Special Forum Social Européen à Florence, novembre 2002

Entretien avec Flavia d’Angeli et Olivier Besancenot Rouge n°1991, 7 novembre 2002.

, par BESANCENOT Olivier

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Flavia d’Angeli est membre de la direction nationale du Parti de la Refondation Communiste d’Italie et Olivier Besancenot est porte parole de la LCR dont il était le candidat à l’élection présidentielle de 2002.

- De Seattle au forum de Florence en passant par Porto Alegre, que de chemin parcouru. Quelles conclusions en tirez-vous et, en particulier, n’y a-t-il pas là le creuset d’un nouvel internationalisme ?

Flavia - Il me semble évident que nous sommes confrontés à l’ouverture d’une nouvelle phase, caractérisée par la reprise de la mobilisation sociale et de la contestation de l’ordre établi ainsi que de la « pensée unique » libérale et capitaliste. Après Seattle, Porto Alegre et tout ce qui a suivi, les mouvements sociaux de résistance aux politiques néo-libérales, qui ont traversé les années 90, ont assumé la nécessaire dimension globale, imposée par l’adversaire, c’est-à-dire cette mondialisation capitaliste et guerrière. Après plus d’une décennie d’offensive de la « pensée unique » et de la loi du marché, nous sommes confrontés, enfin, avec une reprise exceptionnelle de la conflictualité sociale et politique. Affaiblis, évidemment, par les défaites du siècle passé, mais aussi libérés de l’hégémonie stalinienne ou social-démocrate. Je pense qu’il s’agit encore d’une dynamique de résistance, plutôt que d’une forte offensive sociale. Mais le fait que de milliers de personnes, des réseaux, des associations, des syndicats, des partis, partout dans la planète, recommencent à se mobiliser et aussi à sentir l’exigence d’unifier leurs luttes à niveau continental et mondial, nous donne évidemment l’espoir que s’ouvre un nouveau cycle de lutte internationales.

Olivier - Le développement de ce mouvement multiforme contre la mondialisation capitaliste est fantastique. Seattle, c’était il y a à peine trois ans. Bien sûr, il y avait des précurseurs. Des ONG, les mobilisations pour l’annulation de la dette. Et aussi le mouvement zapatiste et la première conférence intergalactique qui a eu lieu au Chiapas en 1996. Voilà qui préfigurait déjà ce mouvement caractérisé par la convergence des luttes face à la globalisation de l’exploitation et de l’exclusion. Chacune se rappelle encore cette déclaration du sous-commandant Marcos : « Marcos est gay à San Francisco, noir en Afrique du Sud, asiatique en Europe, chicano à San Isidro, anarchiste en Espagne, palestinien en Israël,(...), juif en Allemagne, féministe dans les partis politiques, pacifiste en Bosnie... ». C’était bien vu et prémonitoire. Depuis Seattle, il n’y a pas eu une seule réunion de l’OMC, de la Banque mondiale, du FMI, du G7/G8, de la conférence intergouvernementale de l’Union européenne, sans que les laissés pour compte, les travailleurs, les jeunes, les femmes, les militants écologistes, les petits paysans s’invitent pour dire aux dirigeants de ce monde qu’ils ne veulent plus de leur politique et pour exiger une autre répartition des richesses. Il y a eu aussi la marche mondiale des femmes, peut-être la plus grande initiative féministe jamais organisée et dont l’importance a été largement sous estimée (allez savoir pourquoi !), qui a réuni des femmes de plus de 140 pays. Les luttes des femmes d’Afghanistan, d’Afrique, d’Amérique du Nord ou d’Europe sont partie intégrante et indissociable de la lutte contre la mondialisation capitaliste et pour un autre monde. Car les femmes sont les premières touchées par la crise, les premières licenciées, les premières victimes des politiques d’austérité. Et elles sont aussi les victimes de toujours du patriarcat qu’il prenne la forme de l’intégrisme ou celle plus sophistiquée des pays occidentaux où elles continuent à assurer l’essentiel des tâches domestiques, sont l’objet de discriminations professionnelles et salariales et sont victimes de violences au sein de la famille et au travail.

- En Italie, peux-tu nous expliquer ce qui s’est passé depuis l’immense manifestation de Gênes en juillet 2001 ?

