La vieille ville de Ljubljana se love entre la colline du château et la rivière Ljubljanica, un peu comme le pays tout entier, avec ses quelque 20 000 kilomètres carrés et ses deux millions d’habitants, se cale entre chaînes alpines et littoral méditerranéen. Fière comme le pic du Triglav qui flotte sur son drapeau, la belle et petite Slovénie a protégé son identité au fil des siècles, dans le cadre d’États plurinationaux [1] et d’abord grâce à sa langue (voir page 23).
De ce passé, elle a hérité une peur certaine de toute domination étrangère. Sans doute ce trait constitutif n’est-il pas étranger aux craintes populaires que suscite la perpective de l’adhésion à l’Union européenne (UE). Malgré la modestie des investissements étrangers [2], on entend souvent dire que l’Italie est en train d’acheter le littoral, que l’Autriche et, derrière elle, l’Allemagne dominent les régions frontalières, que le slovène ne sera bientôt plus parlé qu’en famille... En revanche, dès qu’il s’agit de dénigrer les voisins balkaniques, les Slovènes se vantent de leur passé européen, dans le cadre de l’Autriche-Hongrie.
Pourtant, on entend aussi dire que l’horizon multiculturel s’est restreint avec l’indépendance. Mais la « yougonostalgie » ne s’exprime que dans certains concerts ou dans l’intimité, surtout sur les questions sociales et culturelles. Parmi les noms de rues, celui de Tito a disparu. Pourtant, la statue de son fidèle second trône encore sur une place centrale de la capitale : le dirigeant communiste slovène Edouard Kardelj fut le théoricien de l’autonomie des Républiques et provinces yougoslaves. À la fin des années 80, les écarts en matière de revenu par habitant (de 1 à 7 entre le Kosovo et la Slovénie) comme de chômage (plus de 20 % au Kosovo, moins de 2 % en Slovénie) s’étaient creusés au point de sonner le glas de la fédération. L’intervention de l’armée fédérale, après la déclaration d’indépendance de juin 1991, accélère marche vers l’indépendance, avec une particularité : les Slovènes constituaient la seule nation de la fédération dotée d’une république homogène. L’autodétermination pouvait donc s’y accomplir sans conflit interethnique, dans le cadre d’un État contrôlant déjà sa fiscalité, son commerce extérieur, ses infrastructures et préparant même — un an avant l’indépendance — une nouvelle monnaie, le tolar [3].
Six ans après l’indépendance, la Slovénie affiche le plus haut niveau de vie de tous les pays de l’Est [4]. Pour être plus insidieuse, l’accentuation des inégalités n’en est pas moins réelle.
On ne voit pas de clochards. Les pauvres, ce sont d’abord les sans-papiers qui permettent d’économiser sur les coûts salariaux et de réduire les dépenses de sécurité sociale... Ils seraient environ 20 000, privés de citoyenneté par l’éclatement de la fédération, auxquels risquent de s’ajouter quelques milliers de réfugiés bosniaques qui, depuis ce mois-ci, ne peuvent plus ni rentrer chez eux ni émigrer. Mais, progressivement, la pauvreté touche aussi des Slovènes. Médecin, Mme Mattea Kozvh dénonce la dégradation du système de santé : « Autrefois, nous avions gratuitement accès aux soins de qualité. La prévention s’effectuait au niveau des communes. Or voilà qu’on prive de ressources les centres pluridiciplinaires pour valoriser le généraliste privé. » Sur le plan scolaire aussi, les chances ne sont plus égales. Nombre de parents doivent faire appel aux grands-mères, faute de pouvoir payer aux enfants les activités de l’après-midi. Même l’université commence à obéir aux normes sociales occidentales...
Facteur aggravant : le fossé qui grandit entre ville et campagne. Rakitna est une petite agglomération de quelques dizaines de familles, campée sur les hauteurs dominant Ljubljana. Son président d’honneur, M. Peter Kovacic, dirigeant du petit Parti chrétien-socialiste, s’en prend à la récente réforme des communes, qui a « doublé leur nombre et donc multiplié une bureaucratie impuissante, tout en étatisant ce qui était autrefois autogéré par les communes ». Il s’agissait en fait de démanteler des « bastions communistes » pour transférer la gestion des fonds publics aux nouveaux partis au pouvoir. « Avant, dans la commune de Ljubljana, il y avait cinq localités, dont le fonds de solidarité bénéficiait aux moins développées. A Rakitna, on avait décidé d’autofinancer le développement d’infrastructures locales : téléphone, réseau de routes, canalisations, stade, etc. Désormais ce sont les villes et l’Etat qui centralisent tout. »
Et de mettre en cause l’horizon borné des privatisations : « Rénové après 1986, le sanatorium de Rakitna était un lieu de traitement des maladies chroniques pulmonaires, de convalescence et d’éducation à la santé des enfants et de leurs parents, poursuit M. Kovacic. Il avait pour vocation une ouverture pluridisciplinaire pédiatrique et internationale. Il risque d’être transformé en... centre touristique. » Certes, en Slovénie, le passage au privé s’est effectué lentement. Les entreprises ont dû s’adapter aux nouvelles conditions bien avant que le Parlement ait réussi à voter une loi. La perte de l’essentiel du marché yougoslave, qui absorbait un tiers de la production slovène, et le raidissement des contraintes financières ont induit un recul de la production jusqu’en 1993 et un taux de chômage actuellement proche de 14 % (moitié moins selon la méthodologie du Bureau international du travail).
