- Q — Pensez-vous qu’il existe deux gauches, une gauche de gouvernement, et une gauche critique ?
Christophe Aguiton — C’est une typologie un peu rapide. Où mettez-vous le PCF qui, même s’il a participé à des gouvernements, est lié aux mouvements sociaux ? Où classez-vous la CGT ? Rangez-vous dans une même catégorie des partis et des syndicats ? Il est plus juste de dire que dans la gauche, à la fois politique et sociale, il y a - et il y a toujours eu - une tension entre ceux qui veulent s’intégrer aux processus gouvernementaux et ceux qui se consacrent surtout à exprimer une protestation, un refus, une radicalité. Ce débat existe depuis Millerand et Guesde. Sur le plan social, il y a toujours eu dans le mouvement syndical français un clivage entre un syndicalisme de négociation - aidé par un droit syndical qui permet la conclusion d’un accord même si celui ci est approuvé par très peu de syndicats - et un syndicalisme plus radical, originaire du syndicalisme révolutionnaire.
- Q — Avez-vous l’impression que cette tension s’est accrue ces dernières années ? De quand datez-vous la rupture ?
C.A. — Une rupture a eu lieu au début de années 1990. La disparition de l’URSS et la transformation des économies plannifiées ont instillé l’idée que du libre marché pourrait découler un monde plus apaisé et moins inégalitaire. Ces thèses ont été portées par beaucoup de gouvernants et d’idéologues comme Paul KRUGMAN. La croyance qu’un néolibéralisme tempéré par les institutions internationales et le multilatéralisme suffirait à résoudre les problèmes de la planète fut non seulement celle des libéraux mais aussi celle de la sociale-démocratie pour l’essentiel. Or, ce credo s’est trouvé confronté à un nouveau cycle de mobilisation dont le moment fondateur est le sommet de Seattle en 1999, mais qui s’était exprimé dans certains pays dès le début des années 1990. En France, c’est la grande grève de 1995 qui l’inaugure. Aux États-Unis et en Corée, le mouvement commence au début des années 1990. L’insurection zapatiste au Chiapas date de 1995. Une résistance se reforme - plus vite qu’on ne l’avait pensé — après la série de défaites des années 1980 (Nicaragua, Grenade...). Cette montée des luttes s’est heurtée de front à la pensée unique, internationalement connue sous l’appellation de « consensus de Washington », avec ses déclinaisons politiques. La nouvelle radicalité a buté sur des idéologues et des politiques qui ne laissaient pas prise au débat. D’où une certaine violence, en tous cas réthorique, de certains mouvements sociaux de cette époque, de la posture de certains intellectuels, comme Bourdieu, refusant les débats tels qu’organisés par la télévision. Je pense aussi à ces jeunes intellectuels qui se radicalisent après 1995. Cela crée une situation difficile pour les partis qui entendent être des forces de gouvernement tout en participant à ce mouvement.
- Q — Cette radicalité est-elle le point commun à vos nombreux engagements (LCR, ATTAC, Sud, AC !) ?
C.A. — En partie. Je milite depuis trente ans. Naturellement, mes motivations ont évolué. Dans les années 1970, on s’engageait pour le long terme, avec l’idée que cela structurerait une vie entière. On a aujourd’hui l’impression qu’on peut passer d’un mouvement à l’autre, ce qui est en partie vrai, même lorsque l’engagement est profond et radical. Mais, souvent, cette radicalité n’a pas pour cadre une organisation qui structurerait l’engagement dans la durée. L’immédiateté de l’engagement conduit à un certain pointillisme.
- Q — La sociale-démocratie est-elle toujours en phase avec « la pensée unique » que vous combattez ?
