« J’ai lu récemment l’opinion d’un général polonais responsable de notre zone d’occupation. Il croit que [les Irakiens] ne nous aimeront pas tant que nous ne résoudrons pas les problèmes de travail, de santé, de l’administration. D’où ma question : pourquoi, plutôt que d’aller là-bas, ne pas se mettre à résoudre ces problèmes chez nous ? » Populaire, l’ancien ministre du travail Jacek Kuron est un des rares intellectuels polonais à avoir pris position contre la guerre en Irak [1]. Il s’avoue « surpris » par le soutien du président et du gouvernement polonais aux Etats-Unis : « Ils recherchent probablement quelques avantages politiques à court terme, mais cela ne justifie pas une participation à cette histoire honteuse. »
Ce point de vue exprime sans doute mieux la majorité des opinions populaires que les prises de position censées la représenter, en Pologne comme dans l’ensemble de cette « Nouvelle Europe » perçue comme alignée sur les Etats-Unis [2]. En témoignent l’écart entre ces sociétés et leurs actuels dirigeants sur la question de la guerre en Irak, mais aussi l’abstention massive lors des référendums d’adhésion à l’Union européenne.
De fait, la guerre d’Irak a creusé le fossé que celle du Kosovo avait créé il y a quatre ans sauf en Pologne entre les populations et les gouvernants des pays d’Europe de l’Est, dont certains (Pologne, Tchéquie et Hongrie) venaient juste d’adhérer à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) [3]. En février 2003, dans l’ensemble des pays candidats à l’Union européenne (UE), 75 % des populations en moyenne se déclaraient opposées à une intervention militaire en Irak sans mandat des Nations unies. Même dans l’hypothèse d’un feu vert du Conseil de sécurité, l’hostilité à l’intervention y restait majoritaire (49 % contre, 42 % pour), contrairement aux opinions ouest-européennes (38 % contre, 57 % pour) [4]. Ainsi la « Lettre des huit » et la « Déclaration des dix » [5] soutenant la guerre programmée par les Etats-Unis ne reflétaient ni les opinions des populations, ni même la conclusion de débats parlementaires.
Évoquant la signature hongroise au bas de la « Lettre des huit », l’économiste Laszslo Andor, président du conseil scientifique d’Attac Hongrie, raconte : « Le premier ministre Peter Medgyessy l’a paraphée lors d’un voyage en Grèce. Rentré au pays, il dut expliquer pourquoi il avait approuvé un document soutenant la guerre, sans consultation du gouvernement et du Parlement, et alors qu’on connaissait déjà les positions de la France et de l’Allemagne ainsi que l’impopularité croissante de l’intervention dans les sondages en Hongrie. Il a prétendu avoir obtenu un “petit amendement” sur une lettre qui n’était pas une déclaration de guerre... Il a assuré que les soldats hongrois n’iraient pas se battre en Irak. Le trouble causé par cette affaire a été tel qu’un nouveau conseiller national à la sécurité a été nommé. »
« Les gouvernements des États baltes n’ont accompagné l’envoi de leurs troupes en Irak d’aucun débat gouvernemental ou public, s’agissant d’un “geste de loyauté” envers les États-Unis », écrit le professeur Egdunas Racius [6]. De même, le professeur Rastko Mocnik, de l’université de Ljubljana, nous dit « l’embarras et l’intense débat politique » suscités par la signature slovène : la pétition, dont il est signataire, affirmait qu’« aucun parti politique en Slovénie n’a de mandat pour entraîner notre pays dans une guerre d’agression » et demandait que « le gouvernement retire son soutien à la déclaration des dix ministres des affaires étrangères de gouvernements d’Europe de l’Est ».
De la Slovaquie à la Hongrie, de la République tchèque à la Pologne, la contestation des diverses formes de soutien à la guerre, puis à l’occupation a dépassé et de loin le cadre de l’exploitation par des partis d’opposition d’une fragilité de leurs adversaires. Les dirigeants tchèques, slovènes et croates ont officiellement contesté la présence de leur pays sur la liste des « coalisés ». Nombre de gouvernements se sont divisés (en Roumanie, Bulgarie, Slovénie...).
