Deuxième tour des présidentielles

Du bon usage des textes sacrés...

, par MOYON Richard

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Même s’ils abordent la question sous des angles différents, et parfois en incidente, trois des articles du Dossier sur la situation après les élections présidentielles et législatives (ceux de Charles Jérémie, de Samuel Holder et de Jean-Philippe Divès et Léo Picard) publiés dans le numéro 22 de Carré rouge ont en commun de condamner le vote Chirac au second tour des présidentielles, ou, plus exactement, le vote contre Le Pen. Cela revient
« objectivement » au même ? Sans doute, mais l’intention
n’est pas identique, et avoir glissé un bulletin Chirac dans l’urne le 5 mai ne fait pas de 82 % des électeurs des chiraquiens convaincus... pas plus que l’abstention volontaire d’autres ne fait « objectivement » d’eux des demi-électeurs de Le Pen.

S’agissant des rédacteurs de Carré rouge, ces précisions sont superflues : tout en récusant fermement le vote Chirac, ils se sont heureusement gardé des procédés de Lutte ouvrière, qui a confirmé,
à cette occasion, son appétence pour la rhétorique vulgaire, parfois à
connotations sexuelles : « La gauche [...] s’est prostituée gratuitement vis-à-vis de Chirac » [1], « eux qui se sont aplatis pour appeler à voter Chirac et cautionner tout ce qu’il fera à l’avenir » [2], « La gauche n’avait pas à se prostituer pour faire voter [Chirac]  » [3], « Le PS comme le PC se [sont] couchés devant Chirac » [4]. Pas trace d’une telle attitude dans les colonnes de Carré rouge, et c’est heureux !
Cela étant, même si l’existence d’une extrême-droite puissante et la diffusion de ses idées dans de larges catégories sociales hypothèquent
l’avenir, la percée politique (pas électorale, politique !) de Le Pen a été,
peut-être provisoirement, contenue grâce aux manifestations monstres
contre le FN de l’entre deux tours, aux 82 % contre lui au second tour
des Présidentielles et du fait de ses résultats médiocres aux législatives.
La lutte contre la lepénisation des esprits doit demeurer une préoccupation essentielle mais l’épisode du second tour des présidentielles de 2002 pourrait être considéré comme clos. Contrairement à ce que soutient LO, les principes n’étaient pas en cause : chacun a fait le choix tactique qu’il jugeait le moins mauvais,
sachant que tous l’étaient.
Il ne me semble valoir de revenir sur cette question que parce que les articles publiés par Carré rouge (et d’autres !) témoignent, chacun à leur manière, d’une façon à mon sens réductrice d’envisager les situations politiques.

Pas de danger fasciste immédiat, évidemment

L’essentiel de la justification du refus de certains rédacteurs de Carré
rouge
de voter Chirac pour contrer Le Pen repose sur le constat, dix
fois répété, qu’il n’y avait pas de danger fasciste en France en
mai 2002 : « Danger fasciste ? C’est faux. Totalement faux » [5], « Mais en aucun cas, il n’y avait de danger
fasciste »
 [6] assène Charles Jérémie, « il n’y a pas à terme prévisible, de danger d’instauration d’un pouvoir fasciste ou fascisant » [7] assurent J.-P. Divès et Léo Picard. La gauche a délibérément « surestim[é] le danger d’extrême-droite [...] agitant la menace imminente du fascisme » [8] relève Samuel Holder. L’élection de Chirac de toute façon assurée, inutile de se compromettre à lui apporter des bulletins de vote supplémentaires. Tous ont raison
d’enfoncer les portes ouvertes ! Leurs arguments sont parfaitement
justes : les fractions dominantes de la bourgeoisie française ne jouent
pas aujourd’hui la carte du rétrograde et anti-européen Le Pen. Même
si elle est un signal d’alarme angoissant, la progression électorale de Le
Pen et sa présence au second tour ne lui ouvraient en aucune façon les
portes de l’Elysée dès le 5 mai 2002. Les partis de gauche ont glosé d’abondance sur la menace d’extrême-droite pour occulter leur bilan,
etc, etc. Tout ce que disent les camarades est exact.
Donc, avec quelques autres, j’ai voté Chirac... Et je persiste à penser
que nous avons eu raison.