Vu sa taille, le pays est désormais très tributaire de son commerce extérieur, lui-même dépendant du marché occidental [5]. Entre 1992 et 1995, le pourcentage d’exportations destinées à l’Union européenne est monté de 61 % à 67 %, tandis que celui des importations en provenant grimpait de 60 % à 69 %. Les échanges avec les ex-Républiques yougoslaves ont diminué d’autant.
« Nous sommes plus dépendants sur le plan économique depuis que nous avons acquis l’indépendance politique, n’hésite pas à constater M. Joze Menciger, ancien ministre de l’économie du gouvernement issu des premières élections pluralistes de 1990. Dans le cadre yougoslave, nous avions notre mot à dire. Dans l’UE, ce n’est plus le cas. Mais nous n’avons pas le choix. » Cet ancien dirigeant du Parti démocrate a rendu son portefeuille en avril 1991 : le cabinet avait préféré aux siennes les propositions de M. Jeffrey Sachs, le théoricien américain des « thérapies de choc » à l’Est. « Je voulais fonder les privatisations, explique-t-il avec le recul, sur le passé autogestionnaire. Je défendais une approche gradualiste et décentralisée, prenant appui sur l’intérêt des travailleurs et des managers à conserver leurs entreprises. Je préconisais des crédits et tarifs préférentiels permettant aux salariés d’acheter leur entreprise — une formule mieux à même d’encourager un comportement responsable que la distribution gratuite. »
À cette approche, qui bénéficiait du soutien de la Chambre de l’autogestion - supprimée depuis - et de la gauche, le gouvernement de centre-droite préféra celle de M. Sachs. Rejetant tout vestige d’autogestion, celui-ci prônait la transformation rapide de la « propriété sociale » — qui était à tous et à personne — en « propriété de l’État ». Lequel devait ensuite transmettre ses parts à des fonds d’investissement chargés de distribuer gratuitement à tous les citoyens des coupons donnant droit à l’achat d’actions.
La loi finalement adoptée, après crise et élections, en 1993, représente un compromis entériné par tous les partis. L’État ne prend en charge, dans le cadre d’un fonds de développement, que la restructuration et la liquidation des entreprises qui sont en faillite. Gratuitement ou à des tarifs préférentiels, les travailleurs peuvent posséder jusqu’à 60 % des actions - non cessibles - des entreprises. Les citoyens en détiennent 20 % supplémentaires, sous forme de coupons donnant droit à des actions gérées par des fonds d’investissement privés. Et les 20 % restants sont répartis également entre le fonds de compensation des propriétés nationalisées après-guerre et le fonds de pension.
Il se trouve que, si tous les citoyens échangent les coupons qu’ils détiennent encore contre des actions, le nombre de celles-ci serait alors insuffisant. Les fonds d’investissement en profitent pour exiger la privatisation des infrastructures. « Leur logique, de court terme, est subordonnée à des lobbies politiques », estime M. Menciger. Mme Sonja Lokar, de la Liste unie des sociaux-démocrates [6], critique, elle, la gestion des entreprises privatisées : « Si les syndicats gardent un certain poids dans les négociations collectives organisées dans le cadre du conseil économique tripartite, au niveau des entreprises, les travailleurs ne sont pas défendus, et rien ne s’oppose aux licenciements. »
« Nous avons certes plus de chômeurs que la République tchèque, mais cela prouve que nous sommes plus avancés dans notre restructuration : chez nous, la majorité des entreprises se sont adaptées aux règles du marché », souligne, dans un parfait français, M. Janez Drnovsek. Premier ministre depuis 1992, il a été confirmé dans cette fonction après la victoire de son parti, le Parti libéral-démocrate (LDS), aux élections législatives de novembre 1996 [7]. Il lui faudra néanmoins surmonter l’« euroscepticisme » populaire qu’exprime son principal allié, le Parti national slovène. Bien sûr, les principales formations soutiennent l’adhésion à l’Union européenne — dont, paradoxalement, les conséquences sociales préoccupent plus la droite qu’une gauche obsédée par sa quête de reconnaissance libérale. Et pourtant la Slovénie profonde s’inquiète, à commencer par les paysans, qui craignent les conséquences de cette adhésion sur une agriculture à 80 % privée, dont les exploitations dépassent rarement 10 hectares. « Comme elle ne représente que 3,4 % de notre PIB, l’agriculture pose un problème plus politique qu’économique », répond le premier ministre, M. Drnovsek.