C.A. — Au début des années 1990, le consensus de Washington commence à se fissurer. Certains de ses tenants comme Georges SOROS ou Jospeh STIGLITZ se mettent à critiquer leur action des années précédentes. Une différence oppose à l’intérieur des élites ceux qui continuent de croire dans les vertus du multilatéralisme comme les dirigeants européens (notamment Pascal LAMY) et ceux qui, à l’instar de Tony BLAIR et Georges BUSH, considèrent qu’il faut faire jouer le gros bâton militaire. La politique reprend sa place, même si c’est pour l’instant sur un curseur limité : pour ou contre la guerre. Mais cela annonce un retour dans le débat politique de thèmes qui, de consensuels, redeviennent controversés. Prenez la Constitution européenne. Voyez Laurent FABIUS qui, alors qu’il appartenait à l’aile la plus néo-libérale du PS, choisit de voter « non » au projet de Constitution. Derrière la surface lisse de la pensée unique ressurgissent des lézardes. La politique reprend ses droits.
- Q — En France, qu’est-ce qui dans le programme actuel du PS, trahit son adhésion à la « pensée unique » ?
C.A. — Sur le terrain de l’altermondialisme, il est clair que Jacques CHIRAC a doublé Lionel JOSPIN en allant à Monterrey en 2002 au sommet des Nations Unies sur le financement du développement. Le refus de Lionel JOSPIN de s’y rendre témoigne de son incompréhension totale de ce qui se passe derrière les mouvements altermondialistes. C’est un indice du problème. Même si certaines des mesures du programme socialiste sont bonnes, le PS reste prisonnier d’un schéma où la mondialisation est inévitable. C’est à partir de 2003 que les choses ont commencé à se redéfinir au PS. On sent que les choses vont bouger.
- Q — Les efforts du PS ne sont pas suffisants pour s’ouvrir au mouvement social et le comprendre ?
C.A. — L’attitude du PS est contradictoire. Il cherche à s’intégrer autant que possible aux manifestations. François HOLLANDE est venu très régulièrement aux forums sociaux européens et mondiaux. La présence du PS ne va d’ailleurs pas sans heurts. Au Larzac, le stand du PS a été un peu chahuté. Dans le même temps, l’attitude de Lionel JOSPIN à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure va dans le sens inverse.
- Q — Vous êtes souvent consulté par le PS. Dans vos discussions avec ses dirigeants, percevez-vous une incompréhension ?
C.A. — Il y a deux problèmes. Pour beaucoup de responsables du PS, en raison de leurs origines, les mouvements syndicaux et sociaux sont une chose totalement inconnue. Dans beaucoup de pays européens, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, une partie importante des dirigeants sociaux-démocrates sont d’anciens ouvriers passés par le syndicalisme. C’est aussi le cas au PCF, mais pas au PS. Depuis les années 1970, le PS s’est moulé dans les institutions de la Ve République, ce qui se ressent dans le sélection de ses cadres. Regardez la proportion d’énarques siégeant au bureau politique du PS. Elle est identique à celle que l’on trouve au sein du bureau exécutif de l’UMP ! C’est un obstacle à la compréhension par le PS des ressorts du mouvement social. Le deuxième problème est politique. Il a trait au corps de croyances auquel adhèrent les dirigeants du PS. Il était fondamentalement keynésien après l’abandon du marxisme dans les années 1950. Cette idéologie est entrée en crise dans les années 1980, et elle a laissé le PS en panne d’idéologie. Lorsque les socialistes se disent sensibles aux préoccupations du mouvement social, ils les font aussitôt passer par le filtre de leur idéologie néolibérale. S’ils s’ouvrent par exemple aux questions d’environnement, c’est pour préconiser aussitôt un système de droits à polluer régulé par le marché...
- Q — Quel regard portez-vous sur l’expérience JOSPIN ?
C.A. — Sa politique s’est heurtée à un rejet massif lors de l’élection présidentielle. La gauche radicale n’en est d’ailleurs pas responsable. Dans presque tous les pays européens, les sociaux-démocrates sont confrontés dans les mêmes conditions à des communistes, à des écologistes, à des trotskystes, etc. Cela ne les empêche pas de rester à 30-40 % au lieu des 17 % de Lionel JOSPIN. La cause de cet échec, c’est le rejet du néolibéralisme. Les 35 heures, qui partaient certes d’une idée généreuse, ont ravi les cadres supérieurs, qui sont la base du PS. Pour les ouvriers, en revanche, les 35 heures ont été une double perte. Perte sur les heures supplémentaires et perte liée aux surcoûts que la flexibilité du travail occasionne aux ouvriers, qui n’ont pas les moyens d’employer une personne pour aller chercher leurs enfants à l’école.