Ne pas se tromper de problème

Le 5 mai 2002 à Paris ne pouvait en aucun cas être le 30 janvier 1933 à
Berlin ni le sacre de Jean-Marie Le Pen. Sans doute cette crainte a-t-elle
été exprimée par certains des plus jeunes et des plus inexpérimentés
des manifestants et sans doute aussi a-t-elle cyniquement été utilisée par les partis de la gauche plurielle pour occulter leurs responsabilités. Mais il n’empêche que la grosse majorité des manifestants puis de ceux qui ont voté Chirac contre le FN savait parfaitement que Le Pen ne serait pas élu au soir du 5 mai. Par leur vote, ils voulaient éviter qu’un score à 30 ou 40% contribue à accroître son poids politique et lui procure une nouvelle base de développement. Le problème n’était donc pas celui que discutent les camarades : leur argumentation passait et continue de passer à côté de ce qui s’est joué du 21 avril au 5 mai.
En réalité, si des millions de manifestants se sont retrouvés dans la rue et si 82% des électeurs ont voté Chirac c’était, au-delà de toute considération de tactique politique, pour marquer avec éclat leur rejet massif de ce que représente le FN. Même si sa progression est restée faible le 21 avril 2001 par rapport au premier tour de 1995, le FN à presque 18%, c’était un coup de tonnerre auquel l’élimination de Jospin et la présence de Le Pen au second tour donnaient un éclat insupportable. C’était le symbole de l’enracinement de ses idées dans de larges couches de la population : 20% des électeurs de 18 à 24 ans, 32 % des artisans et commerçants, 20 % des employés, 26 % des ouvriers [9]. C’était une insulte pour tous ceux que la couleur de leur peau, la consonance de leur nom, leurs conceptions de la vie, y compris
quotidienne, leur attachement à la liberté, aux droits de l’homme, à
l’anti-racisme, l’image qu’ils veulent donner d’eux à l’étranger [10] font des cibles de la démagogie lepéniste. Il
fallait que cette rage trouve à s’exprimer.
Des millions de jeunes, de travailleurs, des gens peu ou pas politisés, des militants ont ressenti le triomphe de Le Pen comme un outrage personnel. Que certains ont voulu laver sur le champ, manifestant le
soir même du 21 avril place de la République, puis, chacun des jours suivants, défilant par centaines de milliers, quotidiennement, avec les mots de ceux qui « ne font pas de politique » mais piquent une colère
quand un événement les révulse. C’est, à une tout autre échelle, ce qui
s’était produit en 1994 à propos des projets Bayrou contre l’école laïque
ou encore en 1997 contre les lois Debré contre les sans-papiers. Les
énormes manifestations de l’entre deux tours, avec leurs revendications
des valeurs de la république, leurs drapeaux tricolores et leurs
Marseillaise massacrées ont été l’expression non pas du nationalisme,
mais de la volonté, même maladroite, de disputer le « pays » et ses
symboles aux nationalistes.
Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que des aspirations légitimes et progressistes prendraient des formes inattendues (la défense nationale des futurs Communards). Révélateur d’une conscience insuffisante ? Peut-être. Mais aussi échec du mouvement ouvrier et des organisations et militants qui s’en réclament à imprégner les consciences de formulations « justes ».
Ne pas le comprendre témoigne d’un refus de partir de la réalité telle qu’elle est, et des mouvements tels qu’ils se développent. La Guerre civile en France de Marx ou Les Thèses d’Avril de Lénine sont aujourd’hui considérés comme des monuments de la pensée politique. Mais, à constater l’incompréhension devant des événements imprévus, on peut se demander comment auraient été accueillis les « tournants » qu’ils représentaient. La position « juste » n’est pas celle qui correspond à ce qu’on a compris des grands auteurs. Elle est celle qui permet, à partir de ce qu’est le mouvement, au moment où il se produit, de lui faire franchir une étape.
De ce point de vue, la question de l’attitude face au vote Chirac est révélatrice.
Disons d’abord qu’opposer les manifestations de l’entre deux tours (action labellisée légitime) au vote Chirac (considéré comme une erreur)
n’a pas grand sens. « Faire barrage à Le Pen dans les urnes » était une
illusion. Bien sûr, même si ce n’était pas ce qui était en cause. Mais on
pourrait en dire tout autant des manifestations pacifiques contre le FN.
Même aussi importantes que celles d’avril-mai 2002, elles n’auraient pas
plus, à elles seules, constitué un efficace « barrage à Le Pen » s’il avait
été aux portes du pouvoir. Elles témoignaient du rejet du FN, elles
étaient un des éléments décisifs de la réplique à sa percée mais elles auraient été bien insuffisantes, en elles-mêmes, pour contenir l’extrême droite si elle avait été réellement en situation de s’emparer du pouvoir.
Le Pen a d’ailleurs tenté de tirer parti des manifestations contre lui, faisant le coup du mépris aux manifestants et prenant la démocratie en otage : ce n’est pas la rue qui décide, disait-il en substance, ce sont les urnes. Et, ajoutait-il, elles lui donnaient plus de voix qu’aucun des partis qui appelaient à défiler contre lui. C’était à l’évidence aussi sur le terrain électoral qu’il fallait remettre les pendules à l’heure.
Les manifestants l’ont senti, clairement, avec, semble-t-il, plus d’intuition
politique que nombre de militants expérimentés. Ils ont exigé de
ceux qui pouvaient voter ou influer sur le vote, qu’ils prolongent leurs
manifestations en infligeant à Le Pen une défaite aussi cinglante que possible dans les urnes. Il fallait qu’il soit vaincu aussi sur le terrain où il avait triomphé, qu’il soit puni par là où il avait péché.
S’abstenir, appeler à s’abstenir, c’était entraver la volonté de millions
de gens, de travailleurs, de jeunes, d’anti-racistes, d’immigrés aussi, révulsés du score de Le Pen et de sa présence au second tour, d’afficher avec éclat leur rejet de ce que représente le FN. C’était, d’une certaine façon, les empêcher de se laver d’un affront.
Si, outre sa forme injurieuse, l’appel de Lutte ouvrière au vote blanc a été si mal reçu, ce n’est évidemment pas parce qu’il aurait autorisé l’arrivée de Le Pen au pouvoir. Mais c’est parce qu’il faisait courir le risque, au nom des considérations sectaires et politiciennes, que soit ternie la condamnation éclatante de l’extrême-droite que des millions de gens attendaient, dans les urnes aussi.
C’est, me semble-t-il, ce que les camarades qui se sont exprimés dans
Carré rouge n°22 n’ont pas, non plus, perçu. Ils ont voulu faire entrer
une situation nouvelle et inédite dans les cadres d’analyses inadaptés. Ils se sont trompés de bataille.

