Entre l’Union européenne et les Etats de l’ex-Fédération yougoslave, les grandes manœuvres commencent. Non sans mal, d’ailleurs. Les négociations d’adhésion avaient été bloquées avec la Croatie, à laquelle la procureure Carla Del Ponte reprochait son refus de coopérer avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Mais le grief a été enterré le 5 octobre 2005 avant même l’arrestation aux Canaries, le 8 décembre, du général Ante Gotovina, accusé de crimes contre l’humanité, pour permettre l’ouverture des négociations avec... la Turquie. La Macédoine a également acquis le statut de « candidat ». Bruxelles prépare avec la Serbie-Monténégro un accord de stabilisation et d’association, qui donnerait à Belgrade un statut de « candidat potentiel ». Ce même « statut » était refusé jusqu’au début d’octobre à la Bosnie-Herzégovine, pour « non-conformité » de la police de la Republika Srpska - l’« argument » a été abandonné pour faire accepter à cette dernière la renégociation de la Constitution issue, il y a dix ans, du compromis de Dayton.
« Le paradoxe de la situation dans les Balkans postyougoslaves, c’est que les pays qui auraient le plus besoin d’intégration européenne pour gérer leur multiethnicité sont précisément ceux qui sont le moins prêts pour elle, constate le chercheur Jacques Rupnik : essentiellement parce qu’il s’agit d’Etats en décomposition qui ne parviennent plus à contenir la violence organisée sur une partie de leur territoire et la déstabilisation de leurs voisins [1]. » De fait, toutes les anciennes républiques yougoslaves ont désormais un statut de (quasi-) protectorat, régi par des textes de nature constitutionnelle qui les placent - sauf la Slovénie et la Croatie - sous le contrôle des grandes puissances [2].
Origines d’un démantèlement
Quand fut remise en cause la propriété sociale autogestionnaire, la question de l’Etat était - paradoxalement pour les libéraux - devenue centrale : quel Etat, sur quel territoire, allait s’approprier les devises du commerce extérieur ? Mais surtout, comment gagner l’appui de populations attachées à leurs droits sociaux ? Les courants non nationalistes libéraux, qui soutenaient l’ultime premier ministre yougoslave Ante Markovic en 1989, voulaient que la remise en cause de l’ancien système sur des bases de compétition marchande et de privatisations se fasse au niveau fédéral. Cette logique fut défendue jusqu’en 1991, par le Fonds monétaire international (FMI) et les grandes puissances, hostiles à l’éclatement de la fédération - Allemagne et Vatican mis à part. Mais, pour les pouvoirs des républiques dominantes en Slovénie, Croatie et, de façon différente, en Serbie, c’est le dépeçage de la Fédération qui était à l’ordre du jour : la consolidation de ces Etats était un indispensable préalable aux privatisations pour que celles-ci se réalisent à leur profit.
La Slovénie préparait déjà sa monnaie avant de quitter, en 1991, le bateau qui coulait. Certes, contrairement aux autres républiques, elle ne comportait pas de forte minorité nationale. Mais ce n’est pas suffisant pour avoir un Etat prospère... La Slovénie fut, de tous les pays se réclamant du socialisme, celui qui appliqua le moins les préceptes libéraux au cours des années 1990 [3] : les résistances politiques et sociales initiales aux privatisations y étaient proportionnelles aux acquis de l’ancien système - niveau de vie élevé, 2% de chômeurs à la fin des années 1980 (contre 20%, par exemple, au Kosovo). Et L’Etat slovène n’a pas cherché à réduire les salaires et les impôts sur le capital pour attirer les capitaux étrangers au cours de la décennie 1990, en dépit des pressions de la Commission européenne...
