955), Gallimard, collection « Folio/Essais », 2000, pp. 320-321.

[7Dans Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1ère éd. allemande : 1844), repris dans Œuvres III, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », édition établie par Maximilien Rubel, 1982, p. 390.

[8Voir, entre autres, P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme, op. cit., ainsi que P. Corcuff, « Enjeux altermondialistes et individu contemporain », Mediapart, 3 mai 2008, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/030508/enjeux-altermondialistes-et-individu-contemporain-0.

[9Dans Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith - Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, éditions Climats, 2002.

[10Sur l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, voir aussi P. Corcuff, La société de verre, 2002, op. cit., La question individualiste – Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Le Bord de l’Eau, 2003) et P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme, 2005, op. cit.

[11Dans Emmanuel Lévinas, Éthique et infini (dialogues avec Philippe Nemo, 1ère éd. : 1982), LGF/Le Livre de Poche, 1990, p.84.

[12Dans Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, Gallimard/Julliard, collection « Archives »,1980, p.12.

[13Voir Robert Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi – Entretiens sur la construction de l’individu moderne, entretiens avec Claudine Haroche, Fayard, 2001.

[14Dans Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique » (1ère éd. : 1984), repris dans Langage et pouvoir symbolique, Seuil, coll. « Points/Essais »2001, pp. 260-261.

[16Voir François de Singly, Libres ensemble – L’individualisme dans la vie commune, Nathan, 2000.

[17Pour un double refus de la vision hiérarchique des sociaux-démocrates et des léninistes quant aux rapports entre le parti et les mouvements sociaux et de l’exclusion « anarcho-syndicaliste » de la forme parti au profit de seuls mouvements sociaux, voir Christophe Aguiton et Philippe Corcuff, « Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux », Mouvements, n°3, mars-avril 1999 (repris sur le site Europe solidaire sans frontières : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article6093).

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