Les raisons d’une erreur.

Même si on pourrait en mentionner d’autres dans les textes de J.-P. Divès-L. Picard ou S. Holder, le long développement de Charles Jérémie
confrontant la situation économique et politique de la France de 2002 aux analyses de Daniel Guérin (la référence à Fascisme et grand capital est explicite) élaborées à partir du fascisme de l’entre-deux-guerres est l’exemple d’une démarche inadaptée : Le Pen, est fasciste (ou fascisant), Guérin a magistralement décrit le fascisme, ce qu’il en dit ne colle pas avec la réalité actuelle en France, il n’y a donc pas de danger fasciste, inutile de se compromettre à voter Chirac.
C.Q.F.D.
C’est simplifier, jusqu’à la caricature, sans doute. Mais il y a quand même de ça dans le raisonnement de Charles Jérémie (et des autres).
Pourtant, la référence à des analyses, des catégories, des concepts,
(des entités dit Yves Bonin) forgés en d’autres temps, d’autres lieux,
d’autres périodes ne peut en aucun cas dispenser de les confronter aux
situations telles qu’elles s’ouvrent et se développent sous nos yeux. Non que l’héritage des bons auteurs soit à jeter au panier, évidemment ! Ils étaient, et restent des outils de formation irremplaçables. Ils constituent des modèles de raisonnement politiques indispensables. Ils fournissent les cadres généraux et des analyses fondamentales qui guident la réflexion des militants d’aujourd’hui. Mais ils ne doivent en aucune façon être érigés « en collections de recettes salvatrices [...] qui, valables il y a trente ans le seront encore en l’an 2000 » [11]. Autrement dit, le détour de la confrontation de la situation française de 2002 avec l’analyse du fascisme de Guérin est légitime. Mais, une fois l’hypothèse de la menace fasciste « classique » en France éliminée, il ne dispense ni de chercher à comprendre ce qui se joue vraiment ni de chercher à apporter des réponses adaptées à la situation telle qu’elle est et non pas telle qu’on l’a lue au travers des lunettes d’un bon auteur... qui n’en demande pas tant !
Cette façon d’envisager les problèmes politiques me semble erron
ée. Héritiers de courants politiques sans prise sur la réalité, où le discours se bâtit sur des catégories, des concepts, que la situation interdit de confronter aux faits, nous avons fini par prendre ces catégories pour la réalité elle-même et, parfois, par entrer dans des querelles talmudiques totalement détachées des événements (voir les fantasmagories du PCI sur la non croissance des forces productives ou ceux de LO pour qui la Russie de Poutine reste, encore en 2002, un Etat ouvrier dégénéré [12]). Il est urgent d’en sortir, comme la volonté en était d’ailleurs affichée par le texte fondateur de Carré rouge. De ce point de vue, des pas ont été faits, mais, on le voit, il en reste ! Ce qui mettra tout le monde d’accord,
y compris Charles Jérémie qui cite et applaudit chaleureusement
une note d’Yves Bonin :