Toutes les autres républiques étaient, comme la Yougoslavie, multinationales - et moins développées. La gestion bureaucratique du système avait engendré des gaspillages et encouragé le chacun pour soi, ce qui creusait les écarts de niveau de vie. La paralysie puis l’éclatement de la Fédération confrontèrent partout les communautés minoritaires aux politiques d’Etat imposées par la « nation » localement dominante, laquelle cherchait à consolider et, si possible, à élargir « son » territoire [4] et sa légitimation sur des bases nationalistes, au détriment des protections solidaires. Pis : au tournant des années 1990, les modifications des Constitutions entérinèrent des régressions de statut pour les communautés minoritaires. Et c’est pourquoi celles-ci boycottèrent ces révisions constitutionnelles.
Confrontées aux déclarations d’indépendance, les grandes puissances cherchèrent à « contenir » l’embrasement sur la base d’un seul critère (présenté comme « principe ») : le maintien à tout prix des frontières des républiques, une fois la dissolution de la Fédération reconnue comme partie intégrante du droit à l’autodétermination... Mise en place sur demande de la Communauté européenne, la commission présidée par le juriste Robert Badinter émit un avis favorable à la reconnaissance de l’indépendance de la Slovénie et de la Macédoine (où les partis albanais étaient associés au pouvoir). Elle engagea, en revanche, à la prudence face aux conflits en cours en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Il est vrai que le droit international ne comportait aucun « modèle » répondant aux questions posées. L’association de toutes les communautés concernées aurait dû prévaloir pour un traitement systématique et égal des questions nationales... Il n’en fut rien.
C’est ainsi qu’on poussa la Bosnie à organiser un référendum d’indépendance, dans l’espoir que ce dernier éviterait la guerre. Mais il fut boycotté massivement par les Serbes - pas par les Croates, Zagreb ayant choisi de ne pas annoncer publiquement sa volonté de construire un Etat séparé : l’Herceg-Bosna, symétrique à la Republika Srpska des Serbes... Et les puissances européennes, à l’instar des Etats-Unis, fermèrent les yeux lorsque la Croatie réduisit la population serbe à moins de 5 % au cours de l’été 1995. Les uns et les autres mirent en œuvre au cas par cas les « principes » - évolutifs - de la Realpolitik : il s’agissait de « contenir » les explosions (par des « plans de paix » évitant de s’engager dans les conflits) et de s’appuyer sur les Etats forts de la région (comme à Dayton) tout en cherchant à faire avancer les objectifs géostratégiques de l’heure : une politique de pompier pyromane...
Quand l’Allemagne décida de reconnaître l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie, l’Union européenne se comporta en grande puissance en quête de « politique extérieure commune » : elle s’aligna, en janvier 1992, sur le choix allemand. Les Etats-Unis restèrent d’abord à l’écart, se réjouissant des difficultés européennes et onusiennes. Ils exploitèrent ensuite la crise en Bosnie, puis au Kosovo, pour assurer la redéfinition et le redéploiement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) après la dissolution du pacte de Varsovie (1991), sans pour autant s’engager au sol dans des conflits. La protection des populations, le respect et les droits des peuples étaient le cadet de leurs soucis.
A la conférence de Rambouillet, en février 1999, Belgrade soutenait les plans européens d’autonomie du Kosovo, contestés par les indépendantistes albanais. A l’inverse, les Serbes refusaient la présence au sol de l’OTAN, espérée par les Albanais [5]. Plutôt que de reconnaître l’échec de la première phase de leur « table ronde », qui n’avait pas permis de véritable rencontre entre Albanais et Serbes, les gouvernements européens misèrent sur la politique « musclée » de la secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright, qui elle-même misait sur l’Armée de libération du Kosovo (UCK). Après trois mois de guerre, la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies établit le cessez-le-feu. Mais, comme les accords de Dayton, elle comportait des contradictions qui demeurent entières à ce jour : l’Alliance atlantique avait préservé son unité (cependant fragilisée, comme l’étape suivante, en Irak, le montrera) ; les Etats-Unis avaient pu établir une vaste base militaire à Bondsteel (dénoncée aujourd’hui comme le Guantanamo local) ; mais le Kosovo, loin de devenir indépendant, était à la fois sous protectorat et province yougoslave.