Flavia - Gênes a représenté un réel choc politique et social dans la situation italienne, et pas seulement du côté du gouvernement de droite, principal responsable du choix conscient de la répression et de la criminalisation, pour contrer contre le développement du mouvement. Gênes a représenté aussi un choc pour la gauche gouvernementale, responsable de dix ans de politique néo-libérale de démantèlement des droits sociaux et de l’Etat-Providence, aujourd’hui toujours plus en difficulté face à la radicalité et à la force du mouvement. Les manifestations de juillet 2001, en effet, ont unifié une protestation « classique » du mouvement « no-global », contre l’injustice et l’illégitimité du G8, avec la première mobilisation contre le gouvernement Berlusconi, qui venait juste de gagner les élections du 13 mai. Mais elles se sont caractérisées par une forte différence par rapport au mouvement de 1994 qui avait contraint le même Berlusconi à démissionner. Face à la cruelle répression subie par les milliers des manifestants, l’absence de la gauche modérée, à commencer par DS (Démocrates de Gauche), et de la CGIL à Gênes, a surtout produit une fracture nette avec le mouvement et empêché toute possibilité immédiate de « récupération » et d’utilisation « modérée » sur le plan politico-institutionnel. Enfin, je crois que Gênes et la capacité du mouvement de durer et d’accroître sa vitalité, ont « soutenu » (et pas produit, évidemment) la reprise d’une attitude conflictuelle du plus grand syndicat italien, la CGIL, qui aujourd’hui, sans renier sur le fond sa ligne de « concertation » à tout prix, a néanmoins su mobiliser, seule, une grande partie du monde du travail, lors des deux grèves générales. Évidemment, on ne peut pas dire que tout ça vienne de Gênes, mais je pense que le mouvement des Social Forum a fertilisé le terrain pour une reprise plus ample de conflictualité sociale.

- Quels sont, pour vous, les enjeux du forum social européen ?

Flavia - Le Forum Social de Florence représente un rendez-vous « historique ». Pour la première fois dans le siècle, peut-être, une quantité énorme de mouvements, de syndicats, de partis et de citoyens, se réuniront au niveau continental pour débattre, se confronter, mais aussi coordonner leurs luttes présentes et futures. Et la campagne féroce de criminalisation et d’« alarme sociale » menée ces derniers jours par le gouvernement italien en démontre la force et l’importance. Pendant que la construction européenne, avec la rédaction d’une Constitution commune et le processus d’élargissement, semble arriver dans une phase cruciale d « étatisation », le Forum veut donner la parole aux vrais titulaires de cette construction, les citoyens de cette Europe, ceux qui souffrent le plus de son identité libérale et répressive : les jeunes, les travailleurs, les femmes, les immigrés, les chômeurs et les précaires... Et la simple possibilité qu’existe une « société européenne », qui puisse revendiquer ses droits et demander à être écoutée, met en crise le système. Il est paradoxal que, pour empêcher la tenue du FSE, le gouvernement italien, mais bien soutenu par tous les autres, envisage la suspension de Schengen, donc la négation d’un de piliers sur lesquels est fondée leur propagande d’une Europe unifiée, sans frontières, du moins à l’intérieur. Cette Europe, donc, ne peut tolérer aucune forme de participation et de démocratie sociale. Et, pour cela, il est fondamental que Florence puisse être un moment de renforcement significatif de la construction de réseaux européens de lutte politique et sociale, capable d’être prêts pour le rendez-vous de 2004, lorsque sera approuvée une Constitution européenne qui évacue, tout simplement, les droits sociaux et du travail.

Olivier - Le programme du forum social européen est impressionnant. Les 18 conférences, les dialogues, les fenêtres sur le monde balaient tous les champs, tous les aspects de la politique libérale. Et quand on y ajoute les 150 séminaires qui vont se dérouler l’après-midi... Rien n’est oublié. Et ce n’est pas par hasard, c’est lié au fait que le forum rassemble tous les mouvements sociaux qui existent en Europe. Il permettra, comme Flavia l’a dit, d’avancer dans la mise en place de réseaux, de coordinations de manière à commencer à réfléchir, à l’échelle de toute l’Europe - et pas seulement l’Union européenne - à la riposte à mener pour contrer l’offensive libérale de l’Union européenne et de tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche. Il peut permettre aussi de surmonter les particularismes, les dangers du corporatisme ou du nationalisme. Enfin, un des objectifs est de sortir de ces trois jours de débat avec deux déclarations : l’une contre la guerre programmée en Irak qui peut être l’acte fondateur d’un mouvement européen contre la guerre. La deuxième, issue des mouvements sociaux, peut constituer une première plateforme européenne contre l’offensive libérale. De même, il est très important que ces deux questions soient les deux thèmes centraux de la manifestation du samedi après-midi qui s’annonce massive.