Il est vrai que, dans les pressions sur les nouveaux et futurs membres de l’OTAN comme de l’Union, se mêlent business, politique étrangère et « recyclage » d’anciens cadres de la nomenklatura communiste. On connaît, par exemple, de mieux en mieux le rôle de « proconsul » des États-Unis joué par M. Bruce Jackson [7] : président du Comité pour la libération de l’Irak, auquel il a fait adhérer bien des personnalités d’Europe de l’Est ; vice-président de la firme d’armement Lockheed-Martin en même temps qu’artisan de l’extension des bases de l’OTAN dans la région ; président du Projet pour un nouveau siècle américain de la droite néoconservatrice américaine après avoir servi dans le département de la défense. Il a notamment négocié avec la Pologne le « contrat du siècle » des 48 avions de guerre F-16 fabriqués par Lockheed-Martin. En fait, les Etats-Unis eux-mêmes finançaient ce deal : « les F-16 ont été “compensés” par un crédit et l’achat de biens polonais d’un montant de 12 milliards de dollars » [8].
Durs critères de Maastricht
Rien d’étonnant si la Pologne, seul pays d’Europe de l’Est à intégrer la coalition menée par MM. George W. Bush et Anthony Blair, a pris le commandement d’une force multinationale dans la région centre-sud de l’Irak. Elle pourrait être « remerciée » par la nomination de son président, l’ex-communiste Aleksander Kwasniewski, à la tête de l’Alliance atlantique et le déplacement de quatre bases américaines de l’Allemagne vers la Pologne. D’autres dirigeants est-européens ont, comme beaucoup à l’Ouest, ouvert leur territoire et leur espace aérien à des opérations américaines ou envoyé quelques centaines de soldats protéger diplomates et opérations dites humanitaires. Ce faisant, ils ne manquent pas d’intéresser leurs firmes aux discussions en cours sur la « reconstruction » du pays.
Mais les manifestations y compris contre les policiers militaires tchèques venus pour protéger l’hôpital de campagne de Bassora et les attentats contre les troupes d’occupation et contre les Nations unies ont refroidi les ardeurs. Quant aux bases américaines installées en Europe de l’Est, les opinions, qui les avaient considérées à l’origine comme une aide au commerce local, les perçoivent de plus en plus comme une incitation aux représailles. Le 15 février 2003, 50 000 personnes descendaient dans la rue à Budapest, à l’appel du mouvement Citoyens pour la paix de Hongrie, pour interdire toute forme d’aide à la guerre et en finir avec la base de Tazsar qui sera d’ailleurs opportunément fermée dès le début de l’intervention militaire...
L’augmentation des dépenses militaires, alors qu’on réduit celles de la santé et de l’éducation, soulève à son tour la question des critères de Maastricht (qui s’imposent aux nouveaux candidats) et de la construction libérale de l’Europe : l’austérité budgétaire s’impose au plan national alors que grandit la déception envers les aides européennes. Second poste du budget européen après l’agriculture, les fonds structurels, qui devraient compenser les mécanismes de marché et aider les régions les plus pauvres, se voient plafonnés et conditionnés à des cofinancements. Du coup, les financements publics étant réduits et les crédits privés cherchant la rentabilité, l’aide se concentrera sur les mieux lotis.
La Pologne et l’Espagne font peut-être front commun sur l’Irak et les critères de représentation au sein de l’Union. Mais, si le budget de cette dernière, inférieur à 1,27 % de son produit intérieur brut (PIB), reste en l’état [9], la logique redistributive, déjà trop faible, s’affaiblira encore, alors que les nouveaux membres sont plus pauvres. L’Espagne perdra presque tous les financements européens en même temps que l’on révise à la baisse les montants accordés (un paysan polonais touchera au début 25 % de ce que perçoit un agriculteur français).
Montée des abstentions
On ne veut pas encourager, dit-on à Bruxelles, le maintien de l’« autoconsommation improductive ». Les lopins de terre demeurent pourtant la seule bouée de survie quand disparaissent les services sociaux autrefois assurés par les grandes entreprises. En fait, c’est l’ensemble des protections sociales qu’il s’agit de supprimer, comme au XIXe siècle, pour qu’émerge un « vrai » salariat soumis à une implacable « flexibilité ». Ce que les nouveaux codes du travail mettent en place. D’où le développement de la pauvreté, alors qu’on prétend assurer un « rattrapage ».
S’il s’agit simplement de créer en Europe de l’Est un grand marché libéralisé, à quoi bon un élargissement qui aggrave les problèmes de l’Union ? L’ouverture commerciale de ces pays, la suppression des protections sociales, la vente des meilleures entreprises, les délocalisations y sont déjà des réalités. Voilà pourquoi Bruxelles a tardé à ouvrir la phase officielle des négociations, qui n’ont commencé, avec les premiers pays [10], qu’en 1998 non en fonction des « succès » des pays concernés, mais en vue du dixième anniversaire de la chute du mur : en 1998, après plusieurs années de chute des PIB, seuls deux pays avaient rattrapé leur niveau de 1989, dont la Pologne, qui connaît depuis lors une baisse de son taux de croissance...