« En somme, toutes ces entités par rapport auxquelles nous nous sommes formés nous-mêmes, contre lesquelles nous nous sommes construits comme militants (et c’est tout à notre honneur !) ont fini leur temps.
C’est dire que nos représentations mentales, les “lunettes” au travers
desquelles nous avons construit notre pensée, notre “réel”, nos réflexes, s’effondrent et disparaissent. Panique ! Le réflexe naturel est de s’accrocher à ce monde qui se dérobe devant nous, de continuer à réfléchir selon ces représentations mentales dont les bases matérielles ont depuis disparu
 [13] ».

C’est exactement ça, (à quelques formulations près, mais je suppose
qu’il s’agit d’une note rédigée rapidement) ! Charles Jérémie, Yves Bonin et moi sommes d’accord ! Embrassons-nous Folleville ! Sauf qu’il s’agit maintenant de passer du discours à la pratique. Et de faire entrer dans les faits (et dans notre compréhension du monde) les bonnes résolutions sur lesquelles nous nous retrouvons dans les mots avec tant
d’enthousiasme !
Il ne s’agit pas de coquetterie ou de pédantisme : si une force politique
nouvelle, cristallisant en partie le courant électoral qui s’est exprimé
sur les noms d’Arlette Laguiller et d’Olivier Besancenot peut naître, elle
ne pourra exister réellement, trouver une place véritable dans les luttes
que si nous savons nous débarrasser d’idées toutes faites et des
dogmes que nos passés respectifs nous ont collés. Ce qui, je m’empresse de le préciser ne signifie en rien jeter les livres au feu, et les penseurs du passé au milieu.

P.-S.

Article paru dans Carré Rouge n°23 (octobre 2002).

Notes

[1François Duburg, Georges Kaldy, « Réponse de Lutte ouvrière à la LCR », 6 mai 2002.

[2Editorial d’A. Laguiller, Lutte ouvrière, 17 mai 2002.

[3Discours d’A. Laguiller à la fête de LO, 19 mai 2002.

[4Editorial d’A. Laguiller, Lutte ouvrière, 7 juin 2002.

[5Charles Jérémie, « Espoir et désespoir », Carré rouge n°22, p. 8, 1ere colonne.

[6Charles Jérémie, idem, 3e colonne.

[7J.-P. Divès, Léo Picard « Une nouvelle situation et de nouveaux espoirs pour les révolutionnaires », Carré rouge n° 22, p. 16, 3e col.

[8Samuel Holder, « Quelles perspectives pour le prolétariat et la jeunesse ? », Carré rouge n° 22, p. 23, 3e col.

[9Chiffres cités par Carré rouge n°22, p.7 et p.28

[10Séjournant en Egypte après le 21 avril, des Français racontent que sur les marchés, dans les transports, chez les marchands de journaux, ils se faisaient accrocher et interroger, les Egyptiens, y compris de milieux très populaires, mobilisant leurs quelques mots de français ou d’anglais pour dire leur inquiétude : « Le Ben, bas bon ! », « Le Ben, non ? », « Le Ben, not good ! ».

[11Barta, « Mise au point », 1972. Il suffit de changer les dates : « valables il y a soixante-dix ans le seront encore en l’an 3 000 » ?

[12Puisqu’aucun texte n’est venu corriger
les sommes monumentales consacrées par la majorité de LO à cette question dans sa polémique avec la Fraction.

[13Yves Bonin, « Note au Comité de rédaction
de Carré rouge », cité par Charles Jérémie, C.R. n° 22, p.11, 3e colonne.

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