- Flavia et Olivier, vous participez tous les deux à une conférence intitulée « la gauche du futur : jeunes entre gauche anticapitaliste et mouvements sociaux ». Quelle est votre analyse de la radicalisation qui traverse la jeunesse et qui s’exprime notamment par sa participation au mouvement contre la mondialisation capitaliste ?

Flavia - Il me semble qu’une des caractéristiques de cette nouvelle phase de lutte globale soit précisément l’apparition d’une nouvelle génération militante. Les jeunes représentent, un peu partout dans le monde, un des secteurs sociaux parmi les plus attaqués par les dogmes libéraux, condamné à la précarité du travail et de la vie entière et, pour la première fois dans les pays du « Nord », confronté à une baisse significative de leurs conditions de vie par rapport à celles de leurs parents. Cette jeunesse révoltée est donc, forcément, massivement présente dans les manifestations du mouvement des mouvements, comme on l’a vu à Seattle, à Gênes, dans les rues de Buenos Aires ou dans le camp « Carlo Giuliani » de Porto Alegre. Mais, en même temps, ce n’est pas cette nouvelle génération qui « dirige » le mouvement, qui est trop souvent encore le théâtre préféré des « vieux » cadres militants. Cette sorte de « scission » entre « vieux » et « nouveaux » traverse aussi les partis, tous les partis, comme les syndicats ou les grandes associations. Évidemment, toute nouvelle génération cherche et trouve ses modalités propres de radicalisation, ses propres langages et formes d’action politique. Mais il me semble que, maintenant, il y a quelque chose de plus. Nous assistons à la première grande vague de mobilisation sociale postérieure à 1989, la chute du mur de Berlin, l’effondrement du soi-disant socialisme réel. Cette nouvelle génération est en même temps « fille » de la défaite historique des années 90 et « vierge » par rapport au discours stalinien. C’est une génération, du moins dans sa partie plus consciente, qui ne cherche pas seulement « Un autre monde », mais les mots-mêmes pour le définir. Une génération fortement radicale mais aussi « analphabète » stratégiquement. Évidemment, il ne suffira pas de « donner des cours de socialisme » : ce serait absurde ! Mais il faudra, « dans et avec » cette nouvelle génération, construire des outils et des parcours de recherche de l’alternative : le FSE peut en représenter un. Forcement, cette alternative se nommera différemment que par le passé. Il ne faudra pas seulement « prêcher » la différence entre « communisme et stalinisme » mais donner des preuves, transitoires mais réelles, qu’un autre socialisme est possible : démocratique, autogéré et autodéterminé, libertaire, participatif, où les différences de genre soit mises en valeur... Et, après, on le nommera !

Olivier - L’arrivée d’une nouvelle génération sur la scène sociale se manifeste de diverses manières. En France, ce sont des jeunes qui ont mené les premières luttes conséquentes contre la précarité, notamment dans des boîtes comme Mac Donald, Pizza Hut ou dans le secteur des télécommunications. Avec des nouvelles formes d’organisation et de lutte. Ainsi, on voit souvent cohabiter, parfois cela peut être un peu conflictuel, assemblées générales, comités de grève, comités de soutien et syndicats. La jeunesse était également présente à toutes les initiatives contre la mondialisation capitaliste comme à Millau ou à Nice. Et il y a eu cette immense et mémorable mobilisation contre l’extrême-droite et le Front national entre les deux-tours de l’élection présidentielle. C’est la jeunesse qui en a été le détonateur et l’aile marchante dès le soir du premier tour. Avec comme apothéose des cortèges du 1er mai les plus massifs depuis 1968. Les rabat-joie ont tord de croire que cette mobilisation n’a été qu’un feu de paille. Tout cela est le signe précurseur de l’inévitable émergence de la jeunesse sur la scène politique et sociale. En général, je ne suis pas joueur mais je suis prêt à parier à dix contre un que la jeunesse sera au rendez-vous pour construire un mouvement anti-guerre face à la politique impériale des Etats-Unis et pour préparer la mobilisation du week-end de l’Ascension en 2003 à l’occasion de la tenue du sommet du G8 à Evian.