Six ans plus tard, Washington a obtenu ce que M. Slobodan Milosevic lui avait refusé : le ministre des affaires étrangères Vuk Draskovic a signé, le 18 juillet dernier, un accord ouvrant le pays aux troupes de l’OTAN « jusqu’à l’achèvement de toutes les opérations de soutien à la paix dans la région des Balkans, à moins que les parties en décident autrement [6] ». Toutefois, Belgrade - contrairement aux Albanais du Kosovo - peut aussi se réclamer d’une résolution qui maintient le Kosovo dans le cadre de l’ultime fédération entre la Serbie et le Monténégro... Et c’est pour préserver ces frontières - en « sauvant » la résolution 1244 - que, enlevant sa casquette OTAN pour mettre celle de l’Union européenne, M. Javier Solana a fait en sorte que le Monténégro demeure au sein de la Yougoslavie dirigée par M. Kostunica après la défaite de M. Milosevic en décembre 2000. Baptisé par les Serbes « Solanie », le compromis bancal pour maintenir un Etat de Serbie-Monténégro dans lequel Belgrade réaffirmait le Kosovo comme « province serbe » n’a rien résolu : ce statut reste plus que jamais irrecevable pour les Albanais - ce qui ne légitime pas en retour leur appropriation de la province sur le dos des non-Albanais.
Alternative confédérale
En réalité, au Kosovo comme en Bosnie, les institutions militaires et civiles du protectorat s’enlisent, faute de favoriser le « vivre ensemble » multiethnique et donc la responsabilisation des populations. Craignant un effet domino, les Occidentaux ont généralisé le système des protectorats, doublé d’un traitement hétérogène des droits.
Ainsi la Macédoine est-elle le seul Etat où, en vertu de la modification de la Constitution de 1991 suite aux accords d’Ohrid de 2001, un principe de double majorité - citoyenne à l’échelle du pays et nationale pour les communautés, indépendamment de leur nombre et de leur localisation spatiale - permet aux Albanais de faire obstacle à des mesures qu’ils jugent menaçantes [7]. Une présence plus importante des Albanais dans les institutions comme la police, la gestion mixte des administrations locales et la promotion de l’albanais, notamment à l’université de Tetovo, ont favorisé un climat d’apaisement. Encore faut-il trouver du travail, dans sa langue ou dans une autre... Comme toutes les sociétés confrontées aux politiques néolibérales, la Macédoine connaît une crise sociale de plus en plus sérieuse, et un grand écart entre les populations et leur représentation politique. Là réside la faiblesse des accords d’Ohrid, en dépit de leurs acquis. La Macédoine rejoint sur ce plan la règle générale.
Combinée avec la recherche de liens confédéraux ou fédéraux entre voisins, la relativisation des frontières par l’augmentation des droits sociaux et nationaux à l’intérieur de chaque Etat a été, dans les Balkans, une orientation alternative avancée dans le passé. Elle demeure toujours actuelle [8]. Un cadre européen fondé sur ces principes pourrait la favoriser. Mais celui de l’actuelle Union, avec ses réductions budgétaires, alors même qu’elle s’élargit, est au contraire explosif.
- Jean-Arnault Dérens, « Le précédent contesté de l’intervention au Kosovo », février 2003.
- Gabriel Kolko, « Kosovo, succès militaire, défaite politique », novembre 1999.
- Dossier : « Guerre dans les Balkans. Interminable démantèlement de la Yougoslavie », mai 1999.
- Thomas Hofnung, « La Bosnie à l’heure du « ni guerre ni paix », septembre 1998.
- Svebor Dizdarevic, « Quand l’alliance atlantique se substitue aux Nations unies. Bosnie, la paix sans la démocratie », janvier 1996.
- Catherine Samary, « La communauté internationale face à la guerre civile en Yougoslavie », septembre 1991.