« Les nouvelles élites politiques à l’Est, souligne l’économiste hongrois altermondialiste Lazslo Andor, craignaient d’être remises en cause. Pour consolider les transformations réalisées, elles voulaient rejoindre n’importe quoi à l’Ouest l’OTAN ou l’UE, peu importe, le premier venu de la communauté euro-atlantique. » Pour faire patienter les candidats, le sommet de Copenhague de 1993 avait retenu des « critères » : pluralisme politique ; économie de marché « capable d’affronter la concurrence » et intégration de l’« acquis communautaire [11] ». Mais l’application réelle de ces derniers impliquait en fait une sélection telle, estime M. Andor, que « les promesses initiales d’ouverture à l’Est ne seraient réalisées que pour un ou deux cas vitrines ».
C’est le sommet européen de décembre 1999 qui marque le tournant vers le « big-bang » : l’adhésion de l’ensemble des candidats était décrétée « irréversible » mais non datée. Pourtant les « critères » de Copenhague devenaient de moins en moins opératoires : les pays candidats ont des balances commerciales déficitaires avec l’Union et ne peuvent pas « affronter la concurrence » ; l’« acquis communautaire » est indéfini et évolutif pour la politique agricole commune et les fonds structurels, enjeux principaux des négociations finales. Au plan politique, la montée des abstentions et courants xénophobes [12], aggravée par les effets de la guerre de l’OTAN en Yougoslavie, précipita le tournant.
Associé au « big-bang », le pacte de stabilité de l’Europe du Sud-Est, mis en place en juin 1999, devait aider les gouvernements de la région, de plus en plus déstabilisés, créant une sorte d’antichambre de l’Union pour les « Balkans de l’Ouest [13] ». « Une approche régionale était nécessaire, sous peine d’accentuer une balkanisation généralisée et de devoir s’en remettre au travail de “stabilisation” des forces aériennes américaines », estime M. Andor, qui a organisé, en mars dernier à Budapest, la première conférence en Europe de l’Est d’un réseau d’économistes pour une autre politique européenne [14]...
L’Europe de l’Est est directement passée de la censure et des gâchis bureaucratiques de l’ancien régime de parti unique, néanmoins protecteur socialement, au terrorisme intellectuel et au capitalisme sauvage porté par les dogmes libéraux. Dans cette transition douloureuse, l’Union européenne passe pour une source de modération, mais aussi d’espoir de nouvelles convergences en bas.
« La guerre en Irak a fait émerger les liens entre les populations d’Europe de l’Est et de l’Ouest », se réjouit M. Petr Uhl, ancien militant tchécoslovaque de la Charte 77, adversaire résolu de l’OTAN et fervent partisan de l’adhésion à l’Union. Editorialiste du journal Pravo, il y a qualifié la signature de la « Lettre des huit » par M. Vaclav Havel, encore président pour quelques jours, de « criminelle ». Il mise sur la construction européenne pour « faire progresser les droits reconnus au Conseil de l’Europe ». Lui qui a dénoncé les « responsabilités tchèques » dans l’éclatement de la Fédération tchécoslovaque combat les nationalismes étroits : « La campagne du PC tchèque contre l’UE est très négative, nous dit-il, car elle désigne les Allemands, les étrangers, comme un danger. »
Ancienne porte-parole de la Charte 77 récemment élue vice-médiateur par le Parlement tchèque, Mme Anna Sabatova rejette également ce nationalisme. « Je ne peux imaginer une alternative à l’adhésion », dit-elle. Sensible aux régressions sociales à l’oeuvre depuis 1989, elle souligne toutefois l’évolution des mentalités : « À l’époque, prononcer le mot “solidarité” équivalait à une grossièreté relevant de la “mentalité d’assisté”. Désormais, on peut critiquer rationnellement les expulsions qui frappent les plus pauvres et la suppression des aides sociales. » Et d’ajouter : « Je sais que l’adhésion n’aura pas que des aspects positifs, mais je ne vois pas comment changer le monde de façon isolée. Beaucoup d’exemples dans l’Union peuvent nous aider à résister ici. »
« C’est le moins mauvais choix », estime l’historien Tamas Kraus, du Forum social hongrois. « Face à l’extrême droite europhobe, nous aurons plus de marges de manoeuvre pour défendre les minorités nationales (notamment roms) et sexuelles dans le cadre de l’Union et plus de possibilités de coopération syndicale. » Souriant, il ajoute : « Notre délégation au Forum social de Florence a découvert qu’on pouvait brandir des drapeaux rouges sans aller en prison. » Globalement, « nous avons été plus colonisés pendant treize ans à l’extérieur de l’Union que nous ne le serons dedans ».
