L’ouvrier dans la société industrielle

Face au néo-capitalisme, de nouvelles formes de lutte apparaissent grâce au rajeunissement de la classe ouvrière

, par MANDEL Ernest

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Le capitalisme n’a résolu aucune de ses contradictions classiques. La concurrence oblige toujours les firmes capitalistes à accélérer l’accumulation du capital, et donc à rechercher le maximum de profits ; pour la même raison elles sont amenées à restreindre autant que possible leur propre masse salariale. La capacité de production continue à augmenter plus vite que la demande solvable.

La propriété privée des moyens de production entraîne toujours des fluctuations dans les investissements productifs, d’où découle la succession des phases de haute conjoncture et de crises (pudiquement rebaptisées « récessions »). La grande masse des producteurs est toujours obligée de vendre sa force de travail aux propriétaires du capital. Elle effectue de ce fait un travail forcé, à la seule fin d’obtenir des revenus nécessaires à ses besoins de consommation, et non un travail orienté vers la réalisation de ses propres talents et possibilités individuelles.

Le néo-capitalisme a cherché à atténuer quelques-unes de ces contradictions, afin de les rendre moins explosives à une époque où le capital a déjà perdu le contrôle d’un tiers du genre humain. Mais chacun des remèdes appliqués s’avère une source de nouvelles contradictions.

L’ampleur des crises a été réduite à l’aide de l’inflation permanente. Mais l’emballement de celle-ci ronge périodiquement les augmentations de salaires arrachées par les travailleurs et est source d’irritation croissante pour les salariés. L’absence de crise grave a été accompagnée d’une modification des rapports de force sur le « marché du travail » en faveur des ouvriers. Le patronat et l’Etat bourgeois y ont répondu d’abord en cherchant à limiter la liberté de négocier les salaires (politique des revenus, « économie concertée », programmation sociale, blocage des salaires, etc.), ensuite en reconstituant l’armée de réserve industrielle (800 000 chômeurs en Grande-Bretagne, 500 000 en France, après deux décennies de plein emploi), enfin en combinant ces deux orientations avec une législation ouvertement anti-grève (projet Carr en Grande-Bretagne). Toutes ces mesures doivent provoquer tôt ou tard des réactions ouvrières de plus en plus virulentes.

Un important facteur subjectif s’ajoute aux contradictions nouvelles surgies des « réussites » du néo-capitalisme elles-mêmes pour expliquer le regain de combativité ouvrière qui se manifeste un peu partout en Europe capitaliste depuis 1967 : l’irruption massive de la jeunesse ouvrière sur la scène de la lutte de classe.

Le rajeunissement de la classe ouvrière a lui-même des racines objectives. Dans des pays comme l’Italie, la France, les Pays-Bas, ou dans des régions comme la Flandre, il provient avant tout d’une industrialisation accélérée au cours des vingt dernières années. Dans les industries semi-automatisées, l’accélération des cadences réduit brutalement l’âge moyen des travailleurs à la chaîne. On estime qu’à l’heure présente, en France et en Italie du Nord, pour 35% la main-d’oeuvre industrielle est âgée de moins de trente ans.

Ce rajeunissement a surtout d’importantes conséquences subjectives. Sur les épaules de la vieille génération ouvrière pèse le terrible fardeau de défaites (Mussolini, Hitler, Franco, la deuxième guerre mondiale) et de déceptions (juin 1936 et la Résistance aboutissant à des révolutions manquées ; le stalinisme ; l’échec des gouvernements travaillistes en Grande-Bretagne, en Norvège et ailleurs, etc.). Elle n’a perdu ni son potentiel fondamental de lutte ni sa cohésion de classe ; mai 1968 devrait suffire pour condamner définitivement le mythe de son « intégration » dans la société bourgeoise. Mais elle a tendance à se montrer plus sceptique à l’égard des chances d’aboutir de grands combats d’ensemble, plus hésitante aussi à entreprendre une troisième expérience après celles, faillies, de la social-démocratie et des partis communistes stalinisés, sa relative passivité politique fait la force des appareils bureaucratiques, qui font d’ailleurs tout pour la renforcer.

Libre du scepticisme des générations plus anciennes ; moins prête à se retirer dans la vie privée après de premières déceptions ; stimulée par les progrès de la révolution mondiale au cours de la dernière décennie (Cuba, Vietnam) ; impatiente devant l’écart entre son niveau de vie actuel et ce que les sciences et la technique rendraient possible aujourd’hui. cette jeunesse ouvrière a mis le feu aux poudres un peu partout en Europe. Elle s’est largement émancipée du contrôle paralysant de la bureaucratie syndicale. Grâce à elle, la classe ouvrière européenne a redécouvert son potentiel de lutte spontanée.

