Fiasco à La Haye

, par SAMARY Catherine

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« On savait que le procès de Milosevic serait difficile, mais qui aurait pu imaginer que son début se transformerait en une telle débâcle pour le Tribunal pénal international (TPIY) de La Haye ? » Ce jugement de Stojan Cerovic, journaliste de l’hebdomadaire Vreme [1], bien connu à Belgrade pour son hostilité envers M. Slobodan Milosevic, constate ce qu’avec une certaine fierté la vox populi exprimait dans les rues de la capitale serbe après les premiers jours de ce qui devait être un « procès historique ».

Jusqu’à l’ouverture de celui-ci, le 12 février dernier, M. Milosevic et ses défenseurs semblaient s’orienter vers le boycott d’un tribunal dont ils contestent la légitimité [2]. De même protestent-ils contre le déni de droit que représenta l’« enlèvement » de l’ancien président, alors prisonnier à Belgrade, vers La Haye : la Cour constitutionnelle yougoslave venait de confirmer son refus de toute extradition, en l’absence d’une loi — loi toujours pas votée à ce jour — sur la coopération avec le TPIY.

L’ex-président yougoslave a préféré utiliser cette tribune médiatisée pour y présenter sa propre défense. Les Belgradois ont massivement suivi le début du procès, retransmis en direct et intégralement sur trois chaînes... au cours des premières semaines. Depuis, ils comptent chaque jour les points marqués par l’accusé, qui a décidé de « prendre le peuple et l’opinion publique pour jury » et regagne en popularité...

CNN a suspendu la retransmission du procès dès que l’accusé a fait projeter les images des « dégâts collatéraux » des bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Depuis le 19 février, jour où l’accusé, par son contre-interrogatoire, déstabilisa le premier témoin à charge, M. Mahmut Bakalli, même le site du TPIY ne retranscrit plus les séances. Le 8 mars, la chaîne publique de Serbie (RTS) et, le 13, la chaîne fédérale Yuinfo ont également cessé la retransmission (« trop coûteuse ») du procès. Seule la chaîne B92, tributaire de financements privés et de liaisons techniques favorables avec le TPIY, continue de couvrir le procès... Jusqu’à ce que les donateurs ne le jugent plus « opportun » ?

« Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a beaucoup de droit mais beaucoup d’histoire superficielle, abrégée, manipulée, qu’il y a de la politisation et de l’hypocrisie [3] », a déclaré le président Vojislav Kostunica. De fait, en dépit des efforts de la justice de La Haye pour apparaître impartiale, la procureure Carla Del Ponte a grandement contribué à décrédibiliser le TPIY en refusant d’enquêter sur la plainte déposée contre l’OTAN pour « crimes de guerre » contre des cibles civiles. Et l’accusé Milosevic (quoi qu’on pense de sa politique et de son interprétation à sens unique de l’histoire) a été servi par la « construction paranoïaque » — que dénonce à juste titre Stojan Cerovic — selon laquelle « la catastrophe survenue dans l’ex-Yougoslavie ne serait [...] que le produit d’un complot criminel d’un groupe de personnes rassemblées autour de Milosevic [4] ».

Rencontré à Belgrade au cours de la première semaine du procès, le sociologue Srdjan Bogosavljevic nous explique les réticences populaires à admettre les crimes commis au nom des Serbes : « La majeure partie de la population se dit incapable de commettre des crimes et pense qu’il en est ainsi des Serbes en général. Mais la cause principale de cet aveuglement est qu’il y a en Serbie quelque 600 000 réfugiés serbes de Croatie et de Bosnie : on connaît donc mieux les crimes des autres. »

Ici et là, on fait état du caractère « raciste » des blagues racontées à Belgrade sur les témoins kosovars albanais. En réalité, M. Bakalli, ancien apparatchik de la Ligue des communistes, était le chef de la province du Kosovo en 1981 : à ce titre, il incarne toutes les faiblesses de l’accusation. Il fut lamentable comme témoin contre M. Milosevic, parce qu’il a cherché à faire à tout prix démarrer la crise du Kosovo du discours de celui-ci en 1989... Il le fut aussi pour la cause albanaise : l’accusé ne manqua pas de rappeler qu’en 1981 M. Bakalli avait eu recours aux tanks pour écraser les manifestations de jeunes Kosovars réclamant un statut de république. Une revendication que le témoin, à l’époque, avait rejetée dans une interview, citée par M. Milosevic...

La responsabilité de ce type de témoignage incombe à la machinerie construite pour légitimer l’inculpation de M. Milosevic sur le Kosovo pendant les bombardements de l’OTAN, tout en évacuant la nature des conflits réels qui ravageaient la province et en faisant abstraction, derrière les expulsions, de la guerre civile aggravée par les bombardements. Accusera-t-on le TPIY de « révisionnisme » pour avoir retiré de l’acte d’accusation le fameux plan « fer à cheval » [5], qui s’est révélé un faux ? La spirale des bombes et des mots a produit une auto-intoxication (« Auschwitz », « génocide », « déportation »...), que l’examen des faits et des preuves contraint à « dégonfler »... Malmenées, les thèses dominantes des médias de l’époque, qui visaient à légitimer la guerre de l’OTAN, empêchent encore de revenir effectivement sur l’interprétation d’un conflit opposant bel et bien deux légitimités, serbe et albanaise, sur un même territoire.

Les faits, cependant, s’imposent. Si de nombreux Kosovars albanais ont été victimes de crimes serbes bien réels, la procureure n’a pas pu pour autant accuser M. Milosevic de « génocide » au Kosovo. D’où l’extension du procès à la Croatie et à la Bosnie. Mais nul n’ignore que les accords de Dayton ont entériné les nettoyages ethniques de l’époque, dont les responsables se trouvaient autour de la table des négociations... Si M. Milosevic est coupable de crimes contre l’humanité, d’autres le sont avec lui. Sans oublier les complices : les gouvernements occidentaux.

Notes

[1Cf Cf. Courrier international, n° 592, Paris, 7 mars 2002.

[2Lire, par exemple, l’entretien de Me Jacques Vergès du 8 janvier 2001. Le budget du TPIY est passé de 276 000 dollars en 1994 à 96 millions en 2001 — dont 14 % de financements privés, le reste provenant des Nations unies. Washington voudrait réduire ces dépenses « excessives ».

[3Le Monde, 21 mars 2002.

[4Courrier international, op. cit.

[5Cf. Serge Halimi, Dominique Vidal, L’Opinion, ça se travaille. Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo, Agone, Marseille, 2000.

Source

Le Monde diplomatique, avril 2002. URL : http://www.monde-diplomatique.fr/2002/04/SAMARY/16405

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