- En Europe, ces vingt dernières années ont été marquées par une politique et une offensive libérale, menée tantôt par les partis de gauche, tantôt par les partis de droite. Comment avancer dans la construction d’une véritable alternative anticapitaliste qui conteste l’hégémonie de la social-démocratie tant dans votre propre pays qu’à l’échelle européenne et comment concevez-vous les rapports entre cette gauche anticapitaliste qu’il faut construire et le mouvement social ?

Flavia - Justement, je pense que le mouvement social et, en particulier, le mouvement contre cette mondialisation doivent forcément représenter l’espace, à renforcer, pour construire une gauche alternative et anti-capitaliste, tant au niveau national qu’au niveau européen. Ce mouvement est continuellement contraint d’occuper un espace politique, à cause de la crise verticale de la gauche social-démocratie qui a mis en oeuvre, dans presque tous les pays européens, les politiques néo-libérales. Donc, il faudra être capables de conserver au mouvement toute son ouverture et sa vocation unitaire pour renforcer le front d’opposition à ces politiques comme à la guerre et en même temps, être absolument déterminés à maintenir la radicalité des revendications et des plates-formes, en liant, par exemple, une opposition « éthique » la plus unitaire possible à la guerre, avec une contestation générale du système économique, social et politique qui engendre la guerre et qui l’utilise comme facteur de réponse à sa propre crise. Je pense, du moins me basant sur l’expérience italienne, que ou bien cette gauche anti-capitaliste sera capable d’être à fond « interne et utile » au développement du mouvement, de tous les mouvements, ou bien, tout simplement, ne « sera pas ». Après les erreurs et les défaites du siècle passé, mais aussi grâce à la préservation de la mémoire des enthousiasmantes tentatives d’émancipation et de libération qui l’ont accompagnée, la gauche « politique » est maintenant très faible, et seulement « l’épreuve » constante de son utilité sociale pourra lui redonner une crédibilité de masse. Cela ne veut pas dire que partis et forces proprement politiques n’aient plus leur rôle à jouer, et tout devrait se résumer dans la participation moléculaire aux mouvements. Mais, bien au contraire, cela signifie qu’une participation organisée, forte, visible mais, en même temps, modeste, capable d’écouter, de marcher ensemble avec les mouvements sans prétendre avoir toutes les vérités, pourra représenter un chemin pour la construction aussi d’une nouvelle gauche anticapitaliste et révolutionnaire.

Olivier - Les relations entre les organisations politiques et ce qu’on appelle le mouvement social sont complexes et sont souvent liées à l’histoire du mouvement ouvrier de chacun des pays. Cette question ne se pose pas dans les mêmes termes en Italie, en Grande-Bretagne ou en France. En France, les relations entre le mouvement syndical, le mouvement social et les organisations politiques ont toujours été complexes et conflictuelles, depuis le début du XXème siècle. Les prétentions hégémoniques du PCF et de la CGT pendant plusieurs dizaines d’années n’ont évidemment pas arrangé les choses. Mais nous sommes aujourd’hui dans une situation nouvelle et inédite et nous devons faire en sorte d’éviter et de lever toute forme de clivage, de méfiance entre le mouvement social et la gauche radicale et anticapitaliste. Nous ne sommes pas partisans d’une séparation des tâches : au mouvement social les questions sociales et revendicatives, aux partis politiques les questions liés au problème du pouvoir. Bien au contraire, le mouvement social soit s’emparer, débattre, intervenir sur toutes les questions politiques mais avec la préoccupation constante de maintenir l’unité du mouvement et son cadre pluraliste. Le rôle d’une gauche anticapitaliste conséquente, c’est d’être investie dans le mouvement social, en respectant son indépendance et son unité, c’est d’aider à l’expression sur le plan politique des exigences portées par le mouvement social et les mobilisations, à leur donner une cohérence à travers l’élaboration d’un plan de mesures d’urgence anticapitalistes. C’est aussi de montrer la nécessité d’une rupture radicale avec le système d’exploitation capitaliste et de défendre un projet global d’émancipation sociale qui tire les leçons de l’échec du stalinisme et de la social-démocratie. Nous n’avons pas la prétention d’être cette gauche anticapitaliste, ni aujourd’hui, ni demain, mais nous avons l’ambition de participer, avec d’autres, à sa construction dans les années à venir.

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