- Q — Vous appartenez à AC ! Savez-vous quelle proportion de ses adhérents sont en même temps membres d’un parti politique, et à quel parti ?
C.A. — Il n’y a jamais eu de carte d’adhésion à AC !. On ne dispose donc d’aucun décompte des membres d’AC !. À plus forte raison, je suis incapable de chiffrer le nombre de membres appartenant à un parti. Ce que j’observe, c’est que peu de chômeurs sont affiliés à un parti. Une double sensibilité s’exprime parmi eux : une sensibilité à résonance anarchiste, qui consiste à rejeter un monde qui leur est insupportable, et une connivence certaine avec les Verts, qui ont eu le mérite de préconiser les premiers la mise en place d’un revenu universel, revendication très populaire dans le milieu des chômeurs. Par ailleurs, on sait que beaucoup de chômeurs votent pour Arlette LAGUILLER ou Olivier BESANCENOT.
- Q — Par quels moyens comptez-vous infléchir la politique de la gauche de gouvernement ?
C.A. — En se mobilisant. On l’a vu pour le mouvement des chômeurs même si les gains ont été faibles. Malgré tout, nous avons obtenu une reconnaissance symbolique des associations de défense des chômeurs et la fin du monopole syndical qui était un mythe dissimulant le fait que personne ne s’occupait des chômeurs. Le milliard obtenu du gouvernement JOSPIN et, plus récemment, la victoire des chômeurs « recalculés » montrent que des victoires réelles sont à notre portée.
- Q — Vous avez déclaré que les dirigeants du PS avaient évolué au contact des altermondialistes. À quoi le voyez-vous ?
C.A. — Sur le plan pratique, on est loin du compte. En dehors de moments où la lutte a imposé un changement comme pendant les mouvements de chômeurs de 1997-1998, on n’a pas vu dans la politique de Lionel. JOSPIN d’avancées spontanées. On verra, si le PS revient au pouvoir, comment il prend en compte nos revendications. Pour l’instant, nous n’avons aucun élément concret.
- Q — On perçoit chez vous une volonté de dialoguer avec la gauche de gouvernement. Etes-vous représentif en cela du mouvement social ?
C.A. — En ce qui me concerne, j’ai un caractère qui me pousse plutôt à l’écoute et au dialogue, même si mes convictions sont radicales. Et lorsque je m’exprime, je le fait avec la formation de quelqu’un qui est passé par le mouvement social revendicatif. Or, par définition, un mouvement revendicatif cherche à obtenir des choses. Je demande donc le dialogue avec quiconque est susceptible d’apporter des réponses aux problèmes que je dénonce. Le dialogue est évidemment plus facile avec la gauche puisqu’elle se revendique du mouvement social. En tous cas, pour avancer une revendication, il faut bien un interlocuteur.
- Q — Adresseriez-vous aux Verts et au PCF les critiques que vous adressez au PS ?
C.A. — Le cas des Verts est intéressant. Le poids des élus dans le parti est tel que sa sociologie ressemble à celle du PS. Dans ce genre de partis, la réélection prime souvent le rapport au mouvement social. C’est un vrai problème. Pour autant, ils entendent, comme le PCF, s’inscrire dans une série de références plus radicales et plus liées aux mouvements sociaux. Mais on a vu aux dernières régionales et aux dernières européennes, où le PCF a tenté de se lier à des morceaux du mouvements social, qu’il y accorde plus d’importance que les Verts, ce qui est une situation inverse à ce qu’elle était à la fin des années 1990. C’est à ces partis de se déterminer.