Le 10 juin 1996, la Slovénie a obtenu le statut de membre associé à l’Union européenne, après avoir levé tous les obstacles dressés par Rome, soucieuse des propriétés des Italiens ayant fui la Slovénie après-guerre. La Constitution, qui interdisait à des étrangers d’acquérir une propriété immobilière, a été assouplie en vue d’une pleine adhésion d’ici à 2001. En attendant, le chef du gouvernement se concentre sur l’adhésion à l’OTAN, pour laquelle il « souhaite le soutien de la France », après celui de l’Italie et des Etats-Unis. Ces derniers ont proposé, en décembre 1996, leur Initiative pour la coopération dans l’Europe du Sud-Est (ICES) aux ex-Républiques yougoslaves, mais aussi à la Hongrie, la Roumanie, l’Albanie, la Bulgarie, la Moldavie, la Grèce et la Turquie. Furieux, le président croate Franjo Tudjman a opposé une fin de non-recevoir. Réticents, mais sous pression, les Slovènes - comme les Hongrois - n’ont pas dit non. « L’envoyé américain, explique le journal Mladina, a souligné que ces deux pays se trouvent parmi les candidats à l’entrée dans l’Alliance atlantique et que leur coopération dans l’initiative faciliterait grandement la décision d’élargir l’OTAN [8]. » Ici, l’ICES passe surtout pour une OPA des Etats-Unis sur les Balkans afin, face à l’UE, de mettre la main sur ce marché de 150 millions de personnes.
Tant que la situation dans les Balkans ne se stabilise pas, les chances de l’ICES restent minces. Présentée comme une solution de rechange à l’UE, elle est même très mal vue dans la région. Toutefois, la Slovénie pourrait s’en servir pour exploiter sa position de passerelle entre le centre de l’Europe et les Balkans.
Mais la Slovénie s’interroge aussi sur son identité profonde, après la rupture avec le passé titiste. Catholiques à 80 %, ses habitants ne seraient pratiquants qu’à 16 %. Encouragée par le pape, l’Eglise cherche à reconquérir ces âmes perdues, après avoir — note Maja, journaliste de Mladina dans les années 80 — repris possession de... ses anciennes forêts. Cette restitution, décidée par le premier gouvernement chrétien démocrate, est si impopulaire qu’un référendum viendra vraisemblablement l’annuler. « Encore plus impopulaire est la prétention de l’Eglise à dicter aux gens leur mode de vie », ajoute Maja en faisant état des campagnes anti-IVG menées dans les écoles et de la tentative d’y réintroduire le catéchisme.
Plus délicate est, selon M. Peter Kovacic, l’opération visant à « lever l’hypothèque que représente la responsabilité de l’Eglise dans la seconde guerre mondiale et, dans le même mouvement, à dénigrer la lutte des partisans dirigée par les communistes ». Dans la partie du pays alors occupée par les Allemands et les Hongrois, les ecclésiatiques furent victimes, comme le reste de la population, de déportations massives : « Soixante mille personnes de Stajerska ont été envoyées en Serbie. Pour remercier les Serbes de leur accueil, nous organisions d’ailleurs chaque année un “train du souvenir” », se souvient Mme Anica Miklus Kos, dont la mère fut une de ces personnes déportées. En revanche, dans la partie dominée par les Italiens, notamment Ljubljana, « l’Église a assumé, rappelle M. Peter Kovacic, une politique radicalement anticommuniste qui l’a conduite à collaborer au point de bénir les domobranci, ces milices soi-disant patriotes qui prêtaient serment aux SS. »
Malheureusement, ajoute le dirigeant chrétien-socialiste, « les communistes eux- mêmes ont contribué à des basculements anticommunistes, en multipliant les exécutions sommaires d’ennemis réels ou présumés, en traitant tous les paysans comme des koulaks dès lors qu’ils avaient trois vaches et en mettant tous les curés dans le même sac... » Et de raconter comment son oncle, Anton Krzic, un ouvrier immigré en France, revint en Slovénie, en 1941, pour prendre part à la Résistance. « Quand les liquidations commencèrent, il s’opposa à cette politique au nom de la morale communiste. Il fut jeté vivant dans les fosses communes. » Cela aussi fait partie des comptes qui se règlent aujourd’hui...