La formule souligne les responsabilités de l’Union dans le capitalisme sauvage que les élites d’Europe de l’Est ont propagé et dont elles ont bénéficié. C’est ce qu’a exprimé une partie des « non » aux référendums d’adhésion. Mais la majorité provenait de l’extrême droite nationaliste xénophobe, s’exprimant souvent parmi les catégories les plus déshéritées, ou des ultralibéraux thatchéristes et souverainistes (comme le parti du président Vaclav Klaus en Tchéquie). La Ligue des familles polonaises (LPR), droite catholique anti-européenne (en dépit des positions du pape), préférait proposer l’adhésion de la Pologne à l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) qu’à l’Union [15] !
Tout aussi composites, « les taux d’abstention très élevés soulèvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses claires, souligne le professeur Nicolas Bardos-Feltoronyi. Mais ils semblent particulièrement élevés dans les régions à niveau de revenu bas ou moyen ». C’est à Elk, dans une des régions les plus sinistrées de Pologne, que s’est tenu, en février 2003, un de ces forums sociaux qui regroupent notamment les associations de chômeurs et les syndicalistes. « Les représentants de notre pays exigent un droit de veto sur les questions sociales, mais ces gens ne parlent pas en notre nom », s’insurgeait M. Piotr Ikonowicz, un des organisateurs qui a voté une motion en faveur d’une Europe sociale. Mais les propositions alternatives à la construction libérale de l’Europe, en rupture avec la droite cléricale et nationaliste, commencent tout juste à émerger.
« L’Union européenne reste le coin du monde qui cultive encore le plus de laïcité comme de droits sociaux et civiques », souligne M. Michal Kozlovski, éditeur d’une revue polonaise très anticléricale, Bez Dogmatu (Sans dogme). Assumant ses hésitations, il enchaîne : « Les conditions d’adhésion sont scandaleuses. » De toute façon, « l’intégration de la Pologne constituera un défi », ajoute-t-il, mi-sérieux mi-plaisantant, car il craint, comme les féministes polonaises, « le poids du lobby religieux du pape à Bruxelles ».
Comme en écho, l’historien polonais Marcin Kula aime à rappeler l’opinion de ceux pour qui, « la Pologne ayant toujours été en Europe, c’est à l’Union d’adhérer aux valeurs polonaises ». Lui critique le discours dominant qui mythifie le passé européen de la Pologne et oublie la « position limite » de cette dernière par rapport à l’Europe occidentale.
Déjà sous l’ancien régime, dans les années 1970, explique l’historien, le dirigeant communiste Edward Gierek « avait ouvert une perspective de vie à l’occidentale par sa politique d’importations ». Mais, sous Solidarnosc, « le chômage demeurait impensable, et personne ne s’attendait aux privatisations ». D’où ce paradoxe : « Alors que le mouvement syndical a été à l’initiative des transformations, il a quasiment disparu, notamment dans les entreprises privées. Les gens ont été déçus par l’Europe depuis la chute du communisme : ils se souvenaient de l’aide apportée dans les années 1980 et pensaient qu’une fois “libérés” ils seraient accueillis à bras ouverts. C’est pourquoi, conclut-il, ils ont une vision du passé communiste plus positive qu’en 1989 [16]. »
Interrogé sur son propre jugement concernant l’Union européenne, le professeur Kula résume bien dilemmes et inquiétudes rencontrées ailleurs, notamment face à l’exigence de fermeture des frontières polonaises vis-à-vis des voisins (et trafics frontaliers) de l’Est : « S’il faut choisir entre adhérer à l’Union européenne ou bien se retrouver avec la Biélorussie du président Alexandre Loukachenko, je vote pour l’Union. Mais je suis inquiet, et d’abord face au risque de nouveaux murs entre nous et une nouvelle “Europe de l’Est” dont les citoyens, considérés à leur tour comme de “mauvais Européens”, seront méprisés. »