Presque partout, la vague de lutte a eu tendance à suivre la trajectoire de la périphérie vers le centre Elle est partie des générations (jeunes) des régions (Limbourg en Belgique, Kiruna en Suède, l’Ouest et l’Est en France) et des branches industrielles relativement « neuves », où le contrôle et l’encadrement bureaucratiques étaient plus faibles, pour atteindre par vagues successives les « forteresses classiques » du mouvement ouvrier, plus étroitement contrôlées par les organisations traditionnelles. La manière dont la dernière grève Renault a éclaté et s’est répandue en France a une fois de plus confirmé cette règle.

La bureaucratie syndicale sur la sellette

Le caractère spontané et explosif de la vague de grèves — souvent de « grèves sauvages » — a placé en position difficile l’appareil des organisations syndicales. Celui-ci s’était progressivement accoutumé à une intégration de plus en plus poussée dans divers organismes de collaboration de classe permanente, au sein de l’Etat bourgeois, qui avaient pour fonction essentielle de désamorcer toute lutte de classe ouvrière. Voici qu’une partie croissante de la base ouvrière ne marche plus dans ces combines — et cela au moment même où la bourgeoisie tend à réduire la marge de manoeuvre laissée à l’appareil syndical.

Des fractions du mouvement syndical européen ont essayé de « récupérer » la vague de lutte en radicalisant sinon leur action permanente du moins leur langage. C’est le cas notamment des syndicats britanniques des métallurgistes et des transports, qui ont défendu l’idée d’une grève politique contre le projet anti-grève de Mr. Carr ; de la F.G.T.B. belge, qui a adopté le concept du contrôle ouvrier ; de divers syndicats ouest-allemands qui ont « durci » leurs revendications salariales, etc. Leur difficulté réside en ceci que la vague de grèves actuelle a dressé de larges couches ouvrières contre les tentatives de manipulation de la base par un sommet bureaucratisé, et que les revendications de démocratie syndicale et d’autonomie ouvrière jouent un rôle important dans le déclenchement des luttes.

Ainsi la première vague importante de « grèves sauvages » déclenchée en Allemagne occidentale depuis la deuxième guerre mondiale, sinon depuis quarante ans, a été fortement favorisée par le fait qu’en automne 1969 le nouveau contrat collectif a été négocié au nom de millions d’ouvriers métallurgistes (et de plus de 2 millions de syndiqués dans cette branche) par une poignée de chefs syndicaux sans demander l’avis des syndiqués. De même, l’adoption par les syndicats belges d’un accord de programmation sociale, sans consultation préalable de la base, a été une des causes de la grève des mineurs du Limbourg, en janvier 1970, qui a joué le rôle de détonateur de toute la vague de grèves en Belgique depuis lors.

L’aspect le plus remarquable de cette reprise d’autonomie ouvrière, c’est le fait que les travailleurs d’Europe ont commencé à renouer avec la tradition des comités de grève démocratiquement élus par tous les grévistes, et rendant compte quotidiennement devant des assemblées générales de travailleurs en grève. Les mineurs de Kiruna (en Suède) ; les grévistes dans quelques entreprises d’Allemagne occidentale en septembre 1969 ; les ouvriers de la Vieille Montagne de Balen-Wezel (Campine anversoise en Belgique) : puis finalement les ouvriers du département 77 de chez Renault (Boulogne-Billancourt) ont élu de tels comités, qui sont appelés à jouer un rôle croissant dans la vague de luttes ouvrières en Europe (il faut rappeler que les ouvriers polonais de plusieurs ports baltes, et notamment ceux de Szczecin, avaient agi de même).

Le phénomène le plus important de cette reprise de l’auto-représentation de la classe ouvrière est constitué sans aucun doute par l’élection des délégués d’ateliers en Italie, qui a donné naissance à des conseils ouvriers. Les directions syndicales ont essayé d’en récupérer un grand nombre, et de les transformer en simples organes d’unification syndicale. Mais dans plusieurs cas, et notamment celui du conseil ouvrier de Fiat à Turin, il s’agissait d’une manifestation d’autonomie ouvrière évidente, débordant largement, du moins au début, les manoeuvres des appareils syndicaux. C’est pourquoi il faut s’attendre, à chaque nouvelle poussée de fièvre, et notamment lors de prochaines explosions générales, à l’apparition de tels conseils, qui pourraient jouer le rôle d’organes de dualité de pouvoir, organes qui avaient fait cruellement défaut en mai 1968 en France, et qui auraient pu transformer complètement l’issue de cette grande lutte.

Les syndicats restent des instruments de défense indispensables de la classe ouvrière contre le patronat. Croire qu’ils puissent être remplacés valablement, en dehors des périodes de luttes intenses, par des « comités de lutte », c’est une utopie qui ne favorise en dernière analyse que les patrons. Mais les syndicats ne sortiront renforcés de l’actuelle montée des luttes ouvrières que si la démocratie syndicale est pleinement rétablie, si les syndiqués ont la conviction qu’ils peuvent contrôler leur propre organisation et gérer leurs propres luttes, si un terme est mis à la manipulation du mouvement syndical au profit de telle ou telle tendance politique du mouvement ouvrier.

L’indépendance syndicale totale par rapport à l’État bourgeois ; la liberté de tendance au sein du mouvement syndical en faveur de toutes les familles idéologiques du mouvement ouvrier : voilà les conditions indispensables pour que la vague de luttes actuelle aboutisse à un mouvement syndical unifié, plus puissant et mieux adapté à la montée en flèche de la combativité ouvrière.

La vague de grèves en Europe a produit une série de revendications centrales qui marquent bien les progrès de la conscience de classe ouvrière par rapport aux vingt dernières années. L’accent mis un peu partout sur les augmentations égales pour tous, contre les nouvelles méthodes de calcul des salaires (job evaluation et measured day work en Grande-Bretagne) représente une révolte instinctive de la classe ouvrière contre l’effort entrepris par le patronat pour introduire de plus en plus de division au sein des travailleurs d’une entreprise et pour atomiser les forces de classe.

La méfiance absolument justifiée dont les travailleurs font preuve à l’égard du système ouest-allemand de cogestion (et des différents schémas de « participation », avancés un peu partout) ressort du même mobile. Ces tentatives veulent rattacher les travailleurs à « leur » entreprise, ce qui, dans un régime caractérisé par la concurrence, ne peut signifier que leur lutte les uns contre les autres. Aux considérations de rentabilité d’entreprise, les travailleurs d’avant-garde opposent celles de solidarité de classe.

Mais l’aspect le plus frappant de la vague de luttes actuelles, c’est la montée de revendications qui mettent en question l’autorité patronale, qui contestent le droit du patronat (et de la bourgeoisie dans son ensemble). Des ouvriers français qui occupent des usines lock-outées (Renault au Mans en 1969) ; des ouvriers belges qui occupent des usines jusqu’à ce que des licenciements décidés par le patron soient effacés (usine Armco-Pittsburgh à Liège) ; des ouvriers britanniques qui essayent d’empêcher le patron de transférer des machines dans d’autres villes (tentative d’occupation des usines General Electric-English Electric à Liverpool) ; des ouvriers italiens qui modifient de leur seule autorité la cadence de la chaîne (ouvriers de chez Pirelli à Milan) : ce ne sont là que quelques exemples de la tendance de plus en plus manifeste à contester le droit du capital à disposer des machines et des hommes.

Lorsque les travailleurs se trouvent confrontés avec des sociétés multinationales, et que ces décisions viennent de l’étranger, la réaction est d’autant plus vive, et l’autorité capitaliste parait d’autant plus inacceptable. On peut donc prédire avec assurance que les luttes ouvrières qui auront pour objectif le contrôle ouvrier — c’est-à-dire le droit de veto ouvrier — sur les investissements, sur les normes salariales, sur les licenciements ; l’ouverture des livres de compte et la suppression du secret bancaire, vont aller en augmentant.

Lors de la dernière dévaluation du franc, lorsque les profits réalisés par les spéculateurs ont fait l’objet d’un débat passionné à l’Assemblée nationale elle-même, le mouvement ouvrier français a d’ailleurs raté une excellente occasion pour déclencher une agitation d’ensemble en faveur du contrôle ouvrier et de la suppression du secret bancaire — et pour tenter de mobiliser les employés des banques pour effectuer quelques démonstrations exemplaires en la matière.

Ainsi, des revendications nées des particularités du néo-capitalisme — on pourrait y joindre des luttes pour des transports publics gratuits de qualité ; pour la médecine de qualité gratuite pour tous, etc. — visent à saper les rapports de production capitalistes eux-mêmes et à nous rapprocher de luttes de masse qui réaliseront enfin ce que le mouvement ouvrier n’a jamais encore atteint dans le passé : la fusion, dans de vastes mouvements de grèves, des revendications immédiates et des revendications transitoires qui remettent en question l’existence du